Chapitre 16 : Thorlann
Avoir des pouvoirs, au départ c’était sympa.
Je devenais plus fort, plus rapide, capable de prouesses extraordinaires et je possédais à présent un instinct décuplé. Ah et je pouvais me téléporter, ce qui quand même super cool. Mais là, trop c’était trop !
Depuis que je les avais, je ne m’étais pas évanoui une ou deux fois, mais bien cinq fois ! Cinq maudites fois où j’avais perdu connaissance dans des endroits improbables : une forêt, une rue de New-York ou encore sur le toit d’un immeuble ! Sans oublier les autres fois où j’avais failli mourir, là j’avais cessé de compter. Alors d’accord, Astérion m’avait prévenu : plus mes pouvoirs allaient croître, plus j’allais être facilement repérable par les monstres envoyés par Hepiryon pour m’éliminer. L’attaque du Xenos en avait été la preuve. Mais il ne m’avait pas précisé qu’à chaque fois que je tirais trop sur mes capacités, je m’évanouirais !
Lorsque je refis surface de cette énième perte de connaissance, je mis un instant à comprendre les images qui s’offraient à ma rétine. Je sentis d’abord un subtil parfum boisé me chatouiller les narines et je pris le temps de m'en délecter avant d'ouvrir les yeux. L’air frais remplit mes poumons, me donnant l’impression de respirer pour la première fois. Je sentis aussi quelques rayons du soleil caresser doucement mon visage détendu. Finalement j’entrouvris mes paupières, un mince sourire aux lèvres. Ma vue était si trouble qu’il me fallut plusieurs secondes pour distinguer la jeune fille bleue qui épongeait mon front avec ce qui ressemblait à de la mousse.
Mes yeux s’écarquillèrent.
Je me relevai brusquement sous le regard ébahi de la créature qui recula aussitôt. En me relevant aussi subitement, non seulement je fus pris de vertige, mais je faillis m’assommer contre une branche épaisse qui se trouvait juste au-dessus de mon lit. Qui avait eu l’idée de la mettre là ?
« Aïe… maugréai-je en contenant mes larmes de douleur. »
La tête entre mes mains et les dents serrées, je retins un juron.
« Vous allez bien ? »
Je dirigeai lentement mon regard vers l’étrangère qui venait de me poser la question. Au travers de mes yeux embués, je restai stupéfait.
Son visage, beau et enfantin, témoignaient de sa jeunesse. Elle devait avoir à peine treize ou quatorze ans. Ses yeux, d’une couleur turquoise, m’observaient avec inquiétude. Le bleu de sa peau, qui m'avait surpris à mon réveil, était parsemé de petits points noirs autour de son nez fin, qui devaient être des taches de rousseurs. Ses oreilles, pointues aux deux extrémités, étaient chacune percées de deux anneaux d’une blancheur éclatante. Une barrette dorée retenait sa chevelure de jais, dégageant son doux et jeune visage d’une splendeur et d’une grâce irréelle. La robe blanche qu’elle portait et qui descendait jusqu'à ses genoux lui convenait parfaitement et magnifiait sa beauté naturelle. Cela rendait plus gracieux chacun de ses mouvements.
Lorsqu’elle fit un pas vers moi, la mousse humide d’un vert pâle toujours dans sa main, j’aurais eu l’impression qu’elle glissait sur le sol si je n’avais pas vu ses pieds nus. Constatant que j’avais retrouvé mon calme, elle murmura avec douceur :
« Rassurez-vous, vous n’êtes plus en danger.
— Où suis-je ? la questionnai-je, les poings serrés sur les draps qui m’enveloppait avant de découvrir que j’étais entièrement nu. Et où sont mes vêtements ?!
— Je vais vous expliquer mais vous devez tout d’abord vous calmer, m’intima-t-elle le regard presque suppliant. »
Je l’observai un instant, indécis. Je la sentais aussi tendue que moi, peut-être même plus. Mais je savais qu’elle ne me voulait aucun mal. La lumière qui émanait d’elle était d’une chaleur réconfortante au point que mon instinct m’ordonnait de me détendre.
