& 07 ; Rencontre avec les ennuis
Ses paupières papillonnèrent doucement alors que son bras, en travers du lit, effleurait une place encore tiède. D'abord, un frêle sourire se forma sur sa bouche avant que la réalité ne le rattrape. Un parfum de rose mêlé à des notes amères emplissait la chambre, un parfum familier qui le fit tressaillir. Il se redressa. La pièce était encore plongée dans la pénombre, les chiffres rouges du réveil semblaient lui crier l'heure encore trop matinale. Cela ne l'empêcha pas de regarder autour de lui, cherchant désespérément la propriétaire de ce parfum entêtant qui s'était mélangé à l'odeur de la sueur, du tabac froid et de leurs ébats de la nuit. Leurs ébats... La réalité était un monstre qui rampait jusqu'à lui, chassant les maigres espoirs que ces images n'eurent été que celles d'un rêve.
C'était un cauchemar mais, malheureusement, ça n'avait rien d'imaginaire. Même si ses souvenirs de la soirée de la veille étaient flous. La faute à l'alcool ; la faute à ce qu'elle avait glissé dans son verre, peut-être. Bien sûr qu'il l'avait vue faire, elle n'avait pas été discrète et pas bonne comédienne quand elle l'avait fixé alors qu'il terminait son verre, cachant mal son impatience. Il avait quand même bu ce verre et, ensuite, il l'avait ramenée chez lui.
Fébrile, il tendit la main vers sa table de chevet pour allumer la lampe qui s'y trouvait. La lumière illumina la misère de sa chambre. Le désordre régnait, comme s'ils s'étaient battus. Il avait l'impression que c'est ce qui s'était passé mais tout ce qui s'était débattu, c'était son esprit. Son corps, lui, était excité, rempli d'un désir artificiel.
Machinalement, sa main droite se mit à frotter son poignet gauche pour soulager une démangeaison somatique, sentant les blessures à peine cicatrisées sous ses doigts. Ses yeux continuèrent à inspecter sa chambre. Il aperçut sur la commode, une feuille pliée, avec la trace d'une bouche, comme si elle avait embrassé le papier. Elle avait eu ce qu'elle voulait, elle avait même eu l'air heureuse de le savoir dans cette situation, d'avoir un ascendant sur lui. Ses doigts se mirent à frotter sa peau plus fort et il ne s'arrêta que quand ses ongles commencèrent à le griffer.
Il inspira pour retenir ses larmes et l'odeur immonde emplit ses poumons. C'était insupportable. Il finit par repousser la couverture d'un geste mou et tendit le bras vers son sous-vêtement qui devait être quelque part par terre. Un haut-le-cœur le tétanisa soudain, le forçant à déglutir pour ne pas vomir sur le sol, quand il effleura la dentelle qu'avait porté la jeune femme – et qu'elle avait certainement laissé là pour avoir une raison de revenir. Il ne comptait pourtant pas la revoir. Sous aucun putain de prétexte. Les larmes se pressèrent plus fort à ses paupières alors que la réalité l'étreignait de plus en plus étroitement. La réalité s'affinait, lui rappelant des sensations qu'il s'évertuait à garder loin de lui. Il la sentait encore sur sa peau, entendait encore sa voix qui avait résonné dans la chambre.
Il attrapa enfin son boxer et l'enfila avant de se lever pour aller ouvrir la fenêtre. Avec un peu de chance, l'odeur disparaîtrait. Il aurait voulu que tout disparaisse. Oublier. Oublier cette soirée horrible, oublier la répulsion. Oublier qu'il avait été idiot, parce qu'il savait ce qui allait se passer, il savait à quel point il s'en voudrait. Mais il l'avait fait quand même. J'en ai assez... S'étant approché de la commode, il reconnut le papier qu'elle avait utilisé. C'était la feuille qu'il avait arraché de sa porte, quelques heures plus tôt. Un avis d'éviction. Ses mains se mirent à trembler, sa gorge se serra. Était-ce seulement possible ? Il ne se reconnaissait plus, depuis longtemps. Sa vie était un calvaire. Chaque jour plus difficile que la veille. Qu'est-ce que j'ai fait ? Et voilà où il en était arrivé. Coucher avec une femme. Même si elle lui avait donné un aphrodisiaque, il n'aurait jamais cru qu'il en serait capable.
