Chapitre 14 : Le jour où je faillis encore mourir
J’entendis confusément des bruits et odeurs familières : celles désagréables des voitures qui dégageaient leur gaz d’échappement, des coups de klaxons, une foule qui circulait ainsi que toutes les activités d’une mégapole grouillant de vie. J’ouvris les yeux.
Des silhouettes défilaient devant moi, comme dans un brouillard. Une poussée d’angoisse m’envahit tandis que je perdais l’équilibre et tombais sur les fesses. Je ne savais pas où j’étais et me sentais extrêmement vulnérable. Avec difficulté je tentais de me relever mais je ne tenais plus sur mes jambes. J’avais un mal de tête comme jamais je n’en avais eu et la bouche pâteuse. Je me sentais nauséeux, incapable de réprimer mon estomac qui se tordait dans des spasmes douloureux. Puis je me retournai, vomissant tout ce que je pouvais contre le mur de brique derrière moi.
Un goût acide et âcre me picotait la langue. Je sentis des regards posés sur moi. Je tournai la tête vers la rue et deux personnages flous me dévisageaient. Ils devaient penser que j’étais en train de rendre tout l’alcool ingurgité la veille. D’autres passaient, indifférents à ma détresse. Mais je m’en fichais, je ressentais les effets d’un épuisement total. N’ayant plus aucune force, je sentis ma tête flancher avant de sombrer dans l'inconscience.
Je sentis des mains qui me secouaient. D’autres me tapotaient les joues. La conscience me revint. D’un revers du bras, je chassais les doigts qui m’enserraient. La tête encore endolorie, j’ouvris lentement les yeux et vis un homme qui me fixait. Des visages formaient un dôme au-dessus de moi. Certains me souriaient, sans doute soulagés de me voir refaire surface. J’aurais aimé leur sourire en retour mais je ne le pouvais pas.
Je me sentais si mal, tellement faible et vulnérable !
Malgré tout, je réussis à me redresser et à m’adosser contre le mur afin de découvrir les lieux. Une bonne odeur parvint à mes narines, qui me rappelait les plats d’un restaurant mexicain où j’allais parfois. Je levai les yeux et aperçus l’immense structure reconnaissable parmi toute qui s’élevait à un pâté de maisons : l'Empire State Building. Sa simple vue me rassénéra.
Les personnes attroupées se mirent à s’exprimer rapidement en anglais, mais mon cerveau était trop en compote pour en comprendre le moindre mot.
Malgré mon désarroi, une évidence s’imposait à moi :
« J’y suis arrivé. »
J’étais à New York !
C’était tellement improbable que j’en aurais ri de soulagement si je ne me trouvais pas dans un état aussi pitoyable. Je n’avais qu’un désir : dormir. M’enrouler sur moi-même et m’abandonner à Morphée pour simplement oublier cette douleur qui me taraudait le crâne, cette nausée qui ne me quittait pas et cet état d’épuisement qui engourdissait mes membres et me demandait un effort conscient pour chaque mouvement de mon corps courbaturé. En réalité, je me sentais comme si je venais de prendre non pas le verre, mais le quinzième verre de trop.
Je devais trouver un endroit calme pour me reposer, mais ma tête s’alourdissait de minute en minute. Je voulus me relever mais mes membres semblaient peser des tonnes. Mon cerveau était comme court-circuité et ma lucidité restait en veilleuse, incapable d’établir un plan ou de trouver une solution.
Les passants qui se préoccupaient de mon état tentaient à présent de dialoguer avec moi tandis que d’autres appelaient probablement des secours. Bien qu’entouré, je me sentais seul et abandonné. Je cherchai de l’aide, mais un seul nom me vint à l’esprit : Astérion…
Je l’appelai de toutes mes forces mentales mais aucune réponse ne me parvint.
J’étais désespéré, au bord de la panique. J’avais besoin de son aide, de ses forces. Même ses sarcasmes auraient été les bienvenus. Mais, seul le silence répondit à ma détresse. Je réitérai ma demande sur un ton plus pressant, mais rien n’y fit. Sans doute, mon corps sollicitait le peu d’énergie qui me restait pour assurer ma survie et ne me permettait plus de communiquer avec Astérion.
Ces derniers jours, je m’étais efforcé de me faire à l’idée d’avoir des pouvoirs extraordinaires. Non seulement j’avais perdu ces pouvoirs, mais je me sentais faible et vulnérable et je détestais ça.
