L'inquisition

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Nous sommes en 1240. Le pape Grégoire IX avait instauré l’inquisition et ordonné la mise à mort des hérétiques.

Devant une vaste bâtisse, un homme en robe de bure marron accompagné d’une jeune femme, dissimulée sous une ample cape à capuche, montaient les escaliers avec empressement.

Ils longèrent un long couloir avant d’entrer dans une petite chapelle où l’évêque les attendait avec impatience. Ils s’agenouillèrent devant lui et embrassèrent son énorme chevalière en or sertie d’un magnifique rubis.

- Hugues, dit l’évêque en le relevant, je suis heureux que vous ayez répondu à mon appel.

- Monseigneur, comment pourrait-il en être autrement ?

- Alors, voici votre magnifique fille !

L’évêque s’approcha de la jeune femme et lui retira sa grosse capuche. Il la dévisagea sous toutes les coutures et lui prit le bras pour l’emmener un peu plus loin.

- Rose, vous avez bien changé depuis tout ce temps ! Quel âge avez-vous ?

- Bientôt vingt ans, monseigneur.

- Magnifique ! s’exclama-t-il. Je dois vous poser quelques questions, et vous prie de répondre avec franchise.

- Oui, monseigneur, répliqua-t-elle, le regard rivé au sol.

- Vous êtes très pieuse, n’est-ce pas ?

- Oui.

- Avez-vous connu la chair, mon enfant ?

- Non, monseigneur. Je dois rester chaste pour entrer dans les ordres monastiques.

- Votre avenir n’est peut-être pas celui que vous aviez envisagé. La volonté de Dieu est parfois surprenante. Mais, allez donc allumer quelques bougies, tandis que je m’entretiens avec votre père.

L’évêque lui fit signe de s’éloigner et après s’être inclinée, elle se dirigea en direction d’un grand oratoire, éclairé par de nombreuses bougies frétillantes. L’évêque rejoignit le moine et le prit par le bras pour l’emmener à l’écart.

- Mon fils, le seigneur a prévu une nouvelle orientation pour votre fille. Elle est en âge de se marier, et je pense que le Comte de Virzon ferait un excellent époux.

- Mais Rose souhaitait entrer dans les ordres, monseigneur.

- Je sais ! Mais Dieu en a décidé autrement. La Comtesse est décédée l’année dernière et le Comte souhaite se remarier. Sachez que votre fille, en épousant le Comte, pourrait nous être d’une grande utilité. Nous rencontrons beaucoup de difficultés pour obtenir son accord afin de construire un monastère et une chapelle sur son domaine. Votre fille pourrait l’influencer en notre faveur.

- Je ne sais pas si elle sera d’accord !

- Elle le sera. À vous de trouver les bons mots et surtout, ne m’obligez pas à intervenir. Elle est pieuse, innocente et très belle, de quoi faire le bonheur du Comte. D’ailleurs, il organise un grand buffet dans une semaine et je souhaite que vous y soyez avec votre fille. Je vous ferais parvenir de quoi vous apprêter. À cette occasion, le pape, Grégoire IX, va envoyer, depuis Rome, un de ses représentants.

- Le pape ?

- Oui, nous avons dans nos geôles un prisonnier particulièrement intéressant que nous souhaitons lui présenter avant son exécution.

- Bien, je vais en parler à Rose.

- Faites ce qu’il faut, Hugues, votre fille est notre carte maîtresse pour obtenir l’accord du Comte.

Hugues s’inclina puis appela sa fille avant de sortir de la chapelle.

Ils traversèrent le monastère et entrèrent dans leur appartement. Le moine expliqua à sa fille l’importance de cette alliance. Rose, bien que réticente, devait se plier aux ordres de l’évêque. La mort dans l’âme, elle se réfugia dans la chapelle pour prier et s’agenouilla, en larmes, devant la croix. Une sœur s’approcha d’elle, soucieuse de comprendre les raisons de son chagrin.

- Mon père veut me marier au Comte, répondit-elle en larme.

