Quand soudain !
L’absence inopinée d’un agent ferroviaire et le retard excessif qui en résultait l’avait résolu au seul choix possible pour rejoindre son bureau dans un délai acceptable : prendre la voiture. Il était attendu pour co-animer une présentation avec la vice-présidente de la commission européenne des énergies renouvelables, autrement dit, ce n’était pas le bon jour pour être en retard ! De nature prévoyante, il avait deux heures et demie d’avance avant l’arrivée des membres du conseil d’administration et des financeurs.
Il rebroussa chemin jusqu’à sa résidence en un temps record, vérifia dans l’ascenseur qui le menait au parking sa tenue - trentenaire à lunettes, début de calvitie qu’il dissimulait tant bien que mal, silhouette svelte, costume décontracté foulard gris - et élança sans perdre un instant son bolide - une honorable familiale de seize ans - sur la nationale en direction de Lille.
L’idée de prendre l’autoroute l’effleura quelques millièmes de secondes avant de retourner au néant. Cette voie était totalement exclue s’il voulait arriver à bon port illico presto. Quand la circulation était fluide, les dix-neuf kilomètres qui le séparaient de la capitale du Nord se faisaient en trente minutes maximum. Mais allez savoir pourquoi ?! le mardi et le jeudi étaient propices aux ralentissements. Il se souvenait d’une fois où il avait mis près de deux heures pour arriver !
Quand il fut bien inséré dans la circulation, il réveilla par un ordre vocal son smartphone, cadeau de Noël d’un administrateur qui en avait eu assez de le voir utiliser son téléphone qui datait de Mathusalem. Ce n’est pas tant qu’il ne gagnait pas bien sa vie pour s’offrir un modèle dernier cri, simplement, il n’en avait jamais vu l’utilité. Dorénavant, ce bijou technologique était une extension de sa personne, un assistant ultra personnel dont il ne parvenait à se défaire de l’emprise que deux mois dans l’année : juillet et août quand ses supérieurs étaient eux aussi en vacances. Mais passons. Notre homme roulait à quatre-vingt kilomètres heure sur la nationale en se faisant la réflexion que la route était bien chargée. Rien d’étonnant à cela puisqu’on était un jeudi ! C’était d’ailleurs une chance, car malgré la fréquentation, la voiture avalait rapidement les kilomètres vers sa destination.
Il commanda à son smartphone d’appeler Nathalie, l’assistante de la vice-présidente – j’espère ne pas la réveiller… – j’espère qu’elle est réveillée ! – qui décrocha au bout de la troisième sonnerie.
- Bonjour, c’est monsieur Guillaume. Pouvez-vous transmettre à Mme Werquin que j’arriverai un peu plus tard que prévu ? Un problème de train… J’ai pris la voiture… Pas d’embouteillages heureusement…
Temps de silence. Puis une voix mal assurée raisonna dans l’habitable :
- Euh oui, d’accord. C’est entendu. Un peu plus tard que prévu, vous pouvez être précis ? Madame Werquin aimerait rebriefer avec vous avant l’arrivée des élus.
Pas étonnant, la vice-présidente était connue pour être anxieuse et tendue à chaque fois qu’elle devait prendre la parole en public. Tandis que ses pensées s’attardaient sur sa supérieure, son pied droit par automatisme lâcha la pédale de l’accélérateur et freina en réponse aux feux stop de l’Audi qu’il suivait.
En un rien de temps, la circulation s’était densifiée sur les deux voies.
- Monsieur Guillaume, vous êtes là ?
- Oui, désolé. Il y a un bouchon. Je … Il reste dix kilomètres à parcourir, j’espère que ça ira vite… Excusez-moi auprès de madame Werquin, s’il vous plaît. Dites-lui que si elle veut m’appeler pour discuter de la présentation, je peux tout à fait débriefer en vocal. A toute à l’heure !
Il mit fin à l’appel en pestant. Il avait encore du temps. Il n’était pas en retard. Mais plus il décalait son arrivée, plus le niveau de stress de sa supérieure grimperait… Il valait mieux pour lui, pour le conseil d’administration et les financeurs que madame Werquin garde son calme. S’il avait le temps, avant d’arriver, il passerait lui prendre un café … Mauvais idée, pas de café, elle était déjà bien énervée comme ça.