Il fallait que je bouge. Dans une ultime tentative, j’essayai de me relever avant de retomber lourdement. L’homme qui m’avait réveillé, tenta dans un premier temps de m’en empêcher. Mais je persistai, mû par une volonté farouche. Sentant ma détermination, il finit par m’offrir son aide. Une fois sur pieds, je le gratifiai d’un maigre sourire avant de retirer mon bras de son épaule. Les autres restaient néanmoins inquiets, constatant que je tenais à peine sur mes jambes. Je ne pouvais pas les laisser m’embarquer dans un hôpital ou autre établissement de ce genre.
Les paroles lointaines d’Astérion me revinrent en mémoire :
« Mon énergie est capable de guérir n'importe quoi. »
M’accrochant à cette phrase, je fis un pas.
« Laisser mon corps se soigner… pensai-je avec lenteur. »
Je fis un second pas, puis encore un autre. Titubant, comme ivre, j’avançai lentement, mal assuré, à la recherche d'un endroit isolé. Chaque pas menaçait de me mener vers le gouffre de l’inconscience mais je luttai vigoureusement pour ne pas chuter. Le groupe s’écarta. Je le remerciai d’un mouvement de tête. Aucun d’eux n'essaya de me retenir.
Je me trainai, m’appuyant aux rambardes et aux grilles d’entrées des immeubles, aux lampadaires et aux feux de signalisation pour avancer. Ignorant tout ce qui m’entourait, des passants qui m’évitaient aux voitures qui roulaient à quelques mètres de moi, je traversai par deux fois le boulevard. Je luttais de toute ma force pour ne pas m’écrouler, gardant le regard obstinément braqué vers l’avant.
Je bousculai néanmoins un passant qui m’insulta avant de poursuivre sa route. Et pourtant, je tins bon. Je pus finalement m’adosser à un immeuble. Je relevai la tête, mais la hauteur des gratte-ciels me donna le vertige et la nausée reprit. J’aperçus une impasse comme il en existe des centaines à New-York. Je m’y engouffrai sans la moindre hésitation, avec l’espoir de passer inaperçu et de dormir pour reconstituer mes forces. Je parcourus quelques mètres avant de m’effondrer dans la puanteur d’une poubelle.
C’était un véritable miracle d’avoir pu arriver jusqu’ici.
L'odeur nauséabonde souleva mon estomac et je vomis à nouveau. Je n’avais plus rien dans le ventre et chaque spasme qui me parcourait était une torture. Cette longue marche m’avait achevé. Tout était flou à présent. Mon cœur battait la chamade dans ma poitrine. Tous ces symptômes commençaient à vraiment m’inquiéter et je me demandais si j’allais m’en remettre un jour. Et pour achever le tableau, ma tête comme mes paupières devenaient extrêmement lourdes. J’avais beaucoup de mal à les tenir ouvertes. Je ne pensais qu’à une chose, poser ma tête quelque part et me laisser bercer dans les bras douillets de Morphée.
Malgré la furieuse envie qui me tenaillait, je luttai contre le sommeil. Je ne pouvais pas m'endormir tout de suite.
Lutant à la fois contre la douleur, l’engourdissement de la fatigue, et le froid qui se révélait mordant, je murmurai faiblement :
« Astérion ? »
Le mot qui sortit devait plutôt ressembler à « Galfrion ».
Renonçant à parler, je renouvelais un appel mais mental cette fois-ci. Aucune réponse. J’appelais l’Eternel une seconde fois, puis une troisième. Son prénom résonna dans ma tête avant que finalement, au bord du désespoir, je distingue un vague son. Puis il se répéta avec plus de précision. Je finis par le discerner plus distinctement, encore lointain et enfin plus compréhensible au point de deviner des mots et reconnaître mon prénom.
Lorsque je saisis enfin le ton de la voix, une bulle d’espoir naquit dans mon cœur tandis qu’une énergie diffuse se propageait dans mon corps.
« Peter ? Tu vas bien ? »
La respiration haletante mais rassuré de l'entendre, je dus retenir un soupir de soulagement. Je lui répondis aussitôt :
« Impeccable.
— Non pas impeccable ! Tu as vu ton état !
— C’était ironique, ne parle pas aussi fort ! grimaçai-je la tête sur le point d’exploser. J'ai assez mal à la tête comme ça !
