Chapitre 31 : L’élève face au maître
Kalya bondit dans ma direction, la pointe de sa lance dirigée vers mon épaule. D’un revers de la lame, je déviai l’attaque avant qu’elle ne m’atteigne. L’Elementaris pivota aussitôt sur elle-même pour m’adresser un violent coup de hampe qui me manqua de peu. Refusant de me laisser déstabiliser, je ripostai, le bouclier en avant. Mon épée fendit l’air dans un sifflement, mais Kalya contrecarra sans difficulté apparente.
Diable qu’elle se battait bien, la bougresse !
Lorsqu’elle maniait sa pertuisane aux reflets gris bleuté, il paraissait impossible de trouver une ouverture dans sa garde. Elle alliait des gestes précis et fluides à une rapidité remarquable, aussi bien pour attaquer que pour se défendre. Deviner ses intentions devenait difficile du fait qu’elle soit constamment en mouvement. Même moi, qui l’avais combattu tant de fois, je peinais toujours à anticiper ses ripostes.
Impatient pour autant de faire mes preuves, j’oubliai toute prudence et me jetai sur elle. Mon bouclier percuta son arme, produisant des étincelles bleutées, et la contraignit à reculer. Profitant de mon avantage passager, je lui portai un coup en direction de l’épaule. Encore une fois, elle ne flancha pas et le dévia d’un revers qui me déstabilisa. Puis, aussi vive qu’un serpent, elle virevolta sur elle-même et répliqua. Je ne vis pas le coup venir mais sentis douloureusement le manche de sa pertuisane lorsqu’elle frappa ma joue. Ce fut si rapide et puissant que mes yeux devinrent momentanément aveugles. Vacillant, ce fut comme si mon cerveau avait été court-circuité.
Lorsque je revins finalement à moi, je me trouvais à genoux et le côté gauche de mon visage me brûlait. Je secouai la tête pour me ressaisir et ma vue redevint finalement nette. Apparemment, seules quelques secondes s’étaient écoulées. En passant mes doigts sur ma peau douloureuse, je vis que je saignais. La vue de mon propre sang me laissa sans voix. J’avais déjà saigné et été blessé lors de nos séances précédentes, mais uniquement à cause de la persévérance et de la rudesse de mes entraînements.
Elle ne m’avait jamais blessé aussi férocement.
Je massai ma chair meurtrie et me relevai, non sans grimacer et lancer un regard meurtrier à mon mentor. Elle ne me charria pas, contrairement à son habitude. Patiemment, elle attendit que je me relève et poursuive le combat. Elle savait que je n’allais pas abandonner pour une simple blessure. Ce coup m’avait au moins remis les idées en place : je devais rester prudent, la surprendre et cesser d’être prévisible !
Je détachai les sangles qui maintenaient mon bouclier à mon avant-bras droit et le laissai glisser à terre. Contre Thorn il m’avait été utile, mais face à Kalya, il m’alourdissait. Cette dernière haussa un sourcil en me voyant me délester de l’une de mes armes, mais elle ne dit rien.
Dans un même mouvement, nous commençâmes à tourner l’un autour de l’autre, traçant peu à peu un cercle dans la poussière. Elle comme moi, nous attendions le moment propice pour reprendre ce combat qui s’annonçait difficile. Je fus le premier à tenter ma chance. D’un bond, je fondis sur elle et visai son épaule droite de ma lame pâle. Elle évita le danger d’un mouvement sur le côté avant de rediriger sa lance vers mon abdomen. Vif, j’esquivai d’un mouvement du bassin et frappai à l’horizontal son bras exposé.
Une nouvelle fois, elle anticipa et contra.
Nous échangeâmes encore une dizaine de coups sans que l’un de nous prenne le dessus. Il paraissait évident que la moindre erreur pourrait faire basculer le duel en faveur de l’un ou l’autre. Kalya finit par reculer de plusieurs pas, fuyant le combat rapproché auquel nous nous adonnions. Elle savait son arme non adaptée à un duel de proximité et que cela me donnait un net avantage. Je profitai de cet instant de répit pour reprendre mon souffle et essuyer le sang qui perlait toujours sur ma joue. Pour sa part, Kalya ne montrait aucun signe de fatigue. Je me mordis la lèvre inférieure, contrarié de la voir aussi calme. Contrairement à moi, elle ne sortait pas d’un autre combat !
