Chapitre 33 : L’échec
Je courrais depuis plusieurs minutes déjà, suivant la trace des sbires d’Hepiryon. Je franchissais les rochers d’un bond et empruntais les sentiers abrupts tout en slalomant entre arbres et broussailles. À chaque expiration, je libérai un nuage de vapeur. La température ambiante devait avoisiner les deux degrés, pourtant je ne ressentais pas le