« D’accord, mais puis-je au moins m’habiller ? demandai-je, dissimulant toujours ma nudité sous les draps par pudeur.
— Bien entendu ! répondit-elle aussitôt en saisissant des vêtements qu’elle posa sur le bord de mon lit. Je vous laisse vous changer le temps de prévenir mon grand-père et je reviens de suite. »
Sur ses mots, elle s’inclina et sortit telle une tornade. Je regardai l’endroit où elle venait de disparaître et n’osai me lever et m’habiller qu’une fois avoir compté jusqu’à dix. Je n’étais pas très pudique mais l’idée de me balader nu comme un vers à la vue de créatures étranges ne me tentait pas. J’enfilai la tunique de soie blanche ainsi que le pantalon noir et la ceinture qui m’étaient destinés. Les vêtements étaient à la fois souples, fins et amples.
Toujours pieds nus, je repérai un grand miroir sur ma gauche et m’en approchai. Cette tenue était bien différente que tout ce que j’avais porté jusqu’ici. Je me rapprochai encore plus près pour distinguer plus nettement mon visage. Je n’avais pas beaucoup changé depuis mon départ, mes cheveux étaient simplement plus longs et mes yeux paraissaient plus clairs. Mais plus aucune séquelle n’était visible de mes précédentes mauvaises rencontres, même mes cernes avaient disparu.
Je remarquai alors que ce miroir semblait… étrange. Il était parfaitement lisse mais lorsque mon souffle atteignit sa surface, il se troubla légèrement. Je le touchai du bout du doigt avant de le retirer aussitôt : mon index venait de traverser le miroir ! Et il était mouillé ! Après quelques secondes de perplexité à détailler ce miroir qui ne semblait rien avoir de spécial, j’enfonçai à nouveau mon doigt dans la fine couche liquide. Des cercles concentriques s’étirèrent le long de sa surface.
« C’est de l’eau… murmurai-je, ébahi. »
De l’eau en suspension, parfaitement lisse, faisait office de miroir. Comment le liquide pouvait-il se maintenir à la verticale ? Était-ce de la magie ? Je ne voyais pas d’autre explication plausible. Après plusieurs minutes à l’avoir étudié sous tous ses aspects, je finis par détacher le regard et découvrir le lieu où je me trouvais.
La pièce principale, sobre et aérée, avait des murs irréguliers et parsemés de brèches d’où perçaient quelques faisceaux de lumière. Celui contre lequel reposait le miroir n’était autre qu’un immense tronc dont je ne devais apercevoir qu’une partie. Des branches épaisses sortaient de nulle part au-dessus-de moi et s’emmêlaient tels des danseurs accolés gracieusement. Leurs enchevêtrements permettaient de parfaire cet habitacle atypique. Pour combler les espaces vides que pouvaient laisser ces branches, et ainsi consolider la structure, du bois et des feuillages avaient été rajoutées afin de parachever l’architecture de la pièce.
Quelques meubles, toujours en bois, étaient disposés à divers endroits de la pièce : une table, des chaises, une commode et mon lit. Sur la table étaient posés mes propres vêtements ainsi que mon sac à dos. Une autre porte que j’ouvris par curiosité menait à une salle d’eau où une douche et un lavabo, de la même matière que le reste, m’attendaient. Je visitai ce lieu bien plus grand que l’appartement que j’avais à Paris avec curiosité et attention.
Je me sentais bien ici.
Je conclus ma visite en m’approchant d’une fenêtre. Aucune vitre ne la dissimulait excepté un rideau blanc que je tirai sans hésiter. Un nouveau paysage s’offrit à moi. Je me trouvais en hauteur à près d’une centaine de mètre du sol. Le vent soufflait sur mon visage, plaquant mes cheveux et me forçant à plisser les yeux. En contrebas, herbes et fleurs multicolores envahissaient le sol pour offrir un des plus beaux paysages fleuris du monde.
Sur cette place, des dizaines d’habitacles de bois avaient été groupées pour former ce qui ressemblait à un marché. Des créatures, de couleurs tout aussi variées que celles des pétales qui parsemaient le sol, discutaient et se baladaient, seules ou en groupe. Elles s’arrêtaient devant les étalages des commerces où divers produits et objets, indiscernables d’ici, s’échangeaient d’une main à l’autre.