Son poing s'abattit violemment sur le mur alors que des souvenirs trop douloureux remontaient à la surface. Son regard se posa sur le cadre placé sur cette même commode. Le cadre qu'il avait retourné en rentrant dans sa chambre avec cette femme, pour coucher avec elle. Cette fois, les larmes le ravagèrent, il n'avait plus la force de les réprimer. Jackson... L'horreur de sa situation le frappa. Il avait couché avec une femme. Alors même qu'il avait toujours juré que ça n'arriverait pas. Qu'il le lui avait juré. Le poids sur son cœur commença à s'alourdir. Comme si cette soirée n'était pas assez horrible... Comme s'il ne se sentait pas assez sale comme ça. Comme si ce n'était pas assez insupportable de s'être trahi lui-même, il fallait qu'il ait l'impression de l'avoir aussi trahi, lui.
Ses doigts se serrèrent à nouveau sur son poignet qu'il cachait depuis des jours, en priant pour que personne ne se rende compte. Mais il savait que les marques allaient rester, qu'il les sentirait pendant des années. Des années à être incapable d'oublier. L'avenir, il n'y pensait plus depuis longtemps. L'avenir lui paraissait loin, inatteignable, comme s'il allait continuer à s'enliser dans ses ténèbres et ses mauvais choix. Mais là, pour une fois, il arrivait à y penser, l'effleurer, et ce qu'il entrevoyait le terrifiait autant que son présent : ne pas oublier ; ne pas réussir à tourner la page. Où qu'il puisse aller un jour, il n'arriverait pas à oublier. C'était un fardeau qu'il allait devoir porter et, s'il n'avait même pas l'espoir de pouvoir un jour s'en débarrasser, alors à quoi bon ?
À quoi bon ?
Il passa une main fébrile sur son visage pour chasser les larmes et alla dans la salle de bain. Voir son reflet n'arrangea rien. Elle avait laissé des traces de son rouge à lèvres sombre jusque dans son cou, le contraste sur sa peau rendue encore plus pâle par le malaise était presque vulgaire. Il attrapa une serviette et essuya rageusement les marques grasses jusqu'à ce qu'elles aient complètement disparu et que sa peau soit écarlate et douloureuse, prête à saigner. Ça suffit, j'en ai assez. Ses doigts se crispèrent sur la céramique du lavabo après qu'il ait balancé la serviette dans un coin, attendant que son esprit se calme. Mais ça n'arriva pas. Et les larmes ne voulaient pas cesser. Je suis allé trop loin.
Il ouvrit l'armoire à pharmacie, derrière le miroir, attrapa un tube de somnifères, puis le second quand il vit qu'il ne restait que quatre comprimés dans le premier, et il partit dans la cuisine. Combien de fois avait-il eu envie de faire ça ces derniers mois ? C'était des pensées intrusives, à longueur de temps, qui l'accompagnaient dans ses gestes dès le réveil. C'était les somnifères. C'était les fenêtres. C'était le métro. C'était la lame avec laquelle il avait blessé son poignet. Il dévissa le premier bouchon et vida le tube dans sa main. Il fit la même chose avec le deuxième tube. Avant de remplir un verre d'eau. Il mit les cachets dans sa bouche. Il avala l'eau. D’abord, ses sanglots l’étouffèrent et manquèrent de lui faire recracher le liquide dans l’évier. Mais il le fit. Il avala ces foutus cachets, assez pour ne pas se réveiller. Il l'espérait, alors qu'il se laissait glisser jusqu'au sol.
◊◊◊◊◊
Depuis qu'il a commencé à travailler au Bookworm, c'est la première fois que Skyler se retrouve à faire la fermeture. Bien sûr, il l'avait déjà fait dans les différents endroits où il a pu travailler jusqu'à présent, donc ce n'est pas vraiment nouveau, mais c'est tout de même étrange. C'est la première fois qu'il voit le café complètement vide. Baigné par la lumière orange du crépuscule.
Il a déjà retourné le panneau sur la porte pour avertir de potentiels clients que l’heure de fermeture est passée mais il a encore du travail. Il vient de finir de compter les recettes de la journée et il est en train de faire la vaisselle des derniers clients. Les manches de sa chemise noire remontées jusqu'au-dessus des coudes et son éternel bracelet au poignet gauche. Un sourire amusé se glisse sur ses lèvres alors qu'il repense à la réticence de Vera à partir avant lui. Pas parce qu'elle n'a pas confiance mais parce qu'elle ne voulait pas lui laisser tout à faire tout seul. Elle a prévu une soirée avec Oliver et ce n'est pas parce que Poppy a dû partir plus tôt elle aussi que Vera devait abandonner son petit ami. Il n'est pas sûr de ce que pense Oliver à son propos mais être la cause d'une soirée annulée ne les conduira pas à une relation amicale.
