Minuit Texas

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Out among the Stars**

 Minuit. L'vieil auto-radio crachote Johnny Cash. ’Core une journée qui se termine, une aut’ qui se profile dans la nuit éclatante. L'vieux Jimmy commence à fermer boutique. Ras les santiags ! L'a mal au dos, mal aux jambes, mal aux pieds et mal à la tête. Trente ans qu’tient la même échoppe, avec les mêmes horaires, les mêmes rayons, les mêmes clients... Les mêmes poivrots qui s'pointent vingt minutes avant la fermeture pour finir d'se miner la tronche. S’demande même souvent comment y réussissent à conduire jusque-là ; malgré le peu d’obstacles sur la route, n’est jamais à l’abri d’un cactus un peu téméraire… Jim raccrocherait bien la casquette ; à peine soixante ans et l’a d’jà le corps d’un vieillard croulant. La vie ça cabosse. L’aimerait bien couler ses vieux jours auprès d’sa femme, à profiter d’la vie qu’lui reste. Mais c’t’à peine si leurs économies leur permettraient d’survivre quelques mois...

 Dans ses pensées, Jim fouille les poches de son jean, un Levi's aussi crevé qu’lui. Quand l’trouve enfin ses clés, l’aperçoit des phares illuminant le parking. L’homme suspend son geste et s’en va vers l'ombre sortant d’une vieille Dodge déglinguée – rouge a priori, mais difficile à dire à la lueur de la lune. ’Core un ivrogne qu’vient chercher le réconfort qu’lui a pas donné sa mère ! Mais le type a pas l’air bancal, juste un peu paumé et tremblant… À quelques pas, voilà qui distingue l’un d’ces garçons sortis de l’adolescence, tout fébrile, aux allures de James Dean, panoplie jeans et t-shirt blanc : « Fiston, j’suis ben désolé mais j’suis fermé, demain treize heures qu’ça rouvre ». L'gamin prête pas attention et s’avance vers l’entrée, ’décroche pas un mot, soutient pas son r’gard ; l’est tout paniqué. Jim reconnaît dans ses yeux la détresse qu’mène aux conneries.

  « Écoute p’tit, retourne-t-en dans ta caisse, j’cherche pas d’ennuis ! » lui lance-t-il en levant les deux mains bien haut, calmement... C’est pas la première fois qui s’fait braquer, 'va pas jouer les héros pour quelque centaines de dollars, même si l’jeune homme est pas bien menaçant. Y’a Rosie, et puis la maison, et puis la clôture à repeindre..., elle s’en sortirait pas, la Rosie, sans lui.

 Le type s’approche et lui fait signe de s’barrer, l’insiste pas ; traverse la route. S’en va appeler la patrouille. Jim s’presse pas... ‘Sait bien qu’si le p’tit s’est pas tiré avant qu’z’arrivent l’est bon pour la morgue... Des cow-boys. Y’a vingt ans y’aurait mis un plomb lui-même ; faut croire qu'le temps ramolli l'cœur. Y’a vingt ans..., ça lui paraît une aut’ vie… Comment qu’on arrive à aller braquer une boutique pour trois sous ? Ça vaut pas la mort ; non ; ça vaut pas une balle au milieu du front ou plein cœur ; c’est qu’sont doués pour la gâchette les pigs ! 'Visent toujours avec une précision indécente, 'visent toujours pour tuer. Comme s'y butaient pas un homme mais leurs démons, leurs peurs, balayant d’un coup de feu les écueils de leur propre vie. L’est visible, la hargne, la haine incandescente dans leurs yeux. Quels mensonges y s’racontent le soir en embrassant leur femme et leurs mioches ? Qu'y protègent la nation ? Bullshits !

 Le monde s’acharne sur les âmes en peine, qu'en peuvent plus de l’existence et qui recherchent sur la route un nouveau départ, un nouvel horizon. Une destinée moins foireuse qui leur tendrait la main pour les sortir de ce merdier qu’est leur vie, qu’effacerait les cicatrices, allégerait leur fardeau, expierait leurs fautes. Les voyageurs qui, sur la route, cherchent des détours à leur réalité. Aucun doute que l’James Dean fait partie d’ces gens-là ; son regard vide et désespéré l’ont convaincu. Si les cow-boys arrivent avant son départ, on l’saura bien assez tôt. Son corps étendu dans les salons d’tout l’état : crévera en direct live sur le petit écran ! Devant des familles entières à observer fièrement la vie se faire la malle, et des connards en uniforme glorifiés pour leur courage, leur bravoure sans égal ! Pis dans son canapé, le père versera ses larmes dans un whisky on the rocks. Quelques larmes pour son fils et les aut’ voyageurs solitaires, volant enfin parmi les étoiles comme les aigles nocturnes...

 Jimmy foule de ses Justin* en cuir le sable qui s’éparpille en nuage poussiéreux. La nuit est claire. L’enseigne du Joe’s Motel clignote, l’néon rouge grésille ; « vacancy » s’lit par à-coups. Joe est toujours debout : l’bureau est éclairé. La clochette retentit lorsque Jim pousse la porte, l’vieux gérant remonte le nez d’son registre, les lunettes de traviole. « Oh Jim ! T’es pas encore chez toi ? À cette heure ?! » Jimmy s'essuie l’front d'un revers de bras, tandis que l'aut’ lui sert un verre. « Je dois passer un coup de fil si ça t'ennuie pas ?! ». Joe tend l’téléphone filaire, puis les sonneries s’suivent, patientes, avant d'être coupées : « Allo ? » - « Rosie. C'est moi, j’vais rentrer tard, j'suis chez Joe. J’vais fermer la boutique quelqu’jours, j’vais enfin m'occuper de la clôture. »

** Out among the stars, chanson de Johnny Cash, de l'album posthume éponyme

* Justin : marque texane de santiags

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