Alors que je me mettais sur la pointe des pieds pour essayer de mieux les distinguer, un rapace surgit de nulle part et se posa au bord de la fenêtre dans un battement d’aile. Il me semblait que c’était un aigle. À la fois impressionné et surpris par la proximité avec l’animal, je reculai d’un pas tandis qu’il dardait sur moi son regard aux prunelles jaunes perçantes. Il ébroua ses plumes blanches et noires et je remarquai qu’un rouleau de papier était attaché à l’une de ses pattes. L’oiseau de proie resta quelques secondes, perché. Tandis que je me demandais si ce message m’était destiné, il étendit ses ailes et s’envola.
Fasciné, je me rapprochai tout en le suivant du regard.
Il fila en direction de la forêt qui s’étendait juste derrière la prairie fleurie. Loin d’être dense et imperméable comme celle que j’avais traversée, elle laissait deviner de multiples chemins sablonneux ainsi que des cours d’eau qui la parcouraient tel un sinueux réseau de veines pour l’irriguer dans sa totalité. Bientôt, l’oiseau amorça sa descente et je le perdis de vue, dissimulé par le couvert des arbres. Ces derniers étaient hauts et fleuris de couleurs harmonieuses, affichant d’importants feuillages verts alors que l’automne aurait dû les dénuder et leur donner une apparence terne. Des traînées blanches, flagrantes sur l’écorce, prenaient ses droits sur certaines de leurs longues branches. J’en restai abasourdi, pourtant c’était bel et bien de la neige qu’il me semblait distinguer.
Comment pouvait-elle se maintenir dans ce climat ?
Je n’avais pas froid. Au contraire, ma simple et légère tunique me suffisait amplement ou j’aurais eu l’impression d’étouffer. Cela relevait entièrement de l’impossible !
« Ou de la magie… pensai-je pour moi-même. Comme pour le miroir. »
Le soleil, dont les rayons enveloppaient ce décor féérique, débutait peu à peu sa descente en direction d’un immense mur sombre qui le dissimulerait bientôt pour laisser place à la nuit. Simple décor à l’arrière de la marée végétale, cette muraille haute de plusieurs centaines de mètres englobait tout l’arrière champ de sa masse colossale et entourait d’une enveloppe protectrice la terre paradisiaque dans lequel je me trouvais tel le rempart d’une cité médiévale.
Des créatures mythiques vivant à notre insu dans un décor où les saisons semblaient coexister en harmonie et dont le seul rempart avec l’extérieur était une muraille minérale naturelle. Je restais sans voix, ne sachant comme interpréter ce que mes yeux transmettaient à mon cerveau.
Étais-je encore en plein rêve ? Ou en train d’halluciner ?
« La vue te plaît-elle, Peter Leroy ? »
Pris par surprise, je me retournai sur le qui-vive.
Un individu d’un certain âge se trouvait dans l’embrassure de la porte, suivi de près par la jeune fille qui se trouvait avec moi lors de mon réveil. Elle me détaillait toujours avec un mélange de crainte et curiosité.
La peau du nouvel arrivant, de la même couleur que la neige, contrastait avec ses yeux d’un bleu aussi clair que le ciel en ce moment. Ses lèvres pâles affichaient un mince sourire bienveillant tandis que de fines et courtes roches d’une blancheur éblouissante se tenaient droites sur le haut de son crâne. Une simple cape blanche recouvrait ses épaules, par-dessus une tunique grise, assez semblable à la mienne, ornée de motifs argentés.
Une écharpe blanche entourait son cou comme s’il craignait d’avoir froid, ce qui était surprenant étant donné la température.
« Où suis-je ? finis-je par articuler. Quel est cet endroit et qui êtes-vous ? Et comment connaissez-vous mon nom ? »
Pour toute réponse il entra et me sourit.
