L'alcool tue

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 Je n’ai jamais été alcoolique ; en réalité, je bois rarement. Je n’ai jamais spécialement aimé cette sensation désagréable de brûlure dans tout le corps après chaque gorgée. Cette impression de désinfecter mes organes et de pouvoir suivre avec précision le chemin de la boisson à l’intérieur de mes tripes tellement le goût est fort.

"L’alcool tue" disait-on.

 D’un revers de la main j’essuie mes pleurs. Sur ta table devant moi, il y a trois objets ; je m’empare du premier. C’est un cadre simple dans lequel une photographie qui date déjà d’une quinzaine d’années est visible. Je suis dessus. J’ai un peu plus de cheveux qu'aujourd'hui et beaucoup moins de ventre. À mes côtés, il y a ma femme. À l’époque, elle n’était encore qu’une simple copine : sourire timide, mains jointes et une jolie robe d’été.

 De mon pouce, je caresse son visage angélique ; ce même visage qui ruisselait de larmes la dernière fois que je l’ai vu… la dernière fois qu’elle a quitté notre maison en claquant si violemment la porte que j’ai eu l’impression que les murs allaient s’écrouler sur moi.

 Mais j’ai tenu bon. Je ne sais pas comment j’ai fait pour supporter l’absence de la seule femme que je n’ai jamais autant aimé. J’aimerais bien dire que l’alcool m’a aidé mais c’est totalement faux. Je n’ai pas bu une seule goutte. C’est d’ailleurs ce qui rend le deuxième objet présent sur la table encore plus étrange étant donné qu’il s’agit d’une bouteille d’alcool.

 Je lâche le cadre ; je refuse de trop regarder la photo au risque de pleurer. Encore. J’ai beaucoup pleuré ces derniers mois. Pour être honnête… j’en ai marre de pleurer. Je tends la main, débouche la bouteille au nom inconnu. L’odeur m’agresse immédiatement les narines. Je commence à verser le liquide ambré à l’intérieur d’une tasse de café. On dirait du sirop d’érable. Oui, voilà. Je n’ai qu’à imaginer que c’est le sirop d’érable que j’étalais sur les pancakes du dimanche matin. Les pancakes que ma femme préparait. Ma femme... Ma femme...

 Pourquoi je me fatigue à verser dans un contenant ? Je ne fais plus la vaisselle depuis des semaines. Je vous laisse imaginer l’état de ma cuisine. Pourquoi se fatiguer à faire la vaisselle ? Je me nourris uniquement de fast food commandé sur mon téléphone depuis mon canapé que je ne quitte plus. Tel un ami réconfortant, mon canapé m'accueille le matin quand je me réveille, le midi quand je mange et le soir quand je me couche. Je ne dors plus dans mon lit. Je ne dors plus dans notre lit.

 En fait, je ne suis pas remonté à l’étage depuis que ma femme est partie il y a déjà six mois. Il y a trop de souvenirs dans notre chambre avec notre lit conjugal et l’armoire ou une grande partie de ses vêtements y sont encore rangés. Il y a trop de souvenirs dans la salle de bain avec ses bijoux soigneusement rangés dans une boîte - j’ai d’ailleurs remarqué pendant ma première soirée en solitaire qu’elle avait laissé son alliance et sa bague de fiançailles. Et surtout, il y a trop de souvenirs dans la chambre de notre fils : Ethan

 Je ravale la vague de souvenirs qui manque de peu de me submerger ; je sens les larmes monter mais je les bloque. Hors de question. Ce soir, pas de pleurs. J’y tiens. Ce soir, il n’y aura que des bonnes décisions et du courage.

 Soudain, mon téléphone vibre ; je le sors de ma poche arrière et regarde l’écran lumineux. Je n’ai pas changé la photo de mon fond d’écran. Une photo que j’ai prise quelques jours avant la disparition d’Ethan. On y voit sa mère, Mia, le chatouiller, souriante et plus belle que jamais dans sa tunique ample qui couvre à peine son ventre arrondi. Ethan se débat en riant à gorge déployée. Et moi, j’ai immortalisé l’instant pour toujours.

 L’appel cesse. Mia m’a envoyé plusieurs textos dans la journée. Le premier pour me rappeler que la date butoire approchait, le deuxième pour m’annoncer qu’elle avait perdu les eaux et qu’elle se rendait à l’hôpital avec sa mère ; les SMS suivants n’ont été que des comptes rendus des médecins et des sages-femmes. Puis, vers 17h, ça a été le silence total. J’ai supposé que le travail avait enfin commencé.