Toutefois, en tant qu’hôte d’Astérion, je me devais d’être plus endurant et robuste que les Elementaris. Du moins, c’est ce qu’ils estimaient.
Finalement, Kalya repointa sa lame vers moi recommença à tourner en rond. Récalcitrant, je l’imitai pourtant, sur le qui-vive. Même si elle n’en avait pas l’air, elle était d’une patience redoutable et débusquerait la moindre faille dans ma garde. Je pouvais être certain d’une chose, elle saisirait chaque opportunité que je lui offrirai. Sans oublier que la fatigue ne jouait pas à mon avantage.
Avec réticence, je devais pourtant avouer qu’Astérion avait raison : il était difficile de se battre d’une manière différente à celle dont on avait l’habitude. Je ne cessai de répéter les mêmes enchaînements que Kalya et Elysion m’avaient enseignés ces dernières semaines, ce qui ne la mettait donc pas en grande difficulté. Comment la surprendre ? Que pouvais-je faire qu’elle ne m’avait pas appris ? J’avisai alors l’étendue bleutée à ma droite et une idée germa dans ma tête. Il était temps de changer de stratégie. J’entrai en contact avec l’eau et braquai ma main en direction de Kalya. L’élément réagit à mon appel et cracha un puissant jet en direction de mon amie.
Si j’avais espéré la déstabiliser en utilisant son propre élément contre-elle, je me fourvoyais. D’un coup d’une puissance redoutable, elle frappa mon attaque élémentaire du bout de sa lance. Le jaillissement se scinda en deux dès que l’arme le heurta, chose qui n’aurait théoriquement jamais dû arriver. Paralysé, le cœur battant, je restai estomaqué par ce à quoi je venais d’assister. Comme avait-elle pu fendre un jet d’eau d’une telle pression ? Sa maîtrise de l’eau était-elle si bonne que cela ?
« Continue ! intervint Astérion. C’est de cette manière que tu la prendras au dépourvu ! »
Ses paroles me sortirent de ma stupeur.
Décidé, j’invoquai le feu comme face à Thorn. Ma main droite s’embrasa avant que les flammes ne se mélangent au creux de ma paume pour former une imposante boule flamboyante. Je sautai ensuite, atteignant les six mètres de hauteur, et lançai mon épée et la sphère incandescente en direction de mon opposante. Elle dévia mon arme d’un revers du manche avant de faire jaillir l’eau de la rivière pour arrêter les flammes. Mais je n’en avais pas terminé. La seconde d’après, j’atterris à deux mètres d’elle dans une roulade, saisis le pommeau de mon arme à présent plantée dans le sol, et l’assaillis une nouvelle fois. Kalya contra mon nouvel assaut du bout de sa pertuisane mais je m’en fichai et la harcelai d’attaques, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle commette une erreur.
À chaque estoc ou fente que j’effectuai, elle recula et tenta de s’éloigner de moi. Mais je ne la laissai pas faire et persistai à conserver un écart d’un mètre avec elle. À force d’essuyer mes assauts, elle finit par se lasser de se protéger et riposta. Son manche heurta violemment mes cotes avant d’enchaîner sur mon estomac. J’avais vu les coups venir et avais compté sur mon armure pour encaisser, même si cela ne m’empêcha pas de grimacer de douleur. Néanmoins, en voyant sa garde enfin ouverte, je sus que j’avais eu raison. Je visai son épaule droite du plat de mon épée. Bien entendu, vive qu’elle était, elle réagit aussitôt et, d’un mouvement de maître, réussit à faire basculer son arme pour me contrer. C’est alors que je mis mon plan à exécution. Je stoppai mon geste en plein mouvement et, usant de toute la vitesse que je possédais, me retournai pour frapper l’épaule opposée avec mon pommeau.
J’atteignis enfin ma cible.