Presque deux semaines sont passées depuis qu'il a couché avec Jackson et il le voit tous les midis. Ce n'est que pour quelques minutes mais c'est suffisant pour être épuisant. Ils n'ont pas vraiment parlé depuis leur dernière dispute, ceci dit. Se contentant de se saluer vaguement et de faire en sorte que l'ambiance ne soit pas trop lourde quand ils sont dans la même pièce. Skyler n'est pas capable de plus. Il aimerait. Il aimerait être assez mâture pour pardonner les erreurs de Jackson, pour lui pardonner de ne pas lui avoir dit qu'il sortait déjà avec quelqu'un. Il se fiche qu'ils soient un couple libre, Skyler ne veut pas être l'autre. En tout cas, pas avec Jackson. Bref, c'est inutile de se prendre la tête avec ça. Il s'est fait des idées, il a trop espéré. Mais ça, ce n'est pas la faute de Jackson.
Il ferme le robinet après avoir terminé de rincer la dernière petite cuillère. Il la pose sur le côté et attrape un torchon pour essuyer la vaisselle. Précautionneusement, pour ne rien casser. Il se met à fredonner un air qui lui vient en tête, la hanche appuyée contre le bord du plan de travail humide. Il essaie de ne pas penser à Jackson. Mais c'est plus fort que lui, dès qu'il laisse son esprit en roue libre, il finit toujours par repenser à son ex. Et, en ce moment, il se pose des questions. Sur ce petit ami, notamment. Entendre Jackson prononcer les mots « mon cœur » a été tellement choquant. Il s'est toujours dit que les petits noms, ce n'est pas son truc. Mais il pensait aussi qu'il ne sortirait jamais avec un homme bisexuel, alors il n'est certainement pas la personne qui le connait le mieux. À une époque peut-être, mais plus maintenant.. Qui peut bien être cet homme pour qui Jackson a réussi à passer outre sa jalousie maladive ?
Le bruit de la cloche le sort de ses pensées dans un sursaut. Il se redresse en levant les yeux vers la porte et repose la tasse :
— Désolé, on est fermés.
En face de lui, se dresse un homme qu'il n'a jamais vu. Même pas un client qu'il aurait oublié. Seulement un inconnu assez grand – mais pas autant que Jackson. Seigneur, sors-le de ta tête ! Il doit avoir la petite quarantaine, les tempes grisonnantes et quelques rides sur le front. Il avance sans tenir compte de ce que vient de dire Skyler et regarde autour de lui, l'air hargneux. Il passe une main calleuse dans ses cheveux gras.
— Nous sommes fermés, insiste Skyler en s'approchant à son tour.
— Oh mais je veux rien qui vient de ce café de gonzesse ! rétorque l'homme d'une voix bourrue. Je parie que t'as même pas de bière à proposer, de toute façon !
— Tout ce que je peux vous proposer, pour l'instant, c'est de sortir.
Skyler ignore quel est le problème de cet homme mais il ne compte pas le laisser déverser son fiel sans rien dire. Par ailleurs, il a encore du travail avant de pouvoir partir et il a très envie de rentrer chez lui. Avant que l’impoli ne puisse répondre, un second homme entre. Il ne lui faut au serveur qu'un seul regard sur l'un et l'autre pour comprendre qu'ils sont sûrement de la même famille. Il ne les laisse pas parler de nouveau.
— Sortez, s'il vous plaît. Le café est fermé.
— Ça va, ma jolie, on a compris, répond le premier avec un sourire moqueur.
Skyler hausse légèrement les sourcils, un peu surpris mais pas choqué par le surnom féminin. Ce n'est pas vraiment la première fois qu'on l'appelle comme ça, ou autre chose du même genre. Il a même entendu pire. Avec un soupir, il croise les bras sur son torse, tenant toujours son torchon dans sa main droite. Ces deux abrutis ne sont quand même pas venus ici juste pour l'insulter.
— Sois pas méchant, Clive, ou il va penser qu'on est de mauvais bougres.
Ah ça, Skyler se doute bien qu'ils ne vont pas devenir les meilleurs amis du monde. Il reporte son attention sur l'homme qui a parlé, les cheveux châtains comme le dénommé Clive, quoique plus clairs. Il paraît plus jeune. Ou c'est peut-être seulement parce qu'il fait moins négligé. L'homme esquisse un sourire presque sincère sur ses lèvres trop fines.
— On a juste appris qu'il y avait un nouveau serveur ici et... on se demandait quel genre de mec pouvait bien être venu travailler pour ces deux pouffiasses.
Cette fois, le serveur est choqué. Et atterré. Si bien qu'il ne sait pas tout de suite quoi répondre. Mais il ne lui faut qu'une seconde de plus pour comprendre de qui il s'agit : ce sont les hommes qui sont venus menacer Poppy et Vera peu après l'ouverture parce qu'elles ont acheté un local qu'ils voulaient également.