— Ah… »
Je tendis une main faible vers mon épaule pour faire glisser la lanière afin de me soulager du poids de mon sac à dos. Je l’ouvris maladroitement, mes mains refusaient de m’obéir. Je réussis finalement à m’emparer d’une barre chocolatée ainsi que de ma bouteille d'eau. Je retrouvai mon calme, la voix d’un ami et ma lucidité. J’avais une faim de loup. C’était bon signe ! Je commençais à maîtriser à nouveau la situation.
Une fois ce petit en-cas englouti, ma vue redevint à peu près nette même si la fatigue enveloppait toujours mon esprit d’une brume somnolente. Quelque chose se frotta alors contre moi. J’eus à peine la force de sursauter, mais pas assez pour reculer. C'était un chat, domestiqué probablement. Il bondit aussitôt, effrayé par ma réaction, avant de revenir doucement vers moi, sans doute à la recherche d’une bienfaisante et rassurante chaleur.
« Coucou toi, soupirai-je en tendant ma main. »
Il vint s'y frotter en ronronnant. Le frisson régulier qui parcourait le chat suffit à m’apaiser. Tout en le caressant, je pris enfin le temps de scruter mon environnement avec plus de lucidité. Là-bas, sur l’avenue, les voitures et les bus effectuaient leur bruyant va et vient. Une marée humaine circulait et formait deux courants opposés. Je ne savais pas où j'étais mais l'Empire State Building n'était plus en vue. Je pris conscience de l’exploit que je venais de réaliser : j'avais réussi la translation des côtes françaises à New York.
« On est aux États-Unis, Astérion, dis-je enthousiaste.
— Il semblerait, confirma ce dernier. »
Après un instant à savourer cette nouvelle, je demandai :
« Mais c'est normal que je sois dans cet état ?
— La distance que tu as parcourue a été très vorace en énergie, m’expliqua-t-il. Et comme tu possèdes tes pouvoirs depuis peu, tes propres réserves sont faibles. Sans moi pour t'épauler, je ne pense pas que tu aurais réussi. »
J'étais trop épuisé pour m'agacer. J’avais encore failli mourir par sa faute. Après avoir tâté tout mon corps pour vérifier que tout était en place, j’ajoutai :
« Au moins on a fait le plus gros du trajet...
— Mais ce n'est que le début je le crains. Les Elementaris sont bien plus à l'ouest. J'ai l'impression que nous nous sommes à peine approchés d'eux. »
Ma joie passagère disparut. Je n'avais pas spécialement envie de translater à nouveau pour le moment. De toute façon je m'en sentais bien incapable.
Je le questionnai malgré tout :
« Tu penses à l'ouest comme la Californie, ou plus vers le nord-ouest côté Canada ? Ou encore le sud-ouest vers le Mexique ? Parce que l'ouest c'est vague et je suis limité en photo… J’ai besoin de plus de précision ou jamais on n’y arrivera ! »
Après un instant de réflexion, il répondit :
« Sous cette forme je suis incapable de les localiser avec précision. Mais vu que je sens une grande énergie lumineuse à une grande distance vers l'ouest, je pense qu'ils sont en direction de la Californie. J'en saurai plus une fois que nous nous serons rapprochés.
— Bien, on peut éliminer Chicago alors. On se base donc sur Las Vegas, Phoenix et Los Angeles. En espérant qu'ils ne se trouvent pas trop loin d'une de ces villes autrement je vais avoir de la marche. Maintenant, je vais devoir dormir un peu avant d'être capable de translater à nouveau.
— Repose-toi, souffla-t-il. Ensuite nous partirons pour Phoenix. Mais pour te répondre, je pense qu'ils se sont installés non loin d'une ville humaine afin de garder un œil sur eux. Du moins je l'espère. »
Avec ma chance habituelle, ils se trouvaient probablement en plein milieu du désert à plusieurs dizaine de kilomètres de Las Vegas et là, j'étais sûr de ne jamais les rejoindre en vie. Ah oui, j'avais déjà dit quelque chose de semblable plus tôt.
Je scrutai les alentours. Dormir dans une ruelle comme un sans-abris ne me tentait pas mais j'étais bien trop exténué pour chercher un meilleur confort. Le chat se frotta une dernière fois à moi avant de s'enfuir. Après m'être dissimulé derrière une poubelle, je m’allongeai, la tête sur mon sac en guise d’oreiller, trop heureux de fermer enfin les yeux sans prendre la peine de sortir mon duvet.