- Je comprends mon enfant. Mais votre père vous aime et son choix est certainement le meilleur pour vous. Vous serez, ainsi, à l’abri du besoin ! Cessez de vous lamenter sur votre petite personne.

- Oui ma mère.

- Priez avec ferveur, et remerciez le seigneur de vous offrir une situation dont rêvent toutes les jeunes filles. Ne soyez pas ingrate !

La mère supérieure quitta la chapelle, laissant Rose à ses réflexions.

Plus tard, elle entra dans les appartements et découvrit une magnifique robe de soirée, rose poudrée, en coton et soie, avec de grandes manches recouvertes de dentelles. Elle la souleva et la serra contre son corps, puis, souriant, se dit qu’elle allait être la plus belle et ferait honneur à son père.

Sur sa petite table en bois, était posé un coffret avec un magnifique collier serti de pierres de toutes les couleurs. Avant d’aller se coucher, elle s’assit et le contempla, pensant que son père avait dû dépenser toutes leurs économies pour lui faire ce présent.

****

Le lendemain matin, en sortant de l’église, Rose donna son accord à son père pour épouser le Comte et tous deux rejoignirent l’évêque dans la grande cour. Ce dernier leur remit une lettre à donner au Comte et confirma sa présence lors de la venue du représentant du Pape.

Un chariot les attendait, et ils devaient partir immédiatement pour pouvoir rencontrer le Comte avant les autres courtisanes.

Hugues avait préparé leurs affaires qu’il déposa à l’arrière avant de faire monter sa fille. Ils saluèrent l’évêque et le chariot s’éloigna.

Le splendide château médiéval, en brique rouge, du comte de Toulouse, avait son pont-levis abaissé. Les gardes surveillaient les allées et venues des marchants pressés de dresser leurs étals pour la fête qui s’annonçait spectaculaire. Une foule dense se bousculait dans les ruelles. Une fois dans la grande cour centrale, Hugues demanda à un garde son chemin. Celui-ci lui montra une entrée dans une bâtisse large et très haute. Ils gravirent les marches et entrèrent dans un hall spacieux. Des tentures pendaient sur tous les murs. Une odeur de cendre humide envahissait la pièce éclairée par des torches. Trois Dominicains passèrent devant eux en les saluant puis se dirigèrent vers le grand escalier en pierre. Hugues se demanda ce que faisait cet ordre d’inquisiteurs dans le château. Enfin, un homme, bien vêtu vint à leur rencontre, leur souhaitant la bienvenue et les conviant à le suivre. Ils montèrent au troisième étage et entrèrent dans une grande chambre glaciale. Hugues le remercia et s’empressa d’allumer la cheminée. Rose fit le tour de cette splendide pièce richement meublée. Deux lits à baldaquins trônaient au centre. Une grande fenêtre donnait sur la cour centrale et une armoire magnifiquement sculptée était adossée au mur. Rose défit sa malle et rangea soigneusement ses affaires. Le feu commençait à crépiter et une douce chaleur envahissait la chambre. Son père lui demanda de se préparer, il était temps de rencontrer le comte.

D’un pas pressé, ils se rendirent dans la grande salle à manger. De nombreuses convives étaient déjà présentes et Hugues priait pour que le Comte n’ait pas encore jeté son dévolu sur une jeune jouvencelle. Après s’être frayé un passage parmi les grandes tables, ils purent accéder à celle du comte. C’était un homme de très forte corpulence, avec une barbe hirsute, et d’épais sourcils. Son habit révélait sa position élevée au sein de la cour. Il les regarda tout en reposant un morceau d’os sur le côté de son assiette et s’essuya la bouche machinalement avec la manche, avant de boire d’un coup sec son verre de vin.

- Avancez ! grommela-t-il.

Hugues releva sa fille et ils s’approchèrent du Comte. Capuche relevée sur la tête, Rose n’osait pas lever les yeux. Tout son corps était tétanisé et elle se sentait mal à l’aise. Le comte parla dans l’oreille d’un de ses serviteurs qui vint, sans attendre, relever la capuche de la jeune femme. Rose sursauta et posa son regard sur le comte. Celui-ci la déshabilla du regard puis se resservit un autre verre de vin.