« Ce sont là beaucoup de question et je vais commencer par répondre à la plus simple : ton nom, je le tiens d’Elysion. C’est à lui que tu l’as donné avant de t’évanouir. Quant à où tu te trouves, tu t’en doutes déjà, n’est-ce pas ? »
Son regard si limpide, empreint d’une grande bienveillance, semblait capable de lire clairement mes pensées. Songeur, je reportai mon visage vers l’extérieur avant de me risquer à une réponse :
« Vous êtes des Elementaris. (Restant un instant silencieux, je murmurai :) Je vous ai bel et bien trouvés…
— En effet. Tu te trouves à Thorlann, la seule et unique cité des Elementaris. Le peuple que je dirige en tant que Kalheni.
— Grand Ancien, traduisis-je avec étonnement lorsque le mot résonna à mes oreilles. »
Les mots étaient sortis tout seuls. Le Kalheni me sourit.
« Je découvre avec ravissement qu’Elysion ne m’avait pas menti : tu parles Esternal alors que plus aucun représentant de ton espèce ne se souvient de l’existence de cette langue.
— Je parle… Quoi ?! »
Totalement désemparé par cette révélation, je tentai désespérément de faire le point sur la situation. Sachant que les Elementaris vivaient cachés, je pensais qu’ils se terraient sous terre dans des galeries souterraines. Et pourtant, non seulement ils vivaient au grand air, visible de n’importe quel avion ou randonneur, mais en plus il m’annonçait que je parlais une autre langue sans même l’entendre !
« Je n’étais pas conscient d’être capable de parler votre langage, expliquai-je finalement avec stupéfaction. Je savais que je la comprenais mais pas que je la parlais. Je vous entends comme si vous discutiez avec moi en français sauf lorsque vous employez certains mots comme…
— Comme Enelsta Lardosa, devina le vieil Elementaris. »
Mon cerveau traduisit automatiquement les deux derniers mots.
« La forêt du Renouveau ? l’interrogeai-je.
— C’est le nom du lieu où se trouve notre cité dont tu viens d’en entrevoir une partie. C’est également celui de la forêt où tu as rencontré Elysion. Pour ton peuple, elle se nomme Los Padres National Forest et se trouve en Californie. Certains mots sont chargées de plus de pouvoir que d’autres et ton cerveau n’a pas d’autre choix que de te les faire entendre tels qu’ils sont. En tout cas, ton don est remarquable, jeune humain. »
Mon cerveau carburait à plein régime. J’étais arrivé à destination après un parcours périlleux dans la forêt, l’escalade de la falaise et la confrontation avec l’ours avant d’être sauvé par ce mystérieux Elementaris et de finalement m’évanouir. Encore.
« Elysion ? répétai-je. Il s’agit du nom de l’Elementaris qui m’a sauvé de l’ours, c’est bien ça ? Celui à la peau rouge ?
— Oui, il t’a ensuite porté jusqu’ici avant de me raconter des choses qui m’ont donné l’insatiable envie de te questionner. Même si j’ai dû me contenir près de quatre jours pour cela.
— Quatre jours ? m’étranglai-je. J’ai dormi quatre jours ?!
— Le prix du pouvoir est lourd de fardeau, surtout pour un homme qui n’en découvre que le potentiel. »
Cette fois je restai bouche bée.
« Comment savez-vous que je possède des pouvoirs ?
— Comment ? s’esclaffa-t-il d’un air amusé. De la même manière, je suppose, que tu as pu retrouver notre trace : le pouvoir de la Création. La lumière qui émane de toi lorsque tu es en pleine forme est aussi perceptible pour nous que la lune en pleine nuit !
— Je ne comprends rien, maugréai-je en m’asseyant sur mon lit. »
L’Elementaris s’approcha de moi avec douceur.
« Je le conçois, dit-il calmement, et j’aimerais pouvoir t’éclairer. Mais avant cela, je dois te poser quelques questions pour t’autoriser à en apprendre plus sur nous. Tu dois comprendre que ta simple présence ici est normalement inconcevable et que, sans une bonne raison, tu ne pourras rester ici plus longtemps. »
Je le dévisageai avant de demander :
« Dans ce cas pourquoi m’avoir hébergé durant mon repos ?
