Le bonheur
- Comment ça se fait que je me sente heureuse alors que je ne fais rien ?
Félicia, surnommée "Chouchoute" par sa mère, étalée sur un pouf, regardait par la fenêtre de sa chambre. Son amie Azura, également affalée, de telle manière qu'elle pouvait à peine apercevoir son interlocutrice, mit un moment avant de répondre.
- C'est justement parce que tu ne fais rien que tu te sens heureuse.
- Non, d'habitude quand je ne fais rien, je m'ennuie.
Azura paraissait perdue dans ses pensées, parce qu'elle prenait beaucoup de temps pour répondre. Mais ça n'agaçait pas son amie, plongée dans un état doucement cotonneux. Félicia attendait vaguement une réponse.
-Tu dis que tu te sens heureuse ?
- Oui c'est ça.
- Comment ça ?
- Beh, je me sens bien quoi.
- C'est à dire ?
- ... Si tu continues à me poser des questions de ce genre, je vais pas tarder à m'énerver, et je pourrais plus te répondre, parce que je ne me sentirais plus bien.
Azura regarda à son tour par la fenêtre. Se sentir bien simplement parce qu'on regarde un horizon vague ?
- Moi je suis bien quand je mange une glace au café.
- C'est justement ce que je dis : pourquoi je suis bien alors qu'il ne se passe rien ?
- A force de te poser la question, ton bien-être ne va pas tarder à disparaitre.
- Et si c'était au contraire parce que je me pose la question que je me sens bien ?
- Réfléchis : avant de te poser la question, tu te sentais déjà bien, donc ce n'est pas ton questionnement qui a provoqué le bien-être.
- T'as raison, mais peut-être le questionnement amène le prolongement du bien-être.
- P'tête. T'as du faire un truc aujourd'hui qui explique que tu te sentes bien maintenant.
- Ben je cherche depuis tout à l'heure, et je ne trouve pas.
- Mais tu es bien depuis quand ?
- Je ne suis pas très sûre, il me semble que c'est depuis qu'on est ici.
Azura se redressa sur son pouf, pour croiser le regard de son amie.
- C'est moi qui t'envoie des ondes positives.
Et elle fit des mouvements de ses doigts pour mimer ses paroles. Félicia ne put réprimer un sourire.
- C'est marrant, je me sens bien et pourtant je ne ris pas.
- On rit quand on fait une blague ... ou quand le garçon que t'aime pas se casse la figure.
- Ouais c'est vrai, en fait on rit quand on se sent pas si bien que ça, et quand on est vraiment bien, on ne rit plus.
- En parlant de ça, peut être que ça vient d'un garçon. Tu penses à quelqu'un, en ce moment ?
Azura avait pris son ton caractéristique d'invitation à la confidence, un timbre velouté de nature à provoquer l'abandon de l'âme.
- Non.
- Tu me dirais si c'était le cas ?
Azura maintenait son ton hypnotique, comme si elle croyait pouvoir faire avouer son amie, même si cette dernière souhaitait garder le secret. Félicia lui envoya un coup d'oeil goguenard.
- Oui, je te le dirais.
A cet instant, Ronron, le chat de l'adolescente, étira une de ses pattes en direction de sa maitresse. On le voyait à peine émerger d'un petit panier que lui avait confectionné Félicia.
- J'ai aussi câliné Ronron tout à l'heure, mais d'habitude ça ne produit pas d'effet particulier. Enfin je veux dire sur le moment oui, mais une fois le câlin terminé, l'effet disparait.
Pour toute réponse, Azura se mit à étudier attentivement le chat.
- Tu sais que le chat ressemble à un émetteur d'ondes. Regarde ces moustaches. De là partent des ondes qui viennent te toucher et résonner en toi, quand tu présentes une certaine position.
- Qu'est ce que tu racontes ?
- Si, c'est vrai, c'est comme avec mon vieux poste de radio. D'habitude, il ne capte aucune station, mais quand je le tourne d'une certaine manière, j'entends de la musique, avec le chat c'est pareil : si tu es tournée d'une certaine manière, tu reçois les ondes qu'il envoie. Ce qui explique que la plupart du temps, le chat n'a aucun effet sur toi, mais que ce soir il en a un.
- J'espère que tu ne crois pas à ce que tu dis ? Mais tu n'as pas l'air de plaisanter, tu m'inquiètes là.
- Et pourquoi pas ? Regarde ses oreilles. On dirait des paraboles pour envoyer des signaux plus puissants, comme les grands émetteurs.
- Arrête avec ça.
- Tous les grands savants ont été moqués quand ils ont fait une découverte incroyable.
- C'est ça, tu viens de découvrir le secret du bonheur, qui viendrait des ondes envoyées par les chats?
- Oui, mademoiselle, quand Pasteur a dit à tout le monde que les maladies viennent de petites bébêtes invisibles à l'oeil nu, qui entrent dans le corps, ça paraissait incroyable à l'époque, bien sûr que tout le monde s'est foutu de lui.
- D'accord, d'accord ... Mais si on suit ton raisonnement, si je change de position, je ne devrais plus recevoir les ondes de Ronron ?
_ J'imagine, oui.
Félicia se tourna et se retourna, se leva, prit une pose compliquée, et se rassit.
- Je n'ai pas noté de changement dans mon humeur.
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