- Quel âge as-tu ? demanda-t-il d’une voix grave.

- Vingt ans, Monsieur le Comte.

- Ton nom ?

- Rose.

- Et toi, qui es-tu ?

- Je suis Hugues, moine depuis vingt ans. Ma femme est morte en couche, et Rose est ma fille unique.

- Est-elle pure ?

- Oui. Monseigneur l’Évêque m’a remit cette missive pour vous, dit-il en tendant la lettre au serviteur.

Le comte esquissa un large sourire puis leur fit signe de prendre place à une table située sur le côté. Tout le long du repas, des nobles venaient présenter leur fille à marier, espérant qu’elle soit l’heureuse élue.

Hugues ne quittait pas du regard les moines Dominicains attablés juste en face de lui, se remémorant les propos de l’évêque. Pour que ces Dominicains soient présents, le prisonnier devait être un hérétique, et la présence du représentant du pape, indiquait qu’il s’agissait d’un individu très particulier.

C’est à la fin du repas qu’Hugues vint les rejoindre sur le grand balcon, curieux de connaître les raisons de leur présence.

- Bienvenue, dit l’un d’eux. Je suis Jean, moine de l’ordre des Dominicains. Nous avons été appelés par le Comte, car il semblerait qu’un envoyé du diable ait été capturé.

- Un envoyé du diable ?

- Nous l’avons encore vu ce matin. Et je vous assure que cet être n’est pas humain.

- Pourquoi ?

- Cela fait trois semaines qu’il est cloué à la croix, sans manger, ni boire et n’est toujours pas décédé. À sa place, tout être humain le serait.

- Parle-t-il ?

- Non. Il récite des phrases incompréhensibles. Le représentant du Pape sera ravi d’interroger et de mener au bûcher cet être effrayant.

- Pourrais-je le voir ?

- Bien entendu, venez, je vais vous le montrer.

Le moine lui fit signe de le suivre et tous partirent pour les geôles situées dans les oubliettes du château. Rose les suivit, curieuse de voir ce disciple du diable. En descendant, l’odeur putride de chair humaine en décomposition se faisait plus intense. Il faisait sombre, les escaliers étaient très étroits et les murs suintaient.

Ils arrivèrent devant une pièce spacieuse munie d’épais barreaux. L’odeur était suffocante. Rose plaqua son mouchoir contre la bouche tant c’était insoutenable. Les moines enflammèrent des torches et pointèrent du doigt un homme, torse-nu, cloué à une croix. Son corps portait de nombreuses marques de torture. Bien qu’amaigri, sa structure osseuse dénotait une puissance hors du commun. Ses cheveux longs et châtains étaient collés par le sang et la sueur. Jean ouvrit la grille et s’avança vers lui. Hugues n’en revenait pas, cet homme vivait toujours, malgré toutes les blessures infligées à son corps. Jean saisit un long bâton et lui assena un coup brutal dans le ventre. L’individu gémit et ouvrit les yeux. Hugues s’avança, désireux de le questionner.

- Qui êtes-vous ? Dit-il avec dégoût.

L’homme ne répondit pas, gardant le regard rivé sur le sol boueux. Rose s’approcha à son tour et fut indignée en voyant des pieux plantés dans ses mains ainsi que sur ses pieds. Alors que son père continuait à le questionner, le prisonnier releva les yeux et fixa la jeune femme. Son regard était vert émeraude et brillait à la lueur des torches. Ils se regardèrent un long moment avant qu’il ne prononce quelques mots dans une langue étrangère, puis vociféra contre ses tortionnaires. Jean resserra les chaînes qui l’entravaient contre la croix et lui flanqua encore une correction. N’arrivant pas à le calmer, il demanda au moine et à sa fille de sortir de la cage de peur qu’il se délivre, puis, les rejoignit dans les escaliers avant de monter, ensemble, à l’étage.

- Je ne l’avais jamais vu dans un tel état, dit-il inquiet.

- Depuis combien de temps le voyez-vous ? Demanda Hugues.

