Une complicité
Les rayons de soleil tirèrent doucement la jeune Rose du pays des songes. Elle entrouvrit les yeux, surprise d’être complètement dévêtue et vit Aaron qui entrait sur la pointe des pieds avec un plateau.
- Non, ce n’est pas moi ! dit l’homme en posant son plateau sur un guéridon.
Rose réfléchit un instant, puis se souvint d’une partie de la soirée. Mal à l’aise, elle sentit ses joues s’empourprer. Aaron lui tourna le dos afin qu’elle puisse se rhabiller et lui présenta ses excuses pour avoir un peu forcé sur l’hypnose. Rose pensa qu’à l’avenir, elle devrait se méfier du regard vert de son compagnon de voyage. Elle termina de ficeler sa robe et prit place devant un bol de lait chaud. Aaron la rejoignit et tartina des tranches de pain de confiture.
- Bien, Rose, je dois terminer une affaire. Ensuite, je vous expliquerai tout, mais vous devez me promettre de rester à la taverne.
- Il n’en est pas question ! affirma-t-elle en buvant son bol.
- Pourquoi ai-je cette désagréable impression de devoir vous supporter encore longtemps ?
- Parce que c’est ainsi, je ne vous laisserai pas commettre des actes répréhensibles.
- Et comment ferez-vous ?
- Je ne sais pas encore… Mais le moment venu, j’aviserai.
Aaron posa son bol sur le côté et dévisagea sa nouvelle compagne de route. Il savait à présent qu’il allait devoir lui révéler toute la vérité, mais était-elle prête à l’entendre ? Il la regarda longuement, se disant qu’elle connaissait l’étendue de ses pouvoirs. Il lui serait difficile de la manipuler. Cette jeune femme avait un caractère bien trempé et ça lui plaisait. Il se surprit à apprécier, à nouveau, la compagnie d’une humaine, mais il craignait de la mettre en danger.
- Je ne peux que saluer votre courage, Rose. Mais ce qui va se passer est complexe. Si vous êtes présente, vous nous mettez tous deux en danger. Comprenez que la réussite de ma mission est bien plus importante que ma propre vie ou même la vôtre.
- Ne sachant pas de quoi il retourne, il m’est difficile de comprendre, dit-elle en souriant. Aussi, je ne vous quitterai pas d’une semelle.
- Il n’y a rien que je puisse faire pour vous en dissuader ?
- Oui, vous me dites la vérité. Bien qu’après-réflexion, vous pourriez me mentir. Finalement, je préfère rester à vous observer.
- Très bien, alors nous partons !
Aaron se leva et enfila une grande cape en toile de jute que Rose reconnut. Elle l’avait vue à l’entrée de la taverne. Ne voulant pas soulever la question, elle passa la sienne et tous deux descendirent dans la grande salle. Aaron déposa trois pièces d’or sur le comptoir et invita Rose à le suivre. Ils montèrent sur leurs chevaux pour s’éloigner en direction du Nord Est. Lorsque le soleil fut bien haut dans le ciel, il décida de faire une pause au bord d’une rivière. Il dessella les chevaux, puis s’éloigna dans la forêt.
Rose, curieuse, lui emboîta le pas et le surprit, à genoux, gravant un pentagramme sur une souche d’arbre. Elle s’approcha lentement et adossée à un arbre, y regarda de plus près. Aaron fit quelques tas de sciure tout autour et claqua des doigts pour les enflammer. Une fumée s’éleva puis tourbillonna sur elle-même, tandis qu’Aaron psalmodiait et faisait des gestes avec ses mains. Il les leva, paumes vers le ciel et, soudain le pentagramme s’illumina dans l’épaisse fumée bleue. Aaron le contourna en regardant à travers.
- Où te caches-tu ? chuchota-t-il.
Il tourna encore un moment autour. L’étoile à cinq branches avait l’air de flotter dans l’air. Tremblante, Rose fit le signe de la croix. Aaron la regarda en coin tout en répétant sa phrase. Visiblement, il cherchait quelque chose. Il s’arrêta net et se pencha encore plus près. Avec un grand sourire de satisfaction, il balaya de la main le pentagramme qui disparut aussitôt. Ne prêtant aucune attention à la jeune femme, il retourna auprès des chevaux. Rose s’approcha et s’immobilisa devant lui, attendant des explications.
- Je ne répondrai à aucune de vos questions ! affirma-t-il.
- Que cherchez-vous ?
- Rose, vous voulez me suivre, mais je ne vous expliquerai pas ce que je fais. Tenez-vous toujours à l’écart, c’est plus prudent.
Rose pensait bien obtenir toutes les réponses à ses questions en temps opportun. Aaron scella les chevaux et tous deux repartirent en direction du Nord. Sur le chemin, elle se rapprocha à hauteur de sa monture.