Malgré ses épaulières, la puissance de mon attaque lui fit perdre l’équilibre et reculer. Je réagis aussitôt et piquai en direction de son épaule. Kalya me vit venir, se ressaisit et fit mine de se défendre. Cette fois cependant, probablement désorientée par ma précédente attaque, elle fut prévisible. Grâce à une nouvelle une-deux dont Elysion m’avait livré le secret, je redirigeai mon mouvement en cours et attaquai sa cuisse. Ma lame transperça son armure et, au cri de douleur qu’elle lâcha, je compris que j’avais atteint la chair. Elle fit basculer sa lance dans ma direction, me contraignant à reculer cette fois pour ne pas encaisser une énième blessure. Le souffle court, je la vis presser sa main sur sa blessure où du sang perlait. Malgré ma répugnance à la blesser réellement, je tirai une once de satisfaction à voir la sueur qui coulait sur son front ainsi que la grimace qu’elle affichait. Je l’avais enfin dominé sur un échange.
« Prépare-toi aux représailles, m’avertit Astérion.
— Je le sais bien, grommelai-je. »
Kalya, boitillante, leva sa main en direction de l’eau. Je brandis mon épée, m’attendant à une contre-attaque de sa part, mais le liquide jaillit dans sa direction et vint s’enrouler autour de sa main. Elle pressa de nouveau sa paume contre sa blessure et, l’eau vint s’envelopper autour, tel un pansement contre sa plaie.
Elle se redressa ensuite et resserra sa prise sur son arme.
« Belle improvisation ! me dit-elle. Je ne t’avais jamais vu faire ça avant et je suis plutôt fière de voir que tu sais enfin utiliser ton cerveau !
— Ce compliment me va droit au cœur ! répliquai-je. »
Elle sourit brièvement en retour, puis son visage redevint de marbre. Sans le moindre signe avant-coureur, un fouet d’eau jaillit de la rivière et frappa dans ma direction. Je m’étais attendu à ce qu’elle réplique de cette manière et avais déjà imaginé une riposte. Je posai immédiatement ma main sur le sol et un mur de terre se forma pour contrer son attaque élémentaire. Profitant du temps que m’offrait ma parade, je saisis ma rondache, à quelques pas de moi, et roulai sur le côté. Au même instant, mon rempart de terre explosait sous la pression de l’eau qui me manqua de peu. Dans un geste olympien, je lançai mon bouclier comme un frisbee en direction de l’Elementaris. Elle évita le projectile de peu avant de brandir sa lance au moment où, dans un élan, je sautai dans sa direction.
Nos lames se croisèrent de nouveau, libérant de nouvelles étincelles ainsi qu’une onde qui fit vibrer l’air. Profitant de ma supériorité physique, je la repoussai et, d’une pensée, fis s’ouvrir le sol sous ses pieds. Un craquement la prévint du danger, lui offrant l’opportunité de se jeter en arrière pour ne pas tomber dans la faille. Poursuivant sur ma lancée, je fis ensuite s’élever deux roches du bord de la rivière, et les envoyai charger sur Kalya. Elle eut une hésitation et contrairement à ce à quoi je m’attendais, elle me tourna le dos et sauta… dans la rivière. Mes projectiles la manquèrent de peu mais, désormais hors de ma vision, dissimulée sous l’eau, j’étais incapable de la viser.
Sourcils froncés, je fis un pas en avant lorsque, soudain, deux geysers jaillirent de la surface limpide et envoyèrent valser les deux rochers que je contrôlais. La rivière se mit alors à faire des va-et-vient inexpliqués, de plus en plus hauts et rapides. Avant que mon cerveau ne se décide à réagir, sous mes yeux écarquillés, l’eau se souleva et sortit de son lit pour s’abattre sur moi comme un raz-de-marée. Réagissant uniquement par réflexe, mon bouclier surgit dans ma main par télékinésie. Je posai un genou au sol et le brandis à l’instant où la vague me percuta. Mais j’avais sous-estimé sa force.
L’eau m’enveloppa et je me sentis basculer en avant.
Contre ma volonté, je me retrouvai entraîné dans la rivière, malmené par de violents courants. Bientôt, je fus même incapable de saisir la moindre bouffée d’air sans boire la tasse. Balloté et incapable de m’agripper à quoi que ce soit pour m’extraire, je sentis mes armes glisser entre mes doigts et être recraché hors de l’eau, sous les ordres de Kalya certainement. Je tentai de les rattraper mais ce fut comme si l’eau avait deviné mes pensées et je fus repoussé deux mètres en arrière. Il était clair que Kalya me maintenait sous son joug et ordonnait à l’élément de me faire perdre connaissance.