- Depuis deux semaines. Jusqu’à maintenant, il ne faisait que psalmodier ses quantiques diaboliques et baver en vociférant.

- Comment pouvez-vous torturer des personnes, sans raison ? Questionna Rose.

- Sans raison ? Jean fut surpris par cette question impertinente. Il est l’envoyé du diable, mon enfant, il ne mérite aucune pitié. Et croyez bien que je serai, enfin, tranquille lorsque son corps partira en poussière dans les flammes bienfaitrices. Que le seigneur dans sa toute-puissance vienne nous prêter mains fortes !

Hugues prit la main de sa fille et la reconduisit dans sa chambre pour la réprimander suite à son comportement. Honteuse, Rose présenta ses excuses. Mais Hugues lui interdit de quitter sa chambre hors des repas et lui ordonna de relire la Sainte Bible en attendant la fameuse fête.

****

Durant les jours qui suivirent, Rose sortait uniquement pour se rendre à la salle à manger afin que le comte puisse la voir. Trois jours, avant la fête, son prétendant la rejoignit sur le balcon où elle prenait l’air. Il s’avança tout en crachant un restant de viande coincé entre ses dents noirâtres, puis la contourna en posant sa main sur la hanche de la jeune fille. Une bien belle croupe ! S’exclama-t-il dans sa barbe grasse.

À quoi servirait-il de lui répondre. Après leur mariage, il aurait tous les droits.

- J’ai pris ma décision et ce sera vous, très chère. Une belle jouvencelle me donnera l’impression de rajeunir. J’ai hâte de goûter au doux parfum de vos cuisses, chuchote-il au creux de l’oreille de Rose.

Cet homme, répugnant, lui donnait envie de vomir, et son odeur de transpiration était désagréable. Il la saisit dans ses bras et posa sa main sur sa poitrine tout en lui réclamant un baiser. Afin que son père ne lui fasse pas d’autres remontrances, elle se laissa faire. Le comte s’écarta et essuya un long filet de salive accroché à sa barbe. S’en était trop, Rose s’excusa et repartit dans la salle, les yeux larmoyants, imaginant le supplice qui l’attendait durant sa nuit de noces. Elle sollicita l’autorisation de son père pour aller marcher dans la cour, où elle s’effondra sur un banc. Son sort était scellé, celui qu’elle appelait « le gros porc » allait être son époux. Durant un long moment, elle pria Dieu de lui venir en aide, mais la voix qu’elle entendit, n’était pas celle du seigneur.

- Venez me délivrer, Rose.

C’était une voix gutturale, posée et paisible. Elle se releva et chercha d’où elle pouvait provenir. Elle l’entendit encore une fois, et là, elle sut que l’individu enchaîné s’adressait à elle. Des frissons parcoururent tout son corps. Le diable, prenait-il possession d’elle ?

Elle fit un signe de croix et rejoignit les convives. Voyant sa fille tourmentée, Hugues s’inquiéta de son état.

- Je vais bien, père. Le comte a sollicité ma main.

- C’est magnifique, Rose ! Je m’en réjouis. Je savais que vous aviez toutes vos chances.

- Toutes mes chances… Si vous le dites !

Rose se leva et demanda de quitter la salle. Son père, radieux de cette nouvelle, l’autorisa à aller se coucher.

Toute la nuit, Rose ne put fermer l’œil. Qui était cet être qui arrivait à prendre possession de son esprit ? Nul doute, il ne pouvait être que le malin, en personne.

****

Le lendemain, tout le château était en effervescence, l’arrivée du représentant du Pape Grégoire IX motivait les serviteurs. Tout devait être parfait. Le Comte ne cessait de hurler des ordres et des contre-ordres et le personnel courrait dans tous les sens.

Les moines s’affairaient aux préparations pour la réception du représentant du Pape. Profitant de ce chahut, Rose parcourut les longs couloirs à la recherche d’un peu de calme. Elle s’arrêta dans une pièce vaste, dépourvue de mobilier et prit place sur un vieux banc bancal, pour y consulter la bible tout en soupirant. C’est à ce moment précis qu’elle perçut de nouveau la voix de cet étrange personnage.