- L’eau guérit-elle vos blessures ?
- L’eau est ma bienfaitrice. Je fais partie d’elle et elle de moi.
- Je crains de ne pas bien comprendre ?
- Il y a longtemps, nous nous sommes fondus, l’un dans l’autre.
Rose fronça les sourcils, elle ne saisissait pas tout.
- Lorsque je vous ai vu dans les geôles du Comte, vous étiez méconnaissable. Comment avez-vous fait pour reprendre forme ?
- Disons que j’avais très faim ! Répondit-il en riant.
- Vous vous nourrissez de chair humaine ?
Aaron tira subitement sur les rênes, éberlué et triste d’entendre de telles absurdités.
- Pensez-vous vraiment que je puisse, ne serait-ce qu’un instant, goûter du sang humain ?
- Je ne sais pas, je vous pose clairement la question. Je vous ai vu transpercé par des lances et des flèches et ressortir de l’eau indemne. Personne ne peut faire disparaître ses blessures en si peu de temps. Qui êtes-vous ?
Les élucubrations de la jeune femme commençaient à l’énerver. Il baissa la tête, réfléchissant à sa réponse.
- Pour la dernière fois, Rose, vous vous trompez à mon sujet. Ma mission n’est pas d’exterminer la race humaine et encore moins d’en manger la chair.
- Vous n’êtes pas tout à fait immortel, mais vous pouvez mourir, n’est-ce pas ?
- Effectivement, mais je vais vous dire pourquoi je suis là. Je suis à la recherche de quelqu’un, car je dois lui faire appliquer des traités qui ont été rédigés, il y a fort longtemps. Vous voilà informée ?
- Et cette personne ? Qui est-elle ?
- Elle n’est pas comme vous, mais comme moi.
- C'est-à-dire ?
- Rose, je dois déjà supporter votre présence, alors vos questions, gardez-les pour vous. Dans votre intérêt, ne vous mêlez plus de mes affaires.
Aaron donna un coup de talon et s’éloigna, agacé par la présence de Rose qu’il regretta d’avoir choisie pour le sortir de ses geôles. Rose le suivait, légèrement en retrait. Elle commençait à être convaincue qu’il n’était pas dangereux et qu’elle pouvait lui accorder sa confiance. Ne l’avait-il pas protégé, de son propre corps, au bord de l’étang. ?
« En résumé, Aaron, qui a un appétit pantagruélique, n’est pas tout à fait mortel. Sensible à la douleur, l’eau le soulage et efface toute trace de blessure. » se dit-elle.
Toute l’après-midi, ils chevauchèrent à travers les contrées désertiques et le soir venu, ils s’arrêtèrent dans une ferme. Les habitants étaient d’un âge très avancé, mais ils leur offrirent l’hospitalité, légèrement influencés par le regard vert d’Aaron. Le soleil s’apprêtait à se coucher lorsque Rose vit des cavaliers s’approcher. Elle saisit le bras d’Aaron et pointa du doigt les gardes du Comte. Aaron la tira jusque dans la grange, l’affrontement était inévitable.
Dix gardes mirent pied à terre et visitèrent toute la demeure. Cachée derrière un monticule de foin, Rose sentait son cœur battre la chamade. Aaron était derrière la grande porte et attendait patiemment qu’ils la franchissent. Un premier puis un deuxième, armés d’épées, passèrent à sa hauteur. Aaron bondit et, d’un geste brusque, brisa la nuque du second puis se jetant sur l’autre, utilisa son épée pour lui trancher la tête. Malheureusement, avant de mourir, il avait donné l’alerte. Le reste de l’escouade arriva en courant. Sommé de se rendre, Aaron s’avança vers eux. Rose en profita pour sortir de sa cachette et brandir l’épée qu’elle venait de récupérer au sol. Ils étaient à présent dehors, face à face, prêts à en découdre. Aaron se retourna et lui cria de rentrer. Quatre lances le clouèrent sur le mur en bois. Rose hurla, voyant son compagnon de route transpercé. Le sang s’écoulait de son corps, le long des hampes et sur sa peau. Les soldats se précipitèrent sur Rose et la mirent à genoux. Les yeux plein de haine, Aaron s’efforça de retirer les lances, mais elles étaient profondément enfoncées. Les gardes traînèrent Rose qui se débattait. L’un d’eux posa sa lame sur sa gorge, ce fut le geste de trop. Aaron inspira fortement puis émit un grognement. Il se dégagea de ses lances et avança en hurlant. Les gardes se retournèrent et furent pétrifiés par ce qu’ils voyaient. Aaron s’était dégagé peu à peu de ses pieux, tout en grognant, et les lances, dégoulinantes de sang, étaient restées fixées dans la porte en bois. Il leva la main et enfouit son regard dans celui de Rose.