Dans une dernière tentative désespérée, je repliai mes genoux et mes bras contre moi afin d’offrir le moins d’accès à l’élément pour m’attaquer, mieux protéger mes organes vitaux et encaisser les douloureuses percussions du torrent. Je savais que j’allais bientôt manquer d’oxygène mais aucune solution ne me venait pour me sortir d’affaire. Mon esprit devenait de plus en plus amorphe, épuisé par cette lutte qui paraissait impossible à remporter. Kalya avait gagné, c’était évident.
C’est alors que mes mains me brûlèrent, comme si je les avais posé sur des charbons ardents. Une intense décharge suivit la brûlure et me traversa, hérissant les poils de mes bras. Stimulé par la douleur et la décharge, mes paupières s’entrouvrirent d’elles-mêmes. J’aperçus alors les étincelles. Des arcs d’énergies dorées se formaient subitement autour de mes doigts avant de disparaître pour laisser place à d’autres. Comme de l’électricité. Pourtant ce phénomène n’avait rien d’électrique mais d’une tout autre origine, je le sentais. De plus en plus nombreux, à chaque arc s’accompagnait une vive douleur dans ma poitrine gauche. Quelque chose semblait essayer de s’extraire de mon corps. Malmené par les eaux et traversé de chocs de plus en plus violents, je souffrais à tel point que mes ongles rentraient dans ma peau à m’en faire saigner.
Je sentis l’esprit d’Astérion se coller au mien mais, anormalement, il ne fut d’aucun réconfort. Je ne l’entendis pas me parler non plus. Était-ce la douleur qui m’empêchait de me concentrer sur autre chose ?
Mes mains se mirent alors à émettre une vive lueur tandis que les arcs se répandaient autour de mes bras et, rapidement, sur la totalité de mon corps. Cette fois le calvaire devint insupportable et je hurlai. Sous l’eau, nul ne pouvait m’entendre, mais je devais évacuer cette souffrance qui menaçait de me rendre fou. Des arceaux dorés de plus en plus grands et puissants jaillissaient autour de moi tandis que mes muscles se contractaient à se rompre. Je ne désirais qu’une chose : qu’on me libère de cet enfer.
Et soudain, mon vœu fut exaucé et j’explosai.
Ou du moins, le ressenti fut comme tel. Ce qui tenait tant à s’extraire de mon corps, et me torturait, en jaillit. Une vague d’énergie pure fut libérée, faisant trembler la terre elle-même. En relâchant cette puissance, ce fut comme si on m’arrachait la souffrance qui torturait mes entrailles. Le temps sembla s’arrêter pour me laisser savourer cette délivrance. Aucun son, aucune odeur, aucune lumière ne vint interrompre mon soulagement.
Et soudain je me retrouvai à l’air libre et je repris conscience.
J’inspirai difficilement une bouffée d’air, secoué de quintes de toux. Entre mes yeux larmoyants par la douleur, j’entrevis le résultat de mes efforts. Contre toute attente, l’onde avait été si puissante que l’eau avait été chassée, repoussée. Là où quelques secondes encore se tenait la rivière, il n’y avait plus rien. Je venais de la vider de toute son eau.
Mais de quelle manière ?
Malgré mon épuisement et mon esprit vacillant, j’essayai de me remettre sur mes jambes. Ma tête n’était cependant pas de cet avis et me le fit douloureusement comprendre. Impuissant, je retombai assis, mon crâne entre mes mains. Mon cœur battait la chamade et la peau de mes mains était couverte de cloques. Que venait-il de se passer ? Je balayai les alentours du regard, encore sous le choc. Plus d’eau… plus rien ! Même le sol avait été fracturé, voire détruit, à plusieurs endroits. Bon sang, mais qu’avais-je fait ?
Mon regard croisa alors celui de Kalya. Elle se tenait sur la rive, là où se trouvait une branche du lac Lithán encore une minute plus tôt. Ses pupilles écarquillées illustraient sa propre stupéfaction. Et elle n’était pas la seule. Les autres Elementaris, spectateurs, s’étaient approchés pour voir ce qu’il venait de se passer et les dégâts que j’avais causés.
« Incroyable… murmura l’un d’entre eux.
— L’eau a entièrement disparu ! souffla un autre.