En moins d'une dizaine de secondes, je m'étais endormi.
Je me réveillai près de quinze heures plus tard, d'après Astérion. Le soleil était quasiment couché mais je me sentais en bien meilleure forme. Pas aussi en forme que je l'aurais souhaité après avoir dormi autant, mais au moins je n'avais ni mal à la tête, ni vertige.
C'était un bon point.
Après une brève concertation, nous décidâmes qu'il serait plus prudent d'attendre le lever du jour pour partir : la lumière de la lune n'était pas aussi facile à utiliser que celle du soleil pour la translation, car moins intense que ce dernier. De plus, rester ainsi caché à discuter avec Astérion ne me déplaisait pas en dépit de mon habitat de fortune. Car oui, ce n'était pas de gaîté de cœur que je restais dans cette impasse. Les alentours étaient pleins de déchets et l'odeur insupportable emplissait mon nez de miasmes putrides, d’émanations d’œuf pourri et de chaussettes sales. Sans une extrême fatigue, jamais je n'aurais pu m'endormir dans un pareil endroit. Les New-yorkais jetaient encore plus de déchets que les Parisiens ! Ils ne risquaient pas d'avoir le prix de la meilleure ville écologique cette année !
Je vis d'autres chats qui me rendirent visite et aperçus même la queue d'un rat. Si cet endroit me répugnait, il avait au moins le mérite de m’assurer la solitude espérée.
Finalement, le matin apporta les camions bennes, les bruissements des stores qu’on levait, puis la circulation s’intensifia avant que les new yorkais ne descendent dans la rue, encore ensommeillés. Heureusement, personne ne vint me déranger et je partageai mes remarques avec Astérion qui, lui, n'avait pas besoin de dormir. Cela faisait plus d'une journée que j'étais parti de mon cher pays et jamais je ne me serais douté devoir dormir à la belle étoile au milieu des poubelles dans la froideur de la nuit new yorkaise.
Lorsque le soleil fut suffisamment haut dans le ciel, je pris appui pour me relever mettant la main dans quelque chose que j’espérais ne pas être du vomi. En tout cas, juré, ce n'était pas le mien !
Je sortis ma photo de Phoenix, souhaitant quitter cet endroit au plus vite, outrepassant ma crainte de finir dans le même état après une nouvelle translation. J'allais visualiser le lieu tout en prévenant Astérion afin de renforcer notre lien, lorsque mon ventre émit un gargouillement. À mon âge, on ne pouvait se contenter de barres chocolatées pour calmer la faim.
« Ça te dérange si on fait une pause petit-déjeuner ? demandai-je au dieu avec un léger sourire gourmand en coin.
— Si on doit faire une pause à chaque ville, on n’est pas rendu… maugréa ce dernier. »
Je pris cette réponse pour un « oui » et m’élançai gaiement à la recherche d'un café ou restaurant dans l’espoir d’un brunch. Les salons de thé et les coffee shop ouvraient dès six heures. Il devait donc être possible d’avaler quelque chose de chaud. Voire même déguster un croissant. J’en frissonnai de plaisir avant de me rendre compte qu’il y avait un souci.
Je n'avais pas un dollar en poche. Il restait bien les quelques euros de la vente de la moto mais je n’avais aucune idée d’où se trouvait la banque la plus proche, ni même si j’aurais assez pour satisfaire ma faim.
« C'est fort dommage, ricana Astérion.
— Très compréhensif de ta part comme toujours, grommelai-je en faisant demi-tour. »
Je dus me rabattre sur des pâtes de fruits totalement aplatis. Quel crétin partait dans un pays étranger sans aucun billet sur lui ? Apparemment, il n’y avait que moi. Bon j’étais parti de manière précipitée, mais quand même…
Après en avoir grignoté deux pour apaiser ma faim dévorante, je sortis la photo de Phoenix. La distance entre Phoenix et New-York était d'environ trois mille cinq cents kilomètres. Je l'avais noté derrière la photo, je n'avais pas une si bonne mémoire que cela. Même si elle était moins grande que celle entre Vannes et New-York, cela restait une bien grande distance. J'avais récupéré des forces et espérais ne pas finir dans le même état que la première fois : je ne pouvais pas me permettre de rester deux ou trois jours dans chaque ville dans un état semi comateux !