- Dors, maintenant ! Arriva-t-il à grommeler, malgré ses souffrances.
La jeune femme s’effondra, les yeux clos. Aaron se retourna alors vers ses bourreaux, leva encore plus haut les bras et rugit de toutes ses forces. Sa chevelure se gonfla et tout son corps vibra. Les gardes écarquillèrent les yeux, paralysés par la vision de cet individu en cours de transformation. Il avança alors vers eux, avec sa carrure impressionnante. Sa main, aux griffes interminables, trancha la gorge du premier assaillant.
Plus tard, Rose reprit lentement connaissance. Elle s’appuya sur le sol et se redressa, pour voir la scène macabre. Les gardes étaient tous éventrés. La terre avait pris une couleur rouge et un mince filet de sang s’écoulait jusqu’à ses pieds. Terrorisée, elle recula, la gorge nouée, et aperçut Aaron, prés du puits, où il se versait des baquets d’eau sur tout le corps. Il s’arrêta et tourna la tête vers elle, un court instant, puis se baissa à nouveau pour remplir son seau.
Rose se releva, passa devant les lances rougies de sang puis, bouleversée, rejoignit la ferme.
Quelques minutes plus tard, Aaron rentra : le corps indemne. Il s’appuya sur la table, essoufflé, puis saisit un chaudron où un mélange de viande et de légumes mijotait et se servit une assiette copieuse.
- Comment faites-vous pour avoir de l’appétit après ce que vous venez de vivre ?
- Je dois reprendre des forces, et ce n’est pas le moment de faiblir.
Rose s’avança vers lui et le dévisagea. Il avait les joues creuses et ses mains tremblaient.
- Comment avez-vous fait ?
- Fait quoi ?
- Pour vous ôter des lances ?
- J’ai avancé, tout simplement. Je n’aime pas trop les lances, surtout lorsqu’elles me clouent à un mur, c’est assez douloureux.
Rose sentit son cœur palpiter, il n’était vraiment pas comme le commun des mortels. Aaron prit une écuelle, lui déposa deux louches de son ragoût et lui demanda de venir s’asseoir à ses côtés. La jeune femme n’osait pas le contredire, alors, elle s’assit à table.
- Mangez, nous avons de la route à faire. Dit-il d’une voix apaisée.
- Cette nuit ?
Rose mangea quelques bouchées, mais elle ne pouvait rien avaler, alors qu’Aaron dévorait, comme si rien ne s’était passé. Une fois le chaudron terminé, il s’étira sur sa chaise, en levant la tête vers le plafond. Éberluée, Rose vit ses joues reprendre forme. Comment pouvait-il faire ?
- Où sont les fermiers ? Demanda-t-elle.
- Ils se reposent !
- Pourquoi m’avez-vous endormi ?
- Pour ne pas être gêné ! Vous n’auriez pas dû sortir.
- Je suis désolée. Répondit-elle penaude.
- Ne le refaites plus.
- Vous devez regretter de m’avoir choisi pour votre évasion, n’est-ce pas ?
- C’est quelque chose comme ça, effectivement. Répondit-il en se levant. Maintenant, partons.
Il lui tendit la main, l’invitant à le suivre. Rose hésita, puis lui prit la main. Tous deux remontèrent sur leurs étalons et partirent au galop en direction de la forêt. Rose s’inquiéta des deux fermiers, à leur réveil, ils devront s’occuper des cadavres. Mais cela n’avait pas l’air d’inquiéter son compagnon de route.
Durant deux heures interminables, les chevaux parcoururent la campagne en direction de la colline. Ils entrèrent dans le cimetière et Aaron attacha les montures sur la grille. Il prit place sur une dalle et s’allongea. Rose n’était pas sereine, entrer dans un cimetière et prophaner les tombes était un blasphème, digne du purgatoire. Elle prit sa bible, et sous les yeux d’Aaron, commença sa lecture. Cette femme si jeune, si pieuse, était condamnée au bûcher. Bien que n’éprouvant aucune culpabilité, son devoir était de la protéger. Il l’avait choisi, pour son innocence, et sa force de caractère. Ne l’avait-elle pas suivi pour l’empêcher de commettre des actions, à ses yeux, méprisables ? Mais une fois sa mission accomplie, il devra la laisser, seule, affronter les Dominicains.
La pensée qu’elle pouvait périr dans les flammes du bûcher, lui était insupportable. Il devait trouver une solution. De son côté, Rose revoyait son passé : le sourire de son père, et leurs vies pieuses. Les cadavres qui s’amoncelaient sur leur passage. Qui pouvait être Aaron ? Un être de lumière ou un disciple de Satan ?