— Regardez ses yeux ! intervint un troisième. Ils sont comme décrits dans les mythes ! »
Tous les regards passaient du paysage à mon visage. Je détournai les yeux, refusant de voir briller la colère ou la peur que je leur inspirais au fond de leurs pupilles. Je n’avais pas été conscient de ce que je venais de faire et j’aurais aussi bien pu les blesser, voire pire ! Ce pouvoir que j’avais libéré contre ma volonté… Je ne le contrôlais absolument pas. Cela dépassait de loin ce que j’avais accompli jusqu’ici : la terre elle-même avait ployé contre cette puissance. J’avais encore mise en péril la vie d’innocents !
Pétrifié par la culpabilité, quelqu’un cria alors :
« Debout ! »
Quelque chose tomba alors à côté de moi, me ramenant à la réalité. Mon épée. Je relevai lentement la tête vers Kalya, surpris.
« Je ne sais pas comment tu as fait ça, poursuivit-elle en me rejoignant d’un saut, mais il n’est pas l’heure d’en discuter. Notre combat n’est pas terminé ! »
Je la dévisageai, bouche bée. Elle voulait reprendre notre duel ? Alors que je venais de vider toute une rivière de son eau sans la moindre idée de la manière dont je m’y étais pris ? Je m’apprêtai à lui dire que je ne souhaitais pas poursuivre lorsque je me rendis compte que c’était faux. Ce qui venait de se passer avait refroidi mes ardeurs et même effrayé, mais je n’avais blessé personne et m’étais libéré de l’emprise de Kalya. Me sentir coupable et me renfermer sur moi-même ne m’aideraient pas à maîtriser ce pouvoir. Pour cela, il fallait que je persévère pour comprendre comment y arriver !
Et elle avait raison : le combat n’était pas terminé.
J’avais encore une chance de la vaincre.
Malgré ma fatigue, je saisis le pommeau de mon arme et l’utilisai comme appui pour me relever. Ma tête semblait légère et mes muscles trop raides pour réaliser le moindre mouvement et, pourtant, je brandis ma lame dans sa direction. Je comptais bien utiliser toutes les forces qui me restaient pour terminer ce combat. Et Kalya semblait du même avis.
Elle lança un cri enragé et se jeta sur moi. Nos lames se croisèrent dans un éclat. J’esquivai sa seconde attaque et atteignis son bras exposé. Le sang tâcha ma lame mais elle n’en tint pas compte, réprima la douleur et répliqua. Une nouvelle plaie vint s’ajouter à celles de mon bras droit mais je l’ignorai également. Stimuler par l’adrénaline, je fis tournoyer mon épée et frappai, encore et encore. Elle bloqua chacun de mes assauts avant de m’envoyer un violent coup de hampe dans l’abdomen qui me coupa le souffle. Sans me laisser le temps de m’en remettre, elle enchaîna avec une droite mémorable qui me fit chanceler. Le goût de sang survint dans ma bouche. Je devais l’immobiliser à tout prix !
Je crachai pour me débarrasser de ce goût répugnant et invoquai la terre. Pourtant, cette fois, rien n’y fit : j’étais trop faible pour contrôler le moindre élément. Kalya sauta farouchement et piqua en direction de ma tête. Je roulai sur le côté pour esquiver et me jetai sur elle avec l’énergie du désespoir. Mon pommeau atteignit son estomac au moment où son manche atteignait ma cuisse. Je lâchai un cri de douleur lorsque ma jambe gauche céda. Je m’étalai par terre, à bout de souffle.
Pourtant, je ne pouvais pas renoncer ! Pas après tant d’efforts !
Alors qu’à la simple force de mes bras, les dents serrées, je commençai à me relever, une lame se posa devant ma poitrine haletante. Je levai les yeux et, malgré le soleil qui m’éblouissait, je distinguai nettement Kalya face à moi, pantelante, mais le visage déterminé. Sa lèvre supérieure saignait, tout comme sa cuisse et son bras, mais elle n’en avait que faire, le regard uniquement braqué sur moi.
« J’ai… gagné, articula-t-elle avec difficulté. »
Pendant un instant, l’idée de repousser sa lame et reprendre le combat me traversa. Mais mon corps refusait de m’obéir : je n’étais plus en état.
Résigné, je finis par laisser mon épée glisser entre mes doigts.
