1 Marchal

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Assis à la terrasse d’un café au milieu d'une foule qu’il ne connaissait pas, il s’animait du souvenir toujours vibrant de leur rencontre, leur rencontre à eux seuls, remuant les lèvres, rejouant en silence les scènes fortes, mains agitées parfois d’un imperceptible mouvement à mesure que son esprit approuvait - ou rejetait - une pensée parfois aimée, parfois gênante.

Rarement gênante.

Il venait de le voir. — Je l’ai vu. Tout va bien. J’ai fait ce qu’il fallait.

« Faudrait pas crever la gueule ouverte dans un trou comme Mainlieu, sans espoir, oui, sans espoir.»

« Hier, j’ai rêvé de l’agence, le chrono tournait de plus en plus vite et moi blanchi – mort. Curieusement, Mère suivait le cortège, jeune et belle pour ma mort. Et j’eus envie de reposer ma tête, ma joue, et pleurer. Le départ de Perrin ça m’a ouvert les yeux. D’ailleurs, ils étaient déjà ouverts, y avait plus qu’à y aller à fond, fallait juste quelqu’un pour me tenir la tête, bien en face. Ce pot de départ, d’adieu en quelque sorte, ce discours, je l’entendais d’autant mieux que je l’avais écrit, déclamé, et tout était faux, sauf les larmes de Perrin qui partait, le con, en pleurant, 46 ans dans la même agence. Il avait tout vu de l’évolution de Mainlieu. La fin des Glorieuses, le travail facile payé au lance-pierre mais quoi, il était là le boulot, facile, fallait juste dire, voilà, je suis là, je sais lire, écrire, je suis un bon français, honnête, travailleur. Et puis, ensuite, la femme, la maison à crédit, les gosses, la crise et alors on s'accroche, puis, la retraite. Continuer, pour tout ça.

Tout ça, c’est pas pour moi. »

"— Tout ça, c’est pas pour lui."

Dans son bureau, au dessus de la place enneigée, au dessus des arcades permettant aux citoyens de Mermont de passer à pied sec, Marchal venait de voir Demange.

« Mais enfin c’est courageux de sa part, et puis, il a bien saisi le moment. C’est pour ça qu’il est là. Qu’il m’a vu. Il n’y a pas de hasard. Moi, je suis vieux. A la fin d’une vie jonchée de cadavres. Cadavres politiques. Enfin bon. Mais quoi, on se fatigue à tuer. A rester seul au milieu du monde, seul au milieu des veules, des inoffensifs. Il le sait. Il s’en doute. Tous les mêmes, tous des chiens à courir après la gamelle, mais bon, c’est comme ça. »

Il repensait au temps de sa jeunesse et lui aussi la gamelle, il avait connu.

« Il faut bien un maître, au début. Mais les hommes ne sont pas des chiens. Demange. L’animal est subtil, Arlequin en habit multicolore, n’importe quoi. L’habit, quoi ! Des couches d’habits les unes sur les autres, comme les femmes avec leurs garde-robes, et comme elles, changeant les mots, les pensées, les sentiments, au fil de l’intérêt, de l’ennui. De l’appétit. »

« Bon, le petit Demange. Oui, on en fera quelque chose. Quelques années avec la gamelle, avant qu’il ne montre les crocs. Ça suffira. De toute façon à l’âge que j’ai. Ça aussi il le sait. »

Marchal s’assombrit. La pensée que Demange voyait en lui le pouvoir certes mais aussi le vieux, c’est à dire le futur mort, l’ennuyait. Il eut un brusque sursaut de haine, ouvrit un tiroir, le referma d’un coup sec, se releva.

« — Pénibles oui les vieux. »

Il alla à la fenêtre, se calma, puis se mit à sourire.

Là-bas sur l’autre bout de la place enneigée, indifférent aux passants, Demange attablé à la terrasse vibrionnait en silence, trahi par un regard trop fixe et des gestes parasites que Marchal ne connaissait que trop. Il le vit minuscule lui à l’autre bout, seul dans le froid et la neige, si fragile, mais vivant et possédé et vivant encore, animé de la rencontre. Il le vit, sourit et s’aima en lui fragile dans la neige, si petit, si inconscient. Il décida de l’aimer, savait qu’il en mourrait. Il s’en foutait, il était déjà mort depuis longtemps, et c’était comme la vie qui revenait, avec la certitude que c’était celui-là qui le tuerait. Car il avait décidé de l’aimer.

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