— Parce que nous ne sommes pas des monstres ! s’offusqua-t-il. Et si beaucoup des miens ont critiqué Elysion pour t’avoir ramené, son choix était juste. Et il m’a rapporté des faits sur ta bonté d’âme et ta détermination à nous retrouver parmi cette immense forêt qui montrent que tu es digne de nous rencontrer. Comme marcher des dizaines de kilomètres sans renoncer, secourir un animal voué à mourir ou encore faire face aux obstacles de la forêt qui auraient fait renoncer quiconque sans une volonté sans faille. »
J’ouvris la bouche avant de la refermer. L’Elementaris m’avait observé tout ce temps ? Il m’avait regardé faire face à toutes ces adversités et avait reconnu ma valeur ? Cela allégea un peu mon appréhension face à ces créatures dont je ne savais pas grand-chose en réalité. Ce qui m’inquiétait c’est que je ne semblais pas le bienvenu et que, malgré le respect qu’ils semblaient me porter, je pouvais avoir parcouru ce chemin pour rien.
Je ne pouvais pas me défiler, je devais tout leur dire.
« Je ne suis pas là par hasard, finis-je par répondre.
— Je m’en doute bien, acquiesça le vieil Elementaris avec sérieux. Pour être franc, je me doute déjà de beaucoup de choses mais je dois obtenir les réponses de ta propre bouche pour être certain de la vérité.
— Très bien, que voulez-vous savoir ?
— Tout d’abord, qui es-tu ?
Je le fixai, surpris.
« Vous le savez déjà, je m’appelle Peter et…
— Non, m’interrompit-il sur le même ton apaisant, je parle de qui tu es réellement. De la raison pour laquelle tu démontres un tel potentiel de magie céleste au point de rendre inquiet tout mon peuple du haut de la Tour des Cieux. »
Nous nous fixâmes. Son regard brillait d’intelligence et je me doutais qu’il savait déjà ce que je m’apprêtais à lui dire.
« Je renferme l’esprit d’Astérion, l’Eternel qui vous a créés. »
La jeune Elementaris bleue, que j’avais presque oubliée, glapit tandis que le regard du Kalheni s’assombrit quelque peu. Il patienta quelques instants, me dévisageant comme s’il s’attendait à ce que je me reprenne. Mais je n’en fis rien. Voyant que je restais silencieux, il se détourna et fit les cent pas quelques instants, en pleine réflexion.
Finalement il se tourna vers celle qui l’accompagnait :
« Kacelia, ma chère, va prévenir les autres Kalhn du réveil de notre invité. Utilise Granfieck pour leur porter le message. Ensuite, rapporte à Peter de quoi boire et manger. »
Le sens du mot Kalhn me vint aussitôt, cela signifiait « Ancien ». La fille me jeta un dernier regard anxieux avant d’hocher la tête :
« D’accord grand-père. »
Puis elle sortit tandis que je me relevai, inquiet :
« Qui sont les Kalhn ? demandai-je. Et pourquoi cette réaction ? Je m’attendais à ce que vous soyez plutôt heureux par la nouvelle !
— Et moi aussi ! intervint alors Astérion dans ma tête. Mon retour ne semble pas les ravir ! »
Pour une fois nous étions sur la même longueur d’onde et nous attendions une réponse. Je dévisageai le Kalheni que je dépassais d’une demi-tête. Il hésita avant de prendre une chaise et de s’asseoir face à moi pour s’expliquer :
« Mon peuple a attendu le retour du puissant Astérion durant des siècles. Nous espérions tous le revoir un jour mais aucun de nous, ni même moi, n’imaginait que ce retour serait associé à l’arrivée d’un humain. »
Un léger frisson me parcourut et hérissa un instant les poils de mes bras. Une sensation désagréable qui disparut presque aussitôt.
« Vous espériez voir Astérion lui-même, devinai-je la gorge nouée. »
Il nota ma déception et se reprit :
« Peter, tu dois comprendre que nous attendions notre Créateur depuis si longtemps que nous n’espérions plus son retour. Et rien ne nous indiquait qu’il reviendrait, son corps avait été détruit. J’ai vu de mes propres yeux leur disparition et la terre se briser sous la puissance libérée. J’étais l’un des rares survivants. »
J’écarquillai les yeux en saisissant le sens de ses paroles.