« Bon sang, je vais en entendre parler longtemps… grommelai-je. »
Elle esquissa un sourire, planta sa lance dans le sol et me tendit la main.
« Je ne pensais pas dire ça un jour, mais tu m’as impressionné. Et pourtant, Astérion lui-même sait que ce n’était pas gagné d’avance. »
Je m’apprêtais à répliquer lorsque je vis que son regard pétillait.
Je lui avais prouvé ma valeur, à elle et tous les Elementaris présents, malgré ma défaite. De bonne grâce, je saisis sa main tendue et me relevai, ravi comme peu de fois je l’avais été dans ma vie.
« Et tu n’as aucune idée de comment tu as fait ça ? me redemanda Kalya une énième fois.
— Combien de fois vais-je devoir te répéter que non, je n’en ai pas la moindre idée, soupirai-je.
— Mais ce n’est pas la première fois que cela se produit, n’est-ce pas ? intervint Eonia. »
Elysion, Kalya, elle et moi mangions paisiblement entre les arbres, profitant du calme pour discuter et savourer notre repas amplement mérité. Nos blessures commençaient déjà à guérir, enveloppées dans des plantes médicinales. Les Elementaris n’avaient aucun médecin à Thorlann et ne s’y connaissaient pas énormément en matière de soins mais, au vu de leur capacité de régénération, cela ne me surprenait guère. Même s’il était terminé depuis plus d’une heure maintenant, notre combat restait le principal sujet de discussion. Il leur paraissait impensable que je n’aie pas usé de mes pouvoirs consciemment.
Pensif, je pris la dernière bouchée de mon repas avant de répondre :
« C’est déjà arrivé lors de l’attaque du Xenos mais c’était... différent. Lorsque j’ai tué le Xenos, c’était par simple réflexe de survie. Et l’énergie s’était muée en un rayon. C’était contrôlé, stable et sans douleur. Mais ensuite, épuisé, blessé et traumatisé par ce combat, je suis sorti et la police m’attendait. Ils m’ont pris pour le coupable et mis en état d’arrestation. L’injustice de la situation m’a mis dans une rage folle et ce qui s’est produit ensuite fut similaire à ce qui s’est produit contre toi, Kalya.
— Alors pourquoi tu te plains ? me demanda cette dernière. Tu sembles effrayé par ce phénomène alors qu’à chaque fois, il t’a été bénéfique et salvateur.
— Tu ne comprends pas, répondis-je en secouant la tête de désarroi. Face au Xenos, cette énergie m’a sauvé la vie, je l’admets. Mais j’ai mis la vie de policiers et de passants en danger deux minutes après. Cette puissance a tordu le métal, renversé des voitures, lézardé des immeubles et propulsé des innocents sur plusieurs mètres au risque de les blesser ! Des innocents ! Et ce n’était rien par rapport à ce que j’ai fait tout à l’heure ! Je l’ai senti : ce pouvoir qui coule dans mes veines, cette magie divine qui m’offre toutes mes capacités et apportée par l’esprit d’Astérion, ne fait que croître ! Au fil du temps, mes performances physiques ont évolué de manière exponentielle et ce n’est pas uniquement grâce aux entraînements ! »
Je laissai passer un silence afin de les laisser assimiler ces informations.
« Tout à l’heure, vous n’avez aperçu qu’une partie seulement de cette force céleste, repris-je. Je le sens, elle est plus grande que face aux policiers et déjà à l’époque, elle avait fait des dégâts. Si elle se libère contre ma volonté, la prochaine fois, les conséquences pourraient être catastrophiques ! Elle a dispersé toute une rivière et déformé le sol ! Elle pourrait tout aussi bien réduire quelqu’un en cendres ou…
— Alors demande à Astérion de t’apprendre à la contrôler, m’interrompit Elysion. Je sais que tu devais commencer cette partie de ton apprentissage une fois les quatre éléments sous ton contrôle mais si tu crains que cela puisse se reproduire et que les conséquences soient dramatiques, il faudrait songer à accélérer le processus. »
Kalya écouta la proposition en silence, le regard songeur. J’aurais presque pu voir les rouages de son cerveau réagir à cette idée. Quant à Eonia, elle me fixait avec inquiétude.
« Je comprends pourquoi tu as peur de ce pouvoir… débuta-t-elle.