- Rose, venez maintenant. Demain, il sera trop tard. Puis, il s’adressa par la pensée, aux gardes leur demandant de laisser passer la jeune fille.

Elle leva les yeux au plafond, réfléchit un instant puis se décida à aller lui dire le fond de sa pensée. Elle emprunta l’interminable escalier étroit et se dirigea vers les oubliettes où elle fut surprise de voir les gardes lui ouvrir la porte du cachot sans requérir la moindre explication.

Elle pénétra dans la cellule et aperçut cet homme, qui avait dû souffrir le martyr, la fixer avec insistance.

Son cœur battait à se rompre. Elle ordonna aux gardes de les laisser. Ces derniers étaient dans un état second et s’exécutèrent sans chercher à comprendre.

Rose ôta sa capuche et s’approcha de l’individu cloué sur sa croix. Ses cheveux blonds, remontés en tresses au sommet de son crâne, luisaient à la lueur des flammes. Elle le regarda puis s’approcha plus près. Elle le contourna, scrutant toutes les blessures laissées par les tortures infligées par les moines.

- Un homme normal serait déjà mort. Dit-elle, terrifiée devant ce beau regard vert.

- Alors, c’est que je ne suis pas normal ! Lui répondit-il d’une voix grave et posée.

- Mais qui êtes-vous ?

- Ni un homme, ni le malin.

- Qui alors ?

L’être détourna la tête, ne voulant pas répondre. Mais Rose insista à plusieurs reprises, l’incitant à répondre.

- Retirez-moi ces chaînes… Le reste, j’en fais mon affaire.

- Pourquoi dois-je vous libérer ?

- Parce que vous ne voulez pas épouser ce Comte qui vous répugne.

- Comment le savez-vous ?

- Je le sais ! Sa défunte femme n’est pas morte comme il le prétend ! Savez-vous quels sévices elle a dû subir avant de se donner la mort ?

- Quoi ?

- Enlevez-moi ces chaînes et je l’enverrai rejoindre les ténèbres. Nous ne disposons que de peu de temps. C’est demain qu’arrive le représentant du Pape pour procéder à votre mariage et à ma mise à mort sur le bûcher. Ôtez mes chaînes et je me charge du reste.

Apeurée, Rose recula, puis sortit en toute hâte de la cellule. En remontant, elle croisa le garde qui venait de reprendre ses esprits et s’empressa de redescendre fermer la geôle. Il en profita pour assener encore quelques coups au crucifié, lui arrachant des cris insupportables.

Rose, la main sur la bouche, sursautait à chaque cri. Tout se mélangeait dans sa tête, elle voyait le Comte et sa barbe crasseuse l’embrasser, les pieux plantés dans les mains du prisonnier, son père qui lui ordonnait de coucher avec le gros porc, la mère supérieure qui la sermonnait…

S’en était trop, elle dévala les escaliers et entra brusquement dans la cellule. Le garde se retourna, surprit par sa présence. Rose, lui arracha des mains le long bâton et lui assena plusieurs coups qui le firent tomber. Affolée par son geste, elle eut un mouvement de recul.

- Ouvrez le verrou de mes chaînes, Rose, maintenant.

Rose le regarda, pensant à la colère de son père, mais saisit les clefs et déverrouilla le cadenas. Les chaînes tombèrent au sol. Le prisonnier, souriant, émit un grognement qui résonna dans toute la pièce. Il extirpa ses mains et ses pieds ensanglantés et tomba lourdement au sol. En rampant, il se dirigea vers un seau d’eau où il trempa longuement ses mains. Lorsqu’il les retira, Rose observa que les plaies s’étaient refermées. L’homme fit de même avec ses pieds puis renversa toute l’eau sur son corps endolori.

Il resta un long moment, soufflant, secouant sa tête puis fixa de nouveau la jeune femme.

- Je dois me nourrir afin de reprendre des forces, ensuite, je m’occuperai de votre Comte.

Rose esquissa un signe négatif de la tête, ne comprenant pas ce qui se passait. L’homme se releva et lui tendit la main.