« Vous voulez dire que vous êtes l’un des premiers Elementaris ?! Mais si c’est le cas vous avez…
— … près de six mille ans, termina-t-il dans un rire. Je ne les fêterai que dans trois ans mais oui, je commence à être vieux. Même pour un Elementaris. Mais le fait que je sois l'un des tout premiers formés fait aussi de moi l'un des plus puissants et m'offre donc certains… privilèges. Notamment de vivre plus longtemps que les autres. »
Étrangement, la manière dont il prononça le mot « privilège » me donna l’impression que c’était tout l’inverse. Comme si c'était une malédiction bien plus qu'une bénédiction. J'avais beau scruter son visage, malgré quelques rides et un regard reflétant la sagesse acquise ces derniers millénaires, rien ne laissait prévoir qu'il était aussi vieux.
« Grâce à cela, reprit-il, depuis plusieurs années maintenant j’ai senti qu’il ne tarderait pas à revenir. C’était presque imperceptible, et assez surprenant mais je sentais son pouvoir ressurgir et croître, même sous la forme d’esprit à laquelle il était réduit. Je me doutais qu’il attendait que son âme soit suffisamment forte pour s’accaparer le corps d’un mortel. Mais un jour, son aura qui ne faisait que reprendre des forces a… disparu, sans que j’en devine la raison. Disparu… jusqu’à il y a quelques semaines. Plus diffuse qu’auparavant, j’ai à nouveau ressenti son énergie refaire surface. Lorsque je l’ai senti suffisamment nettement, j’ai usé d’une vision pour le mener à nous.
— Une vision ? répétai-je en fronçant les sourcils.
— L’image de notre forêt, expliqua-t-il. Afin qu’il nous retrouve.
— Alors c’était vous ! Lorsque j’étais à Phoenix, j’ai perçu cette image dans ma tête et c’est comme ça que nous sommes arrivés ici ! »
Il me sourit.
« Je suis satisfait de voir que mes vieux tours ne se sont pas éreintés avec le temps. (Son sourire s’effaça tandis qu’il ajoutait sombrement :) Mais malheureusement, je savais ce que l’arrivée d’Astérion annonçait indirectement : le retour de son frère, Hepiryon. Et c’est pour cela que tu es ici, n’est-ce pas ? »
Je hochai la tête avant d’expliquer :
« Je suis venu de France pour quérir votre aide. Je… (je déglutis avant de poursuivre :) J’ai été attaqué par un Xenos il y a moins d’une semaine maintenant. Astérion l’affirme : Hepiryon est réveillé et va tenter de se réincarner et de me tuer avant cela. Vous devez me préparer à lui faire face ! »
L’Elementaris m’observa sombrement en silence avant de reprendre dans un soupir las :
« C’est bien ce que je craignais… l’histoire menace de se répéter. Ton périple t’a fait voyager bien loin de chez toi, Peter. Si tu le veux bien, j’aimerais que tu me racontes ton histoire. Le repos qui t’a été nécessaire pour reformer tes réserves d’énergies montrent bien que ton voyage jusqu’à nous n’a pas été une mince affaire. »
Je lui faisais confiance, c’était un fait. Il me faisait penser à un grand-père attentionné malgré son apparence qui ne laissait aucun doute sur le fait qu'il n’était pas humain. Son calme et sa gentillesse inspiraient ma sincérité. Je me mis à tout lui raconter : d'où je venais, le réveil d'Astérion, mes nouvelles aptitudes, l'attaque du Xenos et ma fuite jusqu’ici parsemée d’embuches. Je ne mentionnai pas la lettre que j'avais laissé à mes parents mais je lui expliquai pour le mariage de mon frère et que je voulais être présent.
J'avais cependant peur qu'il pense que ce soit inapproprié.
