Électrochocs
Tenir, survivre, continuer. Alors j’ai commencé à me moquer des erreurs que les gens commettaient, mon ton est devenu acide, sarcastique, j’étais intraitable, je ne pardonnais plus la moindre erreur, car les erreurs, ça tue. Ma famille ne fût pas épargnée par mon changement. Ma mère me surnomma « humanité zéro », et cela me fit mal. Premier électrochoc. Premier rappel à l’ordre. « Humanité Zéro », tout ce que je ne voulais pas être… Je m’étais tellement éloignée de moi.
Le deuxième électrochoc est arrivé par un autre canal, insoupçonné, inattendu. Il fût douloureux, bien plus que le premier. Mon cœur s’était attaché à quelqu’un, passionnément, sans aucune critique ni restriction, sans aucune méfiance, à corps perdu. Ce quelqu’un partagé mon univers de blessés, de malades, d’examens. Et lui aussi avait le cœur gelé, je me semble. Il me quitta sans sommation, sans précaution. Et je sentis mon cœur se briser dans ma poitrine, s’éteindre dans les jours qui suivirent. Je tombais en chute libre, je me suis étreinte. Je vécus dans un vide sans couleur, sans lumière, sans limite pendant de longs mois. Mais peut-être était-ce nécessaire pour se reconstruire. Cette épreuve a fait éclater le blindage, mon cœur était à nu, écharpé, brulé vif, en mille morceau mais sans armure.
Troisième électrochoc. Par hasard ou par choix, je fis un stage en psychiatrie pendant que je vivais en pilotage automatique. Je me souviens avoir été surprise qu’on m’y appelle par mon prénom. Je me souviens m’être présentée comme « l’externe » et qu’on m’est répondu « très bien, mais quel est ton nom ? ». Aucun de mes maitres de stage ne me l’avait jamais demandé. Je vous l’ai dit à l’hôpital, on se fout de l’identité, elle est comme une étiquette encombrante, surtout si l’on est que de passage. Dans ce service, dans cette spécialité, nous parlions vraiment aux gens, nous les écoutions vraiment. Je me rendais compte que les gens avaient quelque chose à dire si on leur en laissait l’occasion. Ils étaient malades, nous avions le savoir mais uniquement de la technique, ils savaient ce qui était bon pour eux, ils étaient les experts d’eux-mêmes. Je renouais avec mes valeurs profondes, mes croyances. Ici, on a pu me dire que j’avais le droit de ressentir, d’être émue par l’histoire d’un patient, que ces conneries de neutralité bienveillante n’existaient pas. J’avais le droit d’être humaine et médecin. Petit à petit, mon cœur s’est remis à battre, à écouter le rythme de ces voisins, à essayer de se reconnecter au monde, aux autres. J’ai appris à revoir l’humanité en chacun, à croire à nouveau qu’en chacun de nous se cache une bonne raison d’agir tel que nous le faisons. Et si parfois, je perds mon chemin, si mon cœur se blinde à nouveau, je me pose, et je tente de l’aider à poser les plaques de fer, à souffler, à retrouver son flux, son rythme, sa cadence.
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