Il fit la grimace. Sa vitesse avoisinait les soixante kilomètres heure, trente kilomètres heure… Bientôt, il roula au pas. D’un geste brusque, il protesta en frappant le milieu de son volant, ce qui eut pour effet de déclencher le klaxon. Pardon tout le monde, ce n’était pas ce que je voulais faire…
Il alluma la radio et chercha une station d’information sur le réseau routier. Il en capta une qui annonçait qu’un accident de grande envergure s’était produit sur l’autoroute occasionnant de nombreux encombrements sur les routes alentours pour rejoindre la métropole lilloise.
La file de gauche semblait avancer plus vite. Il actionna son clignotant gauche… et se ravisa. Aucun autre « pressé de la vie » n’allait le laisser s’insérer. Ça ne roule pas plus vite à gauche, c’est un effet d’optique. Quelques minutes plus tard, il dû ralentir encore et lever le frein à main. Plus aucune voiture ne roulait et chose étonnante – ou non, dans le sens inverse, même topo. Malgré la fraîcheur printanière, les carreaux baissés, les automobilistes à l’arrêt s’interpellaient.
- Vous savez ce qu’il se passe ?
- Un accident ?
- Un camion renversé, non ?
- Encore un qui s’est endormi, qui allait trop vite, pas assez vite, qui a trop bu …
Les hypothèses allaient bon train.
Et puis enfin, la circulation repartie, doucement. Tout doucement.
Il se demanda s’il parviendrait à passer la deuxième vitesse… cinq, puis dix kilomètres heure, vingt ! puis dix et cinq… Pas question de céder à l’agitation, il devait rester calme, patient et à un moment, la situation allait bien finir par s’améliorer. Pourvu que ça ne prenne pas des plombes.
Il ordonna vocalement l’ouverture d’une application de navigation et invita le programme à lui proposer des alternatives. Prochaine-sortie-à-siss-kilomètres. Cela le faisait toujours sourire lorsque la voix numérique prononçait le x de six en double s. Mais pas cette fois. Il changea de station radio et écouta un peu de musique classique. Pas de stress. Tout vient à point à qui sait attendre. Tu n’es pas encore en retard. Dix kilomètres heure, vingt ! puis dix…
La sonnerie du smartphone se mit à chanter. Un numéro inconnu était affiché. Il devina tout de suite de qui il pouvait s’agir. Bingo ! Madame Werquin, de sa voix à haut débit demanda s’il était bien arrivé, puis quand est-ce qu’il comptait arriver ? et ensuite :
- On peut débriefer maintenant ? Je voudrais revoir les projets en rapport avec l’architecture bioclimatique et les différents label éco-énergie… et la structure…
Elle annonça également que tout était en place et qu’il était important qu’il arrive pour accueillir les participants de la réunion. Tout en parlant, elle informa qu’elle se saisissait du dossier pour avoir les éléments sous les yeux. Si c’était possible, il aurait répliqué que lui avait le coffre d’une Audi en vue, mais être ironique n’allait pas améliorer la situation. Il visualisa le powerpoint qu’il avait maintes fois travaillé et remercia intérieurement sa mémoire photographique.
Ils étaient en train de reprendre les étapes clés de la présentation quand soudain, un brouillard épais s’installa rapidement sur la nationale. Un instant plus tard, il n’y voyait pas plus loin que le capot du bolide. Il freina d’une manière abrupte et aussitôt, un heurt violent le bascula vers l’avant ce qui déclencha l’air bag, suivit d’un deuxième heurt un peu moins violent, d’un troisième beaucoup moins violent et un quatrième qu’il ressentit à peine. Il imagina très bien la scène, les automobiles de sa file, à la manière de dominos s’étaient toute emplafonnées les unes dans les autres. Son véhicule qui n’avait pas pu échapper à la tension, avait gentiment entrechoqué l’Audi. Et merde !
Que ce soit par le parebrise avant, dans le rétroviseur central, à droite ou à gauche, rien n’était perceptible, sinon ce brouillard venu de nulle part. Il était aveugle. Son audition, elle par contre, était saturée de fracas de taule froissée, de portières qui claquent, de klaxonnes qui klaxonnent, d’hommes et de femmes agitées qui s’époumonaient désemparés.