- N’ayez crainte, Rose, je ne vous ferais aucun mal.

La jeune femme, recula de quelques pas, elle ne savait que faire, après avoir délivré le mal en personne. Repliée sur elle-même, les mains jointes, elle pria le seigneur. L’homme fronça les sourcils puis la laissant à ses prières, quitta son cachot.

Rose entendit, alors, un vacarme en provenance des escaliers. Désormais, tout le monde allait savoir qu’elle avait fait fuir le prisonnier. Si elle était prise, ce serait le bûcher assuré.

Elle avait commis l’irréparable en laissant s’échapper le diable en personne. Honteuse de son acte, elle remonta et passa devant les gardes qui agonisaient au sol. Elle arriva dans la vaste pièce dépourvue de mobilier et s’effondra sur un banc quelques instants, avant de rejoindre sa chambre où son père l’attendait. Il s’enquit de sa disparition, mais tremblante, Rose laissa échapper de longs sanglots.

- Qu’avez-vous ma fille ?

- Père, je vous ai désobéi. Je suis allé rendre visite au prisonnier.

- Je vous l’avais pourtant interdit ! S’écria-t-il. Restez dans votre chambre jusqu’à nouvel ordre.

Hugues sortit rapidement et claqua la porte derrière lui. Rose s’approcha de la fenêtre et observa la foule. Là, parmi les marchands, l’homme qu’elle avait délivré, la regardait. Elle sursauta et se cacha derrière les rideaux. Comment savait-il où elle se trouvait ? Elle longea le mur, saisit un sac en toile et y enfourna ses affaires. Son salut résidait dans la fuite.

Avant de partir, elle retourna à la malle de son père et y prit deux besaces de pièces qu’elle mit aussitôt dans la poche de sa jupe. Capuche relevée, Rose s’empressa de quitter les lieux.

Arrivée dans le hall d’entrée, elle se dirigea vers les cuisines afin de pouvoir sortir par l’arrière du château sans être vu. Les cuisiniers s’affairaient devant leurs fourneaux et ne prêtaient pas attention à la jeune femme. À pas de velours, elle ouvrit la porte massive et resta figée devant le prisonnier qui avait l’air de l’attendre. Il était assis tranquillement sur une marche en dévorant une solide collation.

- Je vous demande encore un petit moment, Rose.

- Laissez-moi passer, je ne vous demande rien.

L’homme se déplaça sur le côté, laissant libre les escaliers. Rose descendit posément sans le quitter des yeux. La peur au ventre, elle releva sa capuche et partit, tandis que le prisonnier finissait son écuelle.

Une fois son dîner terminé, il jeta ses couverts sur le côté et s’adossa au mur. Il prit une bonne inspiration puis laissa échapper un grognement. Ses muscles se gonflèrent et son corps vibra. Son imposante carrure prit forme, il était prêt.

Arrivé dans la grande salle où les convives s’amassaient, il se dissimula derrière un rideau et attendit qu’un homme de sa taille passe devant lui. Il le tira en arrière et d’un geste brusque, lui brisa la nuque, puis revêtit ses vêtements avant de sortir de sa cachette.

Là, face à lui, à l’autre bout de la salle, le comte riait à plein poumon. Alors, il s’avança, sachant parfaitement que personne ne pouvait le reconnaître. Des nobles le saluèrent, il leur rendit le salut pour ne pas éveiller l’attention des gardes.

Le comte était là, devant lui, entouré de plusieurs hommes, tous aussi répugnants.

Le regard fixe, il effectua un premier pas. Le comte savourait son verre, en pensant au bûcher mémorable qui allait se tenir dans la grande cour. L’étranger accomplit un autre pas en avant. Il voyait distinctement les dents pourries du Comte qui était, à présent, à sa merci.

Il fit une grimace et prit un verre sur un plateau. Le moment était venu de le faire taire définitivement.

Il s’avança, prêt à trinquer avec l’odieux personnage, mais Hugues le bouscula et s’approcha du comte pour lui annoncer la fuite du prisonnier. Stupéfait, le comte lâcha son verre.