« C'est tout à fait normal, répondit-il à mon grand étonnement, c'est ton frère. Ici, nous ne nous marrions pas mais j'ai eu le loisir d'étudier l'évolution de ton peuple et je sais ce que cela symbolise pour vous aujourd'hui. (Il se redressa tout en resserrant l’écharpe autour de son cou) Tu as vécu et vu des choses traumatisantes et je comprends tes craintes à présent. Si les Xenos sont à ta recherche, cela signifie une chose : Hepiryon aura bientôt récupéré suffisamment de force pour faire la même chose qu’Astérion, revenir parmi nous et imposer sa suprématie.
— Astérion pense que nous n’avons que quelques mois, dis-je.
— Et je suis d’accord avec lui. Pour les avoir côtoyés en tant qu’humain, je sais que les Eternels aiment que toute l’attention soit tournée sur eux, tu l’as d’ailleurs probablement déjà remarqué chez Astérion. Je suppose que c’est un effet secondaire d’une telle puissance. En tout cas, Hepiryon n’échappe pas à la règle et ainsi, si je devais émettre une hypothèse, c’est qu’il ne décidera pas d’une date au hasard pour son grand retour. Non, il choisirait un moment important pour lui comme pour les mortels. Comme la nuit du changement d'année. Cela symboliserait l'année de sa résurrection. Un message fort pour lui qui rêve de revenir depuis si longtemps afin de nous dominer.
— Ce qui nous laisse moins de deux mois, dis-je dans un soupir de soulagement. Nous avons le temps de nous préparer ! Nous pouvons l’empêcher de revenir, Astérion me l’a assuré ! On ne peut pas laisser les Xenos, ou un autre de ses sbires, obliger un humain à l'accueillir en son sein ! »
Le Kalheni fronça les sourcils à la fin de ma phrase.
« J'admire ton courage et ton ambition mais les Xenos ne forceront aucun humain à accueillir Hepiryon en leur sein. Je pensais que tu le savais étant donné que tu es toi-même un hôte : même les Eternels sont soumis à des lois, quatre pour être précis. Et l'une d'elle dit clairement qu'un esprit extérieur ne peut prendre le contrôle d'un corps si l’esprit lié à ce corps n'est pas consentant. Il faut donc que le réceptacle soit d’accord pour pouvoir accepter un autre esprit. Cette règle avait été émise pour dissuader les Immortels d’envahir les corps des mortels. »
Je restai bouche bée. C’était impossible !
« Vous voulez dire qu’Astérion aurait normalement dû se présenter à moi et demander ma permission pour s’introduire dans mon corps ?!
— Tout à fait, confirma l’Elementaris. Ensuite seulement, il aurait pu écraser ton esprit avec le sien et prendre le contrôle de ton corps. Cela n’est pas interdit. Mais si tu lui refusais l’entrée, jamais il n’aurait pu s’introduire dans ton corps. »
Je me relevai brusquement.
« Mais je n’ai rien accepté moi ! Il s’est réveillé dans ma tête du jour au lendemain et tout ce calvaire s’est ensuivi ensuite !
— Cette fois je n’ai pas de réponse à t’offrir, soupira le Kalheni. Ni la raison pour laquelle que tu as encore le contrôle aujourd’hui alors que son esprit est indéniablement plus fort que le tien. Seul Astérion peut nous éclaircir.
— Très bien, alors je vais tâcher de lui arracher les réponses ! »
Je me concentrai sur l’esprit de l’Immortel qui, je le savais, épiait notre conversation en silence.
« Astérion ! Je veux des réponses maintenant ! Pourquoi n’ai-je pas eu le choix de refuser ce destin ? Pourquoi ai-je le contrôle sur toi ? Tu me dois la vérité ! »
Il conserva le silence ce qui m’énerva d’autant plus. Mû par la colère, j’attaquais le barrage défensif qui entourait son esprit. Cela n’eut d’autre effet que de l’agacer. Mais je m’en fichais, mon propre ressentiment était bien supérieur à l’exaspération qu’il pouvait ressentir.
« Réponds-moi ! répétai-je. Pourquoi moi ?!
— Je ne suis en rien contraint de t’offrir une réponse, dit-il enfin.
— Et je ne suis pas obligé de t’écouter lorsque tu me demandes de suivre l’entraînement des Elementaris et de participer à la guerre qui approche ! Pourtant je suis là !