 Peut-être que j’aurais dû être à ses côtés pour la naissance de notre deuxième enfant. Mais elle m’a déjà dit à plusieurs reprises qu’elle ne partageait pas cet avis. Depuis notre séparation, elle est retournée vivre chez sa mère en attendant l'accouchement. Elle a refusé que je l’accompagne aux divers rendez-vous médicaux ; elle n’a pas voulu me dire ni le sexe du bébé ni le prénom qu’elle avait choisit. Dans cette histoire, je n’avais finalement était qu’un géniteur ; jamais Mia ne me laisserait redevenir père.

Je sais qu’elle m’en veut.

Je sais qu’elle pense que je suis responsable de la disparition d’Ethan.

Et je sais qu’elle a raison.

 Ma tâche n’était pourtant pas compliquée : surveiller un garçon de 8 ans dans un parc. J’étais simplement assis sur un banc, absorbé par mon téléphone, à moitié somnolent. Il y avait pourtant d’autres enfants, d’autres parents… je… je ne sais pas ce qui s’est passé.

Quand j’ai relevé la tête… il n’y avait plus personne. Ethan avait disparu. Et j’étais totalement seul.

 Les quelques heures qui ont suivi se bousculent encore dans ma tête ; quand j’y repense, j’ignore quelle force surhumaine m’a traîné jusqu’au commissariat, le téléphone collé à l’oreille avec Mia à l’autre bout du fil. J’ai passé la nuit à expliquer aux agents mes derniers souvenirs et à décrire les vêtements d’Ethan. Quand Mia est arrivée, tremblante comme une feuille, les policiers nous ont longuement parlé ; ils ont utilisé des mots comme "enlèvement", "pédophile", "moins de 48h de chance de survie".

 Puis, la presse s’en est mêlée. Des voisins nous ont aidé à fouiller le quartier et toute la ville. Il y eut des interrogatoires et des suspects ; ce qui n’a durer que quelques jours m’a paru durer une éternité. Jusqu’à ce qu’on retrouve une petite chaussure. La petite chaussure droite. La petite basket bleue… avec du sang dessus.

 Le soir même, Mia, valise à la main, cheveux emmêlés, main libre sur son ventre de femme enceinte de trois mois, visage ruisselant de larmes, m’annonçait qu’elle ne reviendrait plus jamais. Cette nuit-là, j’ai perdu mon fils, ma femme, et mon enfant à naître. Et une petite partie de moi a été enterrée dans le cercueil d’Ethan. J’ai su à ce moment-là que la seule chose qui me restait à faire était de le rejoindre.

 Cela fait donc six mois que ma décision est prise ; je n’en ai parlé à personne. Pourquoi avoir attendu, allez-vous me demander ? C’est simple. Même avec tout ce qu’il s’est passé, j’aime Mia. Je refusais de la laisser seule pendant sa grossesse. Je ne voulais pas que ma disparition puisse la toucher, quelque façon que ce soit.

 Mon téléphone vibre. Un SMS. C’est Mia qui m’envoie une photo. Un selfie. Elle a un petit sourire à la fois timide, triste et fatigué. Elle est allongée dans un lit médical ; contre son sein, elle tient une petite bouille encore rougie et fripée. Quelques mots accompagnent la photo : "Je te présente Rose. Elle est en pleine santé."

 Je prends une grande inspiration et des larmes de joie coulent sur mes joues ; j’ai l’impression que mon corps revit un peu. Un autre SMS arrive : "Elle a tes yeux."

 Je ne lui réponds pas. Ce n’est pas la peine. Tout ce que je pourrais lui dire, elle le sait déjà. J’espère simplement que Mia parlera un peu de moi à Rose.

J’essuie mes joues, attrape la bouteille. Je bois une très longue gorgée jusqu’à ce que je manque d’air. L’alcool me brûle les tripes mais rapidement, l’effet que j’attendais arrive. À moitié anesthésié, le courage à décuplé. Je prends le dernier objet encore présent sur la table. Un revolver. Il y a une seule balle à l’intérieur. Une balle pour une vie.

 Je ne réfléchis pas plus longtemps. Ma dernière pensée va pour Ethan ; il aurait adoré avoir une petite soeur. Et je tire.

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