Chapitre 3
Reprenons : Patrice, en partant ainsi, bien trop tôt, bien trop vite, tu as emporté avec toi tous les mots. Les tiens, les nôtres et surtout les miens. Tu nous laisses…
C’est pourtant simple à retenir. Basique, même. Pourtant, je vais me résigner à lire le texte directement sur mon smartphone. Pour éviter de bafouiller. Qu’est-ce que tu dirais en me voyant, en ce moment, avec cette peur de perdre mes moyens ? Tu m’as suffisamment coaché pour ça. Tes règles de parfait orateur sont toujours gravées en moi, tu sais : « toujours rester concentré, ne pas se laisser envahir par ses émotions ». Mais aujourd’hui, c’est plus facile à dire qu’à faire ; d’autant quand ces dires viennent de celui qu’on honore. C’est une véritable épreuve pour moi, Patrice.
La salle aux larges baies vitrées n’est pas suffisamment grande pour accueillir celles et ceux qui se sont pressés pour te rendre un dernier hommage. Les portes du funérarium, finalement, resteront ouvertes. Tu devrais voir le monde qui s’est rassemblé pour toi. En entrant tout à l’heure, j’ai même salué la grosse Josie dont les yeux roulent dans tous les sens et trahissent sa satisfaction d’être ici. Dès demain, elle ira de bureau en bureau pour faire comprendre qu’elle faisait partie des invités avant d’annoncer un préavis de grève. Ma dream team est évidemment au rendez-vous, terrassée par la nouvelle ; Franky, le visage tiré, Lindsay et Marie-France, qui s’épongent pudiquement les paupières et Charles qui semble combattre la gueule de bois de sa vie. Au fond de la salle, j’ai cru reconnaître tes potes journalistes, avec qui tu entretenais des rapports de confiance et de respect. J’ai vu ceux de l’Innovation aussi et puis Natacha, forcément, installée à deux chaises de moi. La belle inutile s’impose une fois de plus. Même ici.
Je lui fais un signe de tête discret pour lui montrer que je l’ai vue. La voilà soulagée. Elle va pouvoir cesser de me scruter pour obtenir de ma part un signe d’attention. Décidément, son côté « nunuche » ne la quittera jamais, pas même aujourd’hui. Mais pour une fois, la miss n’a pas le sourire aux lèvres. Par delà les fonds de teint et mascaras, une mine triste et sincère s’impose à son doux visage. Masque de circonstance que nous portons tous.
Tu vois, les principales figures de l’entreprise sont réunies en ce jour, Patrice. Non seulement pour te rendre un dernier hommage, mais aussi pour m’écouter, reprendre mes propos, les commenter et les interpréter jusqu’à les déformer. Et si cet exercice fait partie du job, là, je suis aussi face à tes proches. C’est surtout à eux que je pense. Comprendront-ils ma réserve à ne pas étaler mes sentiments en public ; devant mes équipes, de surcroît ? Je me suis tenu à ce discours, professionnel et maîtrisé, humain, mais pas fragile, respectueux sans être froid. Un texte équilibré comme tu savais les écrire, Patrice. Puisse-t-il être accepté par ta famille et tes amis qui se tiendront devant moi dans un instant. Je les connais si peu, finalement.
Hormis Laurence, ta femme, terrassée par le chagrin, tout comme tes deux enfants, qui sont ces autres personnes à leurs côtés. Ta famille ? Tes amis ? Je ne pense pas les avoir déjà croisés. Je me serais souvenu de ce grand brun blafard, à peine plus haut que moi, à droite de ta femme. Il semble aussi peiné qu’elle et sort frénétiquement un texte de sa veste pour le ranger aussitôt. Il doit s’adonner au même exercice que moi : connaître le mieux possible ce dernier hommage pour en paraître le plus digne possible. Dans quelques instants, quand la musique d’ouverture cessera, le temps des discours commencera. J’irai alors jusqu’à ce pupitre, aux côtés du maître de cérémonie. Je poserai sûrement la main sur ton cercueil avant de prononcer ces derniers mots, face à mes employés, face aux tiens, et à travers toute cette assemblée, face à toi, Patrice.