— Cela n'a rien à voir…
— Ça a tout à voir ! scandai-je. DONC RÉPONDS-MOI ! »
Il persista dans le silence tandis que la fureur prenait le contrôle de mon corps. Je devais être consentant pour être l'heureux élu de sa majesté le dieu des missions suicides ? Mais je n’avais rien demandé ni accepté quoi que ce soit ! Soit il me cachait quelque chose, soit il avait transgressé la loi qu’il avait apparemment lui-même mis en place. Or, de la bouche du Kalheni, j’avais l’impression que transgresser une de ces règles semblait inacceptable !
« Le savoir est précieux et dangereux, me prévint-il. Si je ne te dis pas tout, il y a des raisons Peter. Tu dois comprendre que…
— Je me contrefiche de tes raisons, l’interrompis-je. Garde tes phrases énigmatiques et tes morales pour toi et donne-moi des réponses ! »
S’il avait pu grincer des dents par la pensée, il l’aurait probablement fait.
« Très bien ! Puisque ta rancœur t’aveugle et que tu souhaites savoir, voici : je ne t’ai pas choisi au hasard. Ce n’est pas non plus le fruit du hasard si je n’ai pas eu besoin de ton consentement pour m’introduire dans ton corps. Cependant, c’est parce que j’ai brisé l’une des Quatre Règles que je me retrouve enchaîné ici et non pas toi : les serments violés n’ont aucune pitié.
— Soit plus clair ! m’exaspérai-je.
— Je t’ai choisi parce que tu étais le meilleur candidat pour recueillir mon amea, mon âme, et capable d’employer mes pouvoirs ! Je te l’ai déjà dit : même si j’avais le contrôle du corps d’un humain, son esprit et son corps ne pourraient supporter ma puissance dans leur globalité et je resterais donc restreint dans l’utilisation de mes pouvoirs. Cependant j’avais trouvé le moyen de repousser ces limites et tu en étais la clef.
— Je ne comprends pas, je ne suis en rien spécial !
— Pour toi peut-être, mais à mes yeux tu l’es ! Je suis réveillé depuis près de trente années maintenant et j’ai patienté pendant huit ans ta naissance pour enfin me réincarner alors que j’aurais pu le faire bien avant en attisant la cupidité d’un mortel par mes pouvoirs qui en auraient fait flancher plus d’un. Et pourtant j’ai pris le risque d’attendre. Pourquoi ? Parce que, de tous, le destin a voulu que tu sois celui qui exprime le plus le pouvoir de la Création. Le sang et le pouvoir des Eternels coulait déjà dans tes veines avant même ma venue.
— Tu délires, ça n’a aucun sens !
— Et pourtant c’est vrai, et c'est pour cette raison que je t'ai choisi et pas un autre : si j’avais surpassé ton esprit, ton corps m’aurait offert bien plus de possibilités que n’importe lequel des sept autres milliards de mortels de ce monde. Mais ce que je n'avais pas prévu, c'est que c'est aussi pour cela que tu as été capable de prendre le dessus sur mon esprit alors que tu n'étais qu'un bébé à peine mis au monde. Une partie infime de mon pouvoir coule dans le sang de ta famille et c'est toi qui l’exprimes le plus, plus encore que ton frère ou tes cousins. Le pouvoir de ton sang et la sentence du serment violé m’ont contraint à rentrer dans un nouveau sommeil. J’ai sous-estimé le pouvoir des mots et pour cela je l’ai payé cher : un sommeil de vingt ans qui s’est conclu il y a de cela quelques semaines seulement. »
Je digérai l’information avec difficulté tandis que j’avais l’impression que mon monde basculait.
« Tu veux dire que nous sommes de la même famille ? finis-je par articuler difficilement à haut voix.
— Ce que je veux dire c’est que l’unique raison pour laquelle tu contrôles aussi aisément mes pouvoirs est aussi la raison pour laquelle je suis enchaîné ici et pas toi : tu n’es pas un simple mortel. Toi et ta famille êtes les descendants de mon fils mortel, Celestios ! »
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