— Maintenant, je comprends, poursuit le second intrus. Il y a bien qu'une pédale pour accepter de se faire donner des ordres par une femme.
— T’as que ça en réserve ? rétorque aussitôt Skyler, à la fois blasé et dédaigneux. En même temps, venant d’un couple de mecs qui se partagent le même neurone, j’imagine qu’il ne fallait pas en attendre plus.
— Ta gueule, toi !
Le visage de Clive est devenu rouge de colère. Sans doute ne s'attendait-il pas à ce que le serveur réponde. Et, encore moins, qu'il les insulte. L'autre homme place un bras devant Clive pour l’empêcher d'avancer davantage. Tout bien considéré, c'est sûrement lui le plus âgé, il semble avoir de l'autorité sur l'autre.
— Fais pas trop le malin, Skyler. Tu ferais mieux de démissionner avant de t'attirer des ennuis.
L'interpellé se mord la lèvre pour retenir un autre sarcasme quant à la faculté de l'homme à savoir lire son nom sur le badge accroché à son tablier. Mais il ne veut pas envenimer les choses, ça ne l'aiderait pas, ça n'aiderait pas les filles et ça n'aiderait pas le café, non plus. Il sort finalement son portable de sa poche pour composer le 911.
— C'est la dernière fois que je vous le demande : sortez d'ici, ou j'appelle la police.
— C'est bon, on part. Mais on va pas t'oublier.
Skyler lève les yeux au ciel en se retenant encore une fois de dire quoi que ce soit tandis que les deux hommes tournent les talons. Il les suit et tire le verrou, pour ne pas être dérangé à nouveau. Bien que, s'ils veulent rentrer, il n'imagine pas qu'une simple porte vitrée puisse les arrêter. Il retourne vers le comptoir et s'y accoude, le regard tourné vers la vitrine. Il souffle pour essayer de se calmer. Au moins il a réussi à leur cacher son angoisse. Pourquoi faut-il que les gens soient toujours aussi agressifs ? Est-ce si compliqué que ça d'être civilisé et de ne pas insulter les autres ? Pourtant, il a eu l'occasion de rencontrer beaucoup de gens, des personnes très différentes, il ne devrait pas être surpris par la bêtise humaine.
Environ quinze minutes plus tard, il est en train de passer la serpillère dans la salle quand son portable sonne. En voyant s'afficher le nom de Vera, il retient un soupir et décroche :
— Je suis pas certain qu’Oliver apprécie que tu appelles un autre homme alors que vous êtes à un rendez-vous en amoureux !
— Je viens déjà de passer dix minutes au téléphone avec Mme Rice, il est plus à ça près.
— Mme Rice ? De la pharmacie au bout de la rue ? Pourq-Oh…
Il se pince l'arête du nez en se retenant encore de soupirer. Les vieux sont toujours tellement bavards. Mais, cette fois, il n'y a pas trente-six raisons pour qu'elle ait contacté Vera.
— Elle m'a dit que tu as eu la visite des Hawthorn.
— Deux hommes sont venus, oui, mais ils n'ont pas pris la peine de se présenter. Je ne suis même pas certain que le plus moche des deux s'appelle vraiment Clive.
Le rire de Vera à l'autre bout du fil l'aide à se détendre. Il met le haut-parleur pour continuer sa besogne pendant qu'ils discutent. Il fait de son mieux pour la rassurer et la convainc même de ne pas prévenir Penelope. La pauvre n'a pas besoin de s'inquiéter de ce genre de chose dans son état.
— Tout ira bien, ne t'en fais pas. Je viens de finir le ménage, alors je vais rentrer chez moi et oublier ces deux abrutis. Fais pareil.
— D'accord. J'ai compris. Mais je vais sûrement avoir besoin d'un verre ou deux pour réussir à me détendre. Je te laisse tranquille.
— Amusez-vous bien.
Il raccroche et range le balai avant de récupérer ses affaires et de finalement sortir du café. Il prend bien soin de baisser le rideau de métal et jette un œil autour de lui. C'est son côté parano qui le pousse à s'assurer que les deux hommes ne sont pas encore dans les parages. Heureusement, ils ne sont pas en vue. Par contre, Mme Rice est à nouveau devant sa pharmacie. En passant à côté d'elle, il lui adresse un signe de tête poli avant de prendre le chemin de la station de métro. S’il lui parle, elle va lui tenir la jambe pendant dix minutes, à lui aussi. Il n'aime pas les commères. Les gens qui ne savent pas s'occuper de leurs propres affaires. Après tout, ça lui a déjà coûté son ancien job.
Annotations