Je n’ai donc pas droit à l’erreur. Pas aujourd’hui. Jusqu’à hier soir, j’ai cru que cette cérémonie ne serait qu’une parmi d’autres. Oui, j’ai osé penser cela. Même pour toi. Il me fallait une garantie pour que ce soit suffisamment bien écrit. Il m’aurait fallu du temps, beaucoup de temps pour rédiger ce que je tiens là et comme tu le sais, avec moi, il faut que les choses aillent vite et bien. Alors, par facilité — par manque de courage aussi — j’ai renoncé à retrousser mes manches, à pousser mon agenda pour faire ce que tu savais faire mieux que quiconque : écrire un texte adapté à la situation. Je me suis contenté d’aller dans ma boîte mail. En relisant mécaniquement nos derniers échanges, je suis tombé sur ton message d’août dernier. La pièce jointe qu’il contenait était un texte que tu avais rangé dans le dossier des « viandes froides » pour reprendre les termes des journalistes qui te plaisaient tant. Un discours funéraire pour notre Fabrice bien aimé, bien fragile aussi. Un discours élogieux que nous avions écrit à quatre mains et que j’ai imprimé hier.
Ce n’était pas la première fois qu’il nous faisait le coup, le Fab, mais cette fois-ci, on avait vraiment cru que son heure était venue. L’éditorialiste star avait fait une nouvelle attaque. Tu m’avais dit « S’il s’en sort encore, sans ironie, je pense qu’il faudra malheureusement conserver ce doc. Le Fabrizio, il va bien finir par partir, comme nous tous. Tu peux être fier de toi : j’ai pas rajouté grand-chose à ton texte de départ. J’ai juste reformulé, changé quelques mots et, j’avoue par manque de temps, j’ai même pioché une formule sur le net. Elle lui va comme un gant ! Et on a de la chance : il n’y a pas de copyright pour les discours funéraires. Au final, on a un petit discours professionnel et maîtrisé, humain, mais pas fragile et respectueux sans être froid ! Tu peux pas faire plus efficace pour faire honneur au grand bonhomme. Tout ce dont on a besoin dans ces moments-là. »
Puis, l’info est tombée la veille de ton décès : après un triple pontage, le vieux Fabrice était de nouveau sur pied.
Alors, je t’ai écouté. J’ai conservé ce texte, même s’il ne lui sera pas dédié.
Mais il aurait été dommage qu’il ne serve à rien.
Finalement, c’est peut-être le meilleur hommage que je puisse te faire d’utiliser notre dernière collaboration pour tes obsèques. J’aurais ta partition sous les yeux, posée sur le pupitre. Ça m’évitera de faire une fausse note. Et puis, ce sera un clin d’œil à nos débuts, ma première prise de parole publique en conseil d’administration, ton premier coaching : « N’aie pas peur de ces mots. Quand ils sont lus, ils ne sont plus à l’auteur, mais à l’orateur qui doit, à son tour, les partager au public. Ils t’appartiennent désormais. Imprègne-t’en, exploite ceux qui te semblent pertinents. Mieux vaut t’inspirer et t’exprimer librement sur ce que tu lis ou ce que tu vois, plutôt que d’ânonner un texte qui, au fur et à mesure de la lecture, se videra de tout sens ».
Je ne compte plus tes conseils avisés, Patrice. Ils m’ont été précieux et le resteront. Je compte plutôt les minutes qu’il me reste avant mon passage. Je devrais succéder à Laurence qui avance désormais courageusement, pas à pas jusqu’au pupitre, aux côtés du maître de cérémonie qui lui cède la place. La musique a pris fin. Avec elle, le silence s’installe. Elle reste immobile, un instant, en scrutant le texte posé sous ses yeux. Malgré l’épreuve, elle tient, debout, et nous fait face, comme elle doit faire face à cette tragédie. À l’invitation d’un geste discret de l’officiant, ta femme, la gorge nouée, parvient à réunir toutes ses forces pour prononcer quelques mots. Entre deux sanglots.
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