Chapitre 7
Et maintenant ? Me voilà à la place que je redoutais tant. Face au vide, devant toi, Patrice, mais pour dire quoi ? Un discret signe de tête de la part de l’officiant m’indique qu’il est l’heure. L’heure pour moi de sortir mon smartphone, d’y afficher le texte qui a déjà été lu, interprété, et parfois même, un peu déformé par mes prédécesseurs. J’en suis désolé, Patrice. Toi, tu ne le serais pas. Car tu savais faire don de ces mots. Une fois écrits, ils n’étaient plus les tiens. Ils appartenaient au lecteur. Ils auraient dû être à moi. Mais j’ai beau scroller le texte sur mon smartphone, rien de ce qui a été écrit n’a déjà été dit. Rien ! Tout a été épuisé. Il ne me reste plus rien.
Derrière mon épaule, le cérémoniant sourcille. Premier signe d’impatience, sans doute. Si Natacha n’était pas intervenue, j’aurais déjà fini.
Devant moi, ces hommes et ces femmes, suspendus à mes lèvres, impatients d’entendre mes mots. Nos mots, égrenés durant toutes tes funérailles.
Et toi, à deux pas de moi qui repose dans ce cercueil, en silence.
Mon smartphone ne me sauvera pas. J’ai d’ailleurs arrêté de faire défiler le texte. Je le repositionne à son début et cesse de m’y accrocher comme à une bouée de sauvetage.
La musique s’arrête.
L’heure pour moi a sonné. L’heure de faire face à l’absence.
— « Mesdames et messieurs, cher tous. »
Ça, pour l’instant, ça va. Et ensuite ? Que dire ?
Patrice,
En partant ainsi, bien trop tôt, bien trop vite, tu as emporté avec toi tous les mots.
Oui, ça, tu ne croyais pas si bien dire, Patrice. Et quelques autres t’y ont aidé.
Le maître de cérémonie se rapproche de moi. Il va falloir que je me prononce.
Par réflexe, je regarde une dernière fois ces mots affichés sur l’écran de mon smartphone posé sur le pupitre. Qui se met en veille. L’écran noir remplace désormais notre prose. Rien ne me vient à l’esprit, Patrice. J’attendais un signe, une inspiration. Mais rien. La seule chose que je vois, dans le reflet de la surface tactile de l’appareil, c’est mon reflet. Mon visage, mon regard en quête de repère. Je crois que tout a été dit, Patrice. L’essentiel en tous cas. Le reste, c’est du superflu. Du « verbiage sans valeur » comme tu me le répétais souvent. « Il faut toujours aller à l’essentiel », me disais-tu.
— Monsieur ? s’enquit à voix basse l’officiant.
— Oui, excusez-moi.
J’irais donc à l’essentiel, Patrice, quitte à prendre au pied de la lettre l’un de tes conseils dès maintenant ; m’inspirer de ce que je vois. Là, sous mes yeux. Uniquement de ce que je vois.
— « Mesdames et messieurs, je vous prie de m’excuser… m’excuser pour cette hésitation. J’ai un discours, là, sous les yeux, mais je ne vous le lirai pas. Parce que nous aurions tous quelque chose à dire en hommage à Patrice. Tous. Et je ne veux pas être le dernier à avoir ce privilège. Ce serait injuste, irrespectueux vis-à-vis de vous tous et contraire aux valeurs d’équité que nous partagions Patrice et moi-même. »
Par cette phrase, ces quelques mots — justes et bien placés — Alexandre lisait la surprise sur le visage de ses collaborateurs les plus critiques, la reconnaissance des proches du défunt et l’admiration béate et inchangée des quelques sous-fifres de son entreprise. Le jeune dirigeant venait de capter l’attention de son auditoire.
Il plongea les yeux une dernière fois sur l’écran éteint de son smartphone et croisa son regard dans la vitre noire et glacée de l’appareil. Dehors, de belles éclaircies avaient fait leur apparition jusque dans la salle, à travers les larges baies vitrées.
Alexandre fit alors usage du temps qui lui restait pour obtenir l’adhésion de tous, sans exception ni critique possible.
Le directeur général se résigna alors en proposant de partager avec lui ce qu’il lui restait de plus précieux, de plus intime et de plus personnel : une minute de silence.
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