Après concertation avec Astérion, et une prière silencieuse, je me concentrai sur notre nouvelle destination. Je mémorisai la photo de Phoenix avec minutie. On pouvait y voir le square City Scape. En face de moi des escaliers, entourés d'arbres, qui menaient sûrement vers le centre de la place. À droite et à gauche, au bord du cadre, de grands bâtiments avec notamment une boutique de sandwich dont le nom commençait par Pot, le reste étant hors champ. Je visualisai l’emplacement et Astérion vit que j'étais prêt car ma peau me picota légèrement, comme si je prenais feu, avant de ne plus rien entendre et de disparaître dans un flash.
L’assourdissement éphémère qui me frappa à nouveau fut plus supportable que le précédent, mais pas pour autant plus agréable.
La fatigue me frappa dès que je repris forme. Plus tolérable mais écrasante malgré tout, je perdis l’équilibre en rouvrant les yeux sans pour autant sombrer dans l’inconscience.
Après quelques brèves secondes pour retrouver ma stabilité, je vis que je m’étais bien débrouillé : je me trouvais à l'endroit exacte d'où avait été prise la photo. Les bâtiments décrits plus tôt se trouvaient juste devant moi. Mais ce que je ne savais pas, c’était que ce shoot avait été pris depuis une route et non pas d’un trottoir. Mon cerveau mit un instant à percuter, encore désorienté par mon arrivée soudaine. Un instant de trop.
C'est à ce moment-là que tout se gâta.
La voiture n'eut même pas le temps de klaxonner et malgré mes nouveaux réflexes, je ne pus anticiper l’impact. Je fus projeté sur le capot avant de bouler sur le toit du véhicule. La Mercedes noire s’arrêta quelques mètres plus loin, ses pneus crissant sur le bitume. Sonné, je tentai de me relever. Sans succès. J'étais incapable de rétablir mon équilibre. J’avais l’impression d’être sorti de space-moutain à Disneyland. De plus, j'avais mal aux côtes et aux jambes principalement, surtout sur le côté gauche là où la voiture m'avait heurté.
J'entendis un attroupement se former autour de moi et comme la première fois, je ne comprenais pas ce qui se disait. Je réussis seulement à capter un mot en anglais : fou. Cela résumait plutôt bien la situation. Je commençais à sérieusement détester la translatíon !
« Visualise quelque chose ! Vite ! ordonna Astérion d'un ton pressant. »
La seule image qui me vint, suite à ses paroles, fut celle d'une forêt paisible. Je ne savais pas d'où cette vision m’était venue mais je la voyais plus distinctement encore que tout ce que j’avais imaginé jusqu’alors. Provenait-elle d’un souvenir ? Avec ses arbres sans feuille et son soleil fleurissant, elle était si apaisante.
Après ma nuit au milieu des poubelles, cette vision paradisiaque m’attirait comme un aimant.
Je réalisai alors, malgré mon coup sur la tête, que je ne savais pas si c'était un rêve, un souvenir ou une simple hallucination causée par ma chute. En tout cas, je n'arrivais pas à me rappeler y être déjà allé auparavant. Et si ce n’était que le fruit de mon imagination ? Si cette forêt n'existait pas ? Nous allions disparaître purement et simplement car nous n'avions pas de véritable destination !
Avant de pouvoir y réfléchir, je sentis mon corps picoter tandis que mes poils se hérissaient. Astérion allait nous translater.
« Non attends… tentai-je de dire à haute voix malgré la douleur. »
Mais je n'en eus pas le temps.
Ma voix se coupa tandis que les bruits des passants s’estompaient. En un instant j'étais dans le vide et le silence le plus absolu. Pendant un horrible instant, je sus que j’allais mourir.
Et je l’acceptai. Puis un choc survint, et enfin le néant.
À mon réveil, je me retrouvai allongé sur un sol moins dur que le goudron dont mes bras avaient gardé des traces de brûlures. Quelque chose de froid et mou. De la terre humide ? Je mis un moment à reprendre entièrement conscience de mon corps. Et qu'est-ce que j'avais mal ! Le souvenir de la voiture me percutant et mon départ en catastrophe me revinrent en un éclair. Je tentai de contacter Astérion mais de nouveau pas de réponse.
Je grinçai des dents : j’en avais ma claque !