****
Le jour n’était pas encore levé qu’Aaron réveilla doucement son amie. Elle s’était blottie contre lui dans la nuit. Elle s’extirpa de ses bras et resta un moment sur le bord de la dalle en marbre. Aaron sut qu’il se passait quelque chose.
- Qu’avez-vous Rose ?
- Je ne vous suivrai pas. Je vais rejoindre mon père et tout lui expliquer.
- Vous n’y pensez pas ?
- Si, c’est vous qui m’avez manipulé. C’est à cause de vous que je me suis embarqué dans cette situation. Si je n’étais pas descendu dans ces geôles, ma vie aurait été différente.
- Avec le Comte ? Dit en souriant Aaron.
- Oui, avec lui. Partez, je ne vous suivrai pas.
Il se leva, réajusta ses vêtements et fit quelques pas, puis revint vers elle.
- Ils ne vous croiront pas, Rose.
- Bien sûr que oui.
- Non !
- Et pourquoi ?
- Parce que vous êtes une femme, tout simplement et vous serez jugée comme sorcière.
- Je ne peux pas continuer comme ça, Aaron. Je n’ai pas choisi d’être dans cette situation et vous m’avez fait beaucoup de mal.
- J’en suis navré ! Coupa-t-il. Mais à l’heure qu’il est, vous seriez morte dans votre lit, agonisante après les supplices qu’allait vous faire subir ce gros Comte poisseux. Bien entendu, je savais ce que je faisais, et quel en serait le prix. Mais sachez, que votre sécurité m’importe bien plus que vous l’imaginez. J’ai essayé de vous mettre en lieu sûr, de vous dissuader de me suivre, que puis-je faire de plus ?
Rose l’écoutait attentivement. Il faisait les cent pas, cherchant une solution à leur problème.
- Nous sommes recherchés, Rose. Moi, je n’ai rien à craindre, mais ce n’est pas votre cas.
Il s’arrêta net, tourna la tête vers l’entrée et soupira fortement.
- Venez ! Ordonna-t-il doucement. Le fossoyeur est là.
- Nos chevaux ?
- Venez vous dis-je.
Aaron la tira jusque dans une petite crypte et lui fit signe de se taire. Puis, il rejoignit le vieil homme qui tenait une pelle. Rose regardait la scène depuis une petite lucarne. Aaron parlait avec lui et finit par lui donner quelques pièces d’or. Pourquoi ne l’avait-il pas endormi ? Il revint et invita la jeune femme à le suivre. Ils remontèrent sur leurs étalons et s’éloignèrent du cimetière. Rose tourna la tête et vit le vieil homme, souriant à la vue de son argent.
Ils chevauchèrent encore des heures, pour rejoindre la ville où, des cages suspendues à des poteaux enfermaient des squelettes pourrissants au soleil. Rose détournait son regard, ne voulant pas croire à ce qu’elle voyait. Les cadavres toujours plus frais, et les corbeaux qui se chapardaient les maigres pitances des corps en putréfaction. Cette fois, Rose en eut un haut-le-cœur. L’odeur était nauséabonde et les vols d’oiseaux de plus en plus nombreux. Là, un homme gémissait, suppliant de le tuer sans tarder. Rose s’arrêta et détourna la tête, elle ne pouvait plus supporter ces horribles tortures infligées par les inquisiteurs. Aaron arrêta les chevaux, descendit puis remonta derrière elle, en la repositionnant sur ses cuisses. Il la serra dans ses bras et enfonça la tête blondinette dans le creux de son épaule. Un petit coup de talon et les chevaux s’éloignèrent de ce spectacle insoutenable. Affligée par tout ce qu’elle avait vu et subit, Rose sanglotait. Aaron la serra encore un peu plus contre lui en lui parlant tout bas. Mais Rose n’arrivait plus à reprendre sa respiration. Prise de frissons, la peur s’était emparée de tout son corps.
- Dès que tout sera terminé, je m’arrangerai pour vous mettre en sécurité. Dit-il en plongeant son regard dans le sien.
- Je ne serai jamais en sécurité nulle part. Ils me chercheront et me trouveront.
- Ne vous inquiétez pas, je connais des endroits sûrs. Et puis, il n’y a pas que la Francie dans ce monde, n’est-ce pas ?
Rose laissa échapper un petit sourire, il avait raison. Ils approchaient des portes de la ville où de nombreuses personnes sortaient et entraient, sans interruption. Aaron fronça les sourcils, ce mouvement incessant de foule lui semblait inhabituel. Il remonta sa grande capuche, pour dissimuler son visage et ils pénétrèrent dans la cité.
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