Brusquement, il se sentit oppressé. Il descendit sa vitre à la recherche d’air. Respira. Essaya de se calmer. En vain.
- Enfin, Guillaume ! Vous m’entendez ? Vous êtes là ?
La voix agacée de madame Werquin – elle l’avait appelé sans son titre tout de même – le ramena à la réalité, si toutefois, c’était la réalité. Il répondit un oui peu assuré et fit un rapide état des lieux. Il s’apprêtait à commenter la situation quand soudain, une détonation éclata au loin. La voiture eut un soubresaut. Les vitres éclatèrent. La radio mourut. Le moteur s’arrêta. L’écran du smartphone s’éteignit. Tout cela dans le même instant. A l’extérieur, il devina une envolée paniquée d’oiseaux juste avant de ressentir la première secousse. Que se passe-t-il ?! La terre trembla plusieurs minutes dans un grondement assourdissant. Depuis quand la métropole lilloise était sujette au tremblement de terre, si s’en était un ?
De sa vie, jamais il n’avait eu aussi peur. Attaché à son siège par la ceinture de sécurité, son corps bringuebala d’un côté puis d’un autre. Le vacarme retentissant de – qu’est-ce qui se passe ? – l’évènement, recouvrait les cris affolés de ses voisins de fortune.
Soudain, les tremblements cessèrent. Tout ankylosé, il replaça ses lunettes qui étaient de travers et se réinstalla avec souffrance dans le siège conducteur. Il entendit le vent arriver et aussitôt, il plaqua ses mains contre ses oreilles et se recroquevilla. Des violentes bourrasques percutèrent le flanc du bolide qui accueillit cette étreinte avec difficulté. Le souffle balaya l’habitacle avec rage. Après quelques dizaines de secondes, les rafales perdirent en intensité. Le vent était parti, emportant avec lui l’étrange brouillard.
La scène dévoilée, comme un rideau de théâtre qui se lève, avait des airs d’apocalypse.
Beaucoup de voitures fracassées formaient des piles verticales. Mais plus étonnant encore…Un nouvel élément composait le paysage. Dans l’horizon habituellement plat – hormis l’existence des emblématiques terrils – se dressait un mur rocheux de grande envergure dont l’extrémité n’était pas visible. Et sa largeur allait d’un côté à l’autre de l’horizon !
- Est-ce que vous voyez ça ? demanda-t-il aux automobilistes qui comme lui émergeaient de leur véhicule abîmé. Est-ce que … Qu’est-ce que … Comment vais-je faire pour rejoindre Lille avec …ce truc ?
- Mon Dieu, souffla une femme tout échevelé en désignant un endroit précis du mur – aussitôt, elle fit le signe de la croix.
Un avion de ligne s’était brisé contre la paroi rocailleuse. On voyait nettement l’impact. Une fumée dense se dégageait des décombres. C’était peut-être cette collision qui était à l’origine de l’explosion !
Tandis que ses pensées tournaient à plein régime, elles furent soudain interrompues par l’arrivée d’un oiseau peu commun qui se posa sur le toit du bolide. Son crâne était rectiligne et allongé et sa mâchoire pourvu de fines dents coniques. Je suis en train de rêver ! La bête piailla.
Notre homme reconnaissait la créature mais n’osait affirmait sa nature. Il observait. Il détaillait. La bête avait l’air vraie et pourtant, elle appartenait à une autre ère, cent cinquante millions d’années exactement.
Au deuxième piaillement, il prit ses jambes à son cou convaincu qu’il avait sombré dans la folie.
Avec toutes les pressions dûes au monde professionnel – bien qu’il essayât de tout prendre à la cool – il était peut-être victime d’une dépression ! D’un burn-out ! qui se traduisait par cet évènement complètement bizarre, insensé… oui, c’était peut-être ça, son inconscient dressait un mur entre lui et Lille, son bureau…
Il ferma les paupières, inspira et expira longuement pour faire le vide, retrouver son calme, sa raison. Il se remémora ce que lui disait sa mère quand il était petit. Là, paupières closes. Tu comptes jusqu’à trois et quand tu les rouvriras, le cauchemar aura disparu. Un. Deux. Trois.
Le ptérodactyle fond sur sa proie !
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