Je fis le point sur mon état : j'avais le corps tout endolori, comme s'il était ankylosé. Je venais de translater deux fois d’affilée sur une longue distance. Je devais espérer et attendre de pouvoir me relever afin de découvrir mon nouvel environnement
Après quelques minutes je pus enfin bouger les mains. Comme si mon sang circulait de nouveau dans mes membres. Mes jambes suivirent peu après. Tout en serrant les dents, je finis par me retourner sur le dos. L’effort me fit grimacer. Après quelques coups d’œil, je pus confirmer que j'étais encore entier. Cette fois je ne me retins pas et soupirai de soulagement avant de fixer le ciel en profitant de ce calme imperturbable.
Rien ne brisa le silence et je le savourai royalement.
Ma vue redevint totalement claire après une bonne quinzaine de minute, tandis que ma tête cessa de flotter dans les nuages et me permit de réfléchir avec clarté. Le soleil était haut dans le ciel, on devait être en plein milieu de l’après-midi. Je scrutai les alentours pour découvrir, sans surprise, le paysage de ma dernière pensée. Certains arbres aux troncs sinueux trônaient au milieu d’un tapis de feuilles dont les touches jaunes, rouge vif, rouille, oranges annonçaient la fin de l’automne.
Derrière moi, à quelques mètres, se dressait un colosse végétal au tronc gigantesque. Je me traînai jusqu'à lui et m’y adossai. Cet effort m’avait quelque peu essoufflé. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine, je restai tranquille afin de reprendre ma respiration. J'allais vraiment devoir me mettre au yoga pour apprendre à calmer mes nerfs, ils étaient mis à rude épreuve ces derniers temps.
De ma main gauche, je tâtai mes côtes. Grâce à mes connaissances, je pus dire qu'elles n'étaient pas cassées mais que l’impact les avaient bien secouées quand même. La douleur qui irradiait d’elles, vive et taraudante ne me laissait aucun doute sur la violence du choc. Mais elle était supportable. C'était encore un miracle que je sois indemne. Excepté ma peau brûlée et mon nouveau jean déchiré par le frottement sur le sol, je n’avais aucune blessure apparente. Mes vêtements ne duraient plus très longtemps avec moi, à mon grand dam.
Une chose me chiffonnait. À la suite de cet accident qui aurait pu être mortel, je m’étonnai d’être toujours indemne. Je dus me rendre à l’évidence que la chance ne pouvait en être l’unique raison. Pas autant de fois. Les pouvoirs d'Astérion m'avaient non seulement rendu plus fort, mais aussi beaucoup plus résistant. Autrement, j'étais certain que jamais je ne serais sorti sauf de toutes ces aventures.
Sans prévenir, la conscience d'Astérion s’imposa à moi.
« Peter ? Tu m'entends ?
— Oui, répondis-je avec désarrois. Mais ne me demande pas encore si je vais bien car tu sais déjà la réponse ! J’en ai marre d’être malmené sans arrêt !
— Tu es en vie, ne te plains pas !
— C’est vrai que c’est tellement réconfortant, soupirai-je avec sarcasme. Par contre, j'ai vraiment réussi à nous transporter ici immédiatement après la première translatíon ?! »
J'avais du mal à croire que j'avais réussi à translater malgré la fatigue qui m'avait frappé en arrivant à Phoenix. Sans oublier l'accident qui n'avait rien arrangé.
« Non, ça c'est mon œuvre, répondit l'Eternel. J'ai dû employer ma propre énergie pour nous transporter car tu en étais incapable. Mais avec ces stupides chaînes qui restreignent mon pouvoir, je n'ai pas pu nous emmener bien loin. Heureusement que l'endroit que tu as visualisé était proche. Où sommes-nous d'ailleurs ?
— Aucune idée. »
Il laissa passer un instant de silence avant de demander d'une voix prudente :
« Comment ça tu n’en as aucune idée ?
— Tu as translater avant que j’aie eu le temps de visualiser un lieu, expliquai-je. Cette forêt est la première chose qui m'est venue en tête mais je ne suis jamais venu ici. Je ne l'ai jamais vu de ma vie sinon je m'en souviendrais.
— Tu te rends compte des conséquences si ce lieu n’avait pas été réel ?! On a frôlé la catastrophe et…
— Par ta faute ! le coupai-je. Tu t'es précipité avant que je ne sois prêt ! »
Il devait se savoir fautif car il répliqua calmement :
« Peu importe, j'ai l'impression que nous sommes bien plus proche des Elementaris qu’avant ! »
Je fulminais. Moi je me faisais réprimander à chacune de mes gaffes, comme un enfant à qui on reproche une bêtise. Alors que lui, qui avait failli nous dissoudre dans le néant, ne s’excusait même pas et passait à autre chose comme si de rien n’était ! Objectivité zéro !