— Je ne pense pas en avoir peur, la rectifiai-je. Je veux dire, depuis quelque temps déjà, elle fait en quelque sorte partie de moi. Elle m’offre ces capacités extraordinaires et même si j’ai honte de l’avouer, ce n’est pas déplaisant. C’est simplement qu’elle semble… sauvage. Indomptée. Dans les situations que j’ai citées, elle a cherché à s’extraire de mon corps par tous les moyens possibles. Et si je lui résiste, j’en souffre. Ce que je crains, c’est de ne pas réussir à la réguler. Je ne peux pas laisser libre cours à cette force si je dois craindre pour vos vies…
— Alors fait ce qu’Elysion t’a conseillé, suggéra Kalya.
— Ce n’est pas aussi simple, intervint alors Astérion. Je t’ai prévenu dès le départ que je ne savais pas si tu serais capable de la maîtriser. Lorsqu’elle reste sagement dans ton corps, elle améliore tes capacités et ne te pose aucun problème. Mais à chaque instant où tu seras en danger, fatigué ou sous le coup d’une forte émotion, tu prends le risque qu’elle essaie d’agir par elle-même. Elle ne cherche pas à te nuire mais à te protéger.
— Dans ce cas, qu’elle me laisse choisir quand j’ai besoin d’elle ou non, répondis-je, exaspéré.
— Elle ne réfléchit pas à proprement parler. Du moins, pas de la même manière que toi ou moi. C’est une énergie qui habite ton corps et qui cherche à me défendre, et donc toi par la même occasion. Même si tu n’as pas aimé les fois où elle l’a fait, à chaque fois ce fut dans ton propre intérêt. Elle t’a senti en danger face au Xenos, elle a agi. Elle a senti ta colère face aux policiers, elle a agi. Et pareil face à Kalya. En utilisant le terme « indomptée », tu avais raison. Contrairement aux éléments, elle ne se pliera pas à ta volonté facilement. Principalement parce que tu es mortel et qu’une partie de sa force échappe donc à ton contrôle à cause la mortalité de ton âme. Malgré notre lien de parenté.
— Alors qu’est-ce que tu me conseilles de faire ?
— T’en tenir au plan. D’abord, terminer ta formation élémentaire et, ensuite, nous tâcherons de voir à quel point tu peux la contrôler.
— Et si je n’y arrive pas ? »
Il ne répondit rien.
Je partageai ma brève conversation avec mes amis qui hochèrent la tête.
« Cela n’est arrivé qu’une fois depuis ton arrivée à Thorlann, souligna Eonia. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour le moment.
— Sauf que plus son énergie grandit, dis-je, plus les risques augmentent.
— Elle finira bien par cesser de croître, non ? demanda Elysion.
— Astérion pense qu’elle atteindra son summum d’ici un mois.
— Et donc toi, ton plein potentiel.
— Mais il me conseille de l’évacuer de manière régulière et indirecte pour éviter tout risque. C’est-à-dire en me battant ou en employant les éléments, par exemple. Je la consomme dans chacun de ces cas indirectement, mais dès qu’elle s’extrait de mon corps…
— Elle prend une forme matérielle dorée destructrice, conclut Kalya. N’est-ce pas d’ailleurs ironique que l’Eternel de la Création possède la capacité de détruire les choses ?
— Tout dépend de ce que tu entends par destruction, intervint Astérion. Le pouvoir chaotique de mon frère correspond à l’annihilation pure et simple. Le mien impacte la matière de manière à peut-être détruire, mais former quelque chose de nouveau. Un tailleur de pierre n’est-il donc pas obligé de casser la roche pour lui donner une forme nouvelle ? Mon pouvoir emploie la même logique : elle modifie la matière pour lui donner un nouvel aspect. D’une certaine manière, la destruction fait partie de la création. »
Je répétai ses paroles à Kalya qui fit la moue sans pour autant répondre.
Moins d’une heure plus tard, le Kalheni nous rejoignit. Toujours vêtu de sa tenue d’Ancien et de sa fidèle écharpe blanche, il avançait de sa démarche si gracieuse qu’il semblait flotter sur le sol. Je fus ravi de le voir. Ces dernières semaines, il était venu quelque fois observer mes progrès au combat, mais je n’avais pas eu l’occasion de lui parler seul à seul depuis mon arrivée. Néanmoins, cette fois, j’allais me retrouver seul avec lui pour apprendre à maîtriser l’air et j’allais aussi pouvoir lui parler de la magie divine.