- Le diable est sorti de sa cage ! Hurla-t-il en bousculant les nobles sur son passage. Fermez les portes et remontez le pont-levis.

L’étranger soupira, il lui avait échappé. Mais le comte n’avait pas observé son visage. Tout était encore possible. Il le suivit et monta derrière lui dans une vaste pièce, puis ferma la porte. Le comte se retourna en lui ordonnant d’évacuer la pièce.

- Dites à vos gardes de sortir, Monsieur le Comte, j’ai quelques mots à vous dire.

- Mes gardes ? Mais qui es-tu toi ? Sors, je ne reçois personne !

- Vous allez me recevoir, Monsieur le Comte, maintenant.

Ils restèrent un moment, les yeux dans les yeux, le silence était pesant, puis le comte fit signe à ses gardes de quitter la pièce. Le Comte renouvela sa question.

- Qui êtes-vous ?

- Je suis le portier.

Il se redressa et recula devant les yeux terrifiants de cet individu venu de nulle part. Il lui somma de sortir, mais l’être mystérieux se jeta sur lui avec un grand sourire.

Un moment plus tard, il ressortit de la salle tout en essuyant le sang sur ses mains. Les gardes accoururent et ce qu’ils virent leur glaça les veines. Le Comte était allongé, à même le sol, la gorge tranchée, les viscères arrachés et éparpillés autour de lui. Ils donnèrent l’alerte et tous les gardes s’engagèrent, en vain, à la recherche du mystérieux assassin. Chaque recoin du château fut fouillé, mais il demeurait introuvable.

Dissimulé derrière une meurtrière, le fugitif jeta un regard vers l’extérieur. Rose apparaissait au loin avec son baluchon. Il se releva et sauta par-dessus les remparts.

Plus tard, il la rattrapa alors qu’elle faisait une pause au bord d’un ruisseau. À l’écart, dissimulé derrière un tronc centenaire, il la regardait remplir sa gourde. Rose referma sa besace et poursuivit sa route. Elle ne savait pas où aller, mais en retournant au château, elle serait livrée aux moines Dominicains. Il lui fallait trouver refuge dans un couvent le plus loin possible.

Toute la journée, elle sillonna la campagne, longeant les routes, traversant les forêts, mais en fin d’après-midi, au moment du coucher du soleil, elle sentit l’angoisse l’envahir. Elle n’avait encore jamais dormi à la belle étoile. Elle défit son baluchon et prit place au pied d’un arbre, et exténuée, elle s’endormit sur sa bible.

Le soleil vint extraire la jeune femme de ses songes. Elle ouvrit doucement les yeux et vit avec horreur l’individu qu’elle avait sorti de prison, assis là, juste en face d’elle. Elle sursauta, empoigna son sac et s’enfuit eà toutes jambes sous le regard amusé de ce curieux personnage.Tout en courant, Rose se retournait sans cesse pour s’assurer de ne pas être suivie. Il avait bien disparu. Elle marcha toute la matinée en direction du sud. Il lui fallait absolument trouver un village. Enfin, au pied d’une colline, elle vit une ferme immense se dresser derrière des barrières en bois. Rose soupira et s’y dirigea, espérant que les habitants pourraient lui indiquer l’itinéraire vers un couvent. Un paysan poussait une brouette remplie de foin. Elle l’interpella et demanda s’il pouvait l’aider.

- Une dame ne devrait pas se déplacer seule dans la région ! Dit-il en posant ses mains sur les hanches.

- Je me suis égarée, je dois regagner le couvent le plus rapidement possible.

- Je ne peux pas vous aider, ma petite dame. Mais vous devriez demander cela au tavernier, lui doit pouvoir vous renseigner. Continuez sur ce chemin, et vous arriverez au village.

- Je vous remercie infiniment !

- Que Dieu vous garde !

Sur ces conseils, Rose poursuivit sa route en direction du village où elle arriva seulement en fin d’après-midi. Elle souffla un instant, sortit de sa poche une bourse pleine de pièces et se dirigea vers la taverne.

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