Cependant, si je retins mes remarques désobligeantes, c’était parce que sa dernière phrase m’avait pris au dépourvu. Le simple fait de savoir que l’on était proche de notre destination me remonta le moral. On allait peut-être finalement y arriver ! J'avais l'impression d'être parti de Paris il y a plusieurs semaines alors que ça ne faisait que quelques jours à peine. Et pour être franc, ma vie quotidienne commençait à me manquer. J'en avais marre de me faire cogner partout, de m’évanouir à tout bout de champ et d’avoir continuellement la nausée.
« Depuis combien de temps je suis inconscient ? l’interrogeai-je.
— Une dizaine d'heure à peu près.
— Tu sais quelle heure il est ?
— D'après la position du soleil je dirais quinze heures, ce qui confirme mon hypothèse que nous sommes toujours dans les alentours de Phoenix comme le fuseau horaire reste le même. Mais il y a tout de même quelque chose que je n'arrive pas à saisir.
— Quoi donc ?
— Comment peux-tu nous emmener dans un endroit réel que tu n'as jamais vu de ta vie ? Tu n'as pas pu imaginer ce lieu alors qu'il existe bel et bien. Et en plus, il se trouve si proche des Elementaris. Drôle de coïncidence, tu ne trouves pas ? »
Il avait raison mais je ne savais pas comment expliquer ce hasard.
« Je ne sais pas… Peut-être inconsciemment j'ai senti qu'ils se trouvaient par ici, hasardai-je. C'est possible ça ?
— Je n’en sais rien, peut-être… En tout cas, même toi tu dois les ressentir à présent. Je pense même distinguer… »
Il s’interrompit brusquement avant de prendre une voix enflammée :
« Cela expliquerait tant de chose si elle s’y trouve ! »
Son changement de ton si joyeux m’étonna.
« De quoi tu parles ? demandai-je, curieux. Qui ça « elle » ? »
Mais il ne me répondit pas, plongé dans ses pensées. Je tentai de les sonder mais son esprit restait hermétique au mien. S’il ne le souhaitait pas, il n’y avait quasiment aucun moyen que je m’introduise dans ses pensées.
Laissant mes questions pour l’instant, j’en profitai pour reprendre des forces.
Au bout d'une demi-heure, Astérion me répondit finalement qu'il n'avait aucune idée de la manière dont nous avions atterri ici, mais que nous étions proches des Elementaris. Très proches. Même moi je les sentais à présent. J’avais tenté de repérer l’énergie que libéraient ces créatures et qui permettait à Astérion de les localiser. C’était un nouveau sens, assez similaire à l’odorat en soi, à l’exception près que ce n’était pas une odeur mais une présence que je captai. Une impression d’énergie dont la texture lumineuse était indescriptible et m’attirait. Elle semblait bourdonner et m’appeler afin que je la rejoigne. Elle était si douce et chaleureuse que je ne souhaitais rien d’autre.
Je tâtai mes côtes à nouveau : elles faisaient moins mal. Ma résistance physique m'impressionnait. Le Xenos n'avait pas réussi à me fracturer quoi que ce soit et une voiture roulant à au moins 60 km/h non plus. Étais-je indestructible ? Cette idée me fit sourire.
Enroulé dans mon duvet pour me protéger du froid, je m’offris encore une heure, adossé à mon arbre tout en dégustant une pomme et mes barres chocolatées. J'arrivais en pénurie de nourriture, je n'avais pas pensé avoir besoin de manger autant mais les translations me demandaient plus de ressource que je ne l'avais imaginé. Je n’étais normalement pas un goinfre, mais mes pouvoirs semblaient inverser la tendance. Lorsque j’eus repris assez de force, les effets du froid s’atténuèrent. Je pris cela comme un signe d’amélioration et décidai de partir à la recherche de ces fameux Elementaris qui, je l’espérais, allaient m'offrir de la bonne nourriture et un endroit où dormir en paix sans m'évanouir à répétition.
« Je te guiderai, m’assura Astérion. »
Je pris appui sur mes jambes encore un peu flageolantes et engourdies. Puis je suivis les instructions de l’Immortel, commençant ma quête dans la forêt inconnue.
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