Il nous salua, souriant, avant de se tourner vers Eonia et Elysion :
« Vous êtes prêts ? leur demanda-t-il. »
Tous deux approuvèrent de la tête. Comme je semblais le seul à ne pas comprendre de quoi il parlait, je demandai :
« Prêts pour quoi ?
— Notre Kalheni, me répondit Eonia, nous envoie, Elysion et moi, en repérage dans les villes alentour pour nous tenir au courant de ce qui se passe dans le monde des Hommes. »
Je savais que des Jovërns étaient régulièrement envoyés par binômes pour collecter des informations dans les villes à proximité. Surtout ces derniers temps pour savoir si des signes d’agitation d’Hepiryon et de ses forces se faisaient ressentir chez les Hommes. C’était d’ailleurs l’un de ces groupes d’explorateurs qui m’avait dégoté un rasoir, ou qui me ramenait des journaux locaux. Ces expéditions ne duraient guère que quelques jours généralement, mais étaient nécessaires pour rester informé.
Pourtant, apprendre que mes deux amis s’en allaient me noua la gorge.
« Et vous n'y allez que tous les deux ? les questionnai-je.
— Deux est amplement suffisant, me fit remarquer Elysion.
— Pas si vous êtes attaqués, insistai-je. »
Eonia rit avant d’affirmer :
« Nous sommes largement capables de nous défendre. Et que veux-tu qu'il nous arrive ? Nous ne sommes pas attaqués par les ours, nous ! »
Cette remarque sur ma mésaventure lors de ma rencontre avec Elysion me fit grimacer. Comme si c’était drôle d’être à deux doigts de finir en charpie ! C’était devenu l’une de leurs histoires favorites malheureusement.
« Vous êtes les premiers à me rappeler chaque jour que les Xenos s'agitent ! répliquai-je. Et je parie que c’est pour cette raison que tu portes ton arc, pas vrai ?
— On n’est jamais trop prudent, admit-elle, mais ils ne savent pas que nous sommes ici. Le dôme nous protège, je te rappelle. Et que feraient-ils en Californie ? (Alors que je m’apprêtais à renchérir, elle me devança :) Cesse de t’inquiéter pour nous, c’est adorable de ta part mais n’oublie pas qu’Elysion t’a formé et que je me défends plutôt bien aussi.
— Ce n’est pas ce que je sous-entendais… maugréai-je. »
Kalya toussa comme pour étouffer un rire. Eonia sourit et Elysion s’approcha et passa un bras autour de mes épaules, comme Matt avait l'habitude de le faire. Lui qui était peu tactile, je devais bien être le seul auquel il le faisait.
« Eonia a raison : nous n’avons rien à craindre. Donc ne t’inquiète pas et concentre toi sur l’essentiel. Nous te reverrons dans quelques jours et je te promets de te rapporter du chocolat.
— Du chocolat noir dans ce cas, soupirai-je, résigné. »
Elysion sourit et s’adressa au Kalheni :
« Je pense que nous pouvons y aller, notre maman nous en donne la permission, Ancien.
— Je ne suis pas ta mère, m’agaçai-je.
— C’est tout comme, rit Elysion. »
Le Kalheni esquissa un sourire et hocha la tête pour leur faire signe de s’en aller. Elysion fit signe à Eonia de le suivre. Cette dernière hésita un instant puis croisa mon regard et m’embrassa sur la joue.
« À dans quelques jours, me murmura-t-elle. »
Puis elle s’en alla rejoindre Elysion. Tous deux nous firent un signe de la main avant de disparaître entre les troncs de la forêt. Pour ma part, je restai surpris par son geste. Les Elementaris ne se faisaient jamais la bise, sauf comme les humains lorsqu’ils étaient en couple. Si Kalya ne fit aucune remarque à ce sujet, je vis le Kalheni froncer les sourcils et la suivre également du regard. Il ne dit pourtant rien.
Kalya nous salua à son tour et rentra chez elle.
Nous étions seuls désormais.
« Bien, Peter, débuta le Kalheni. Il est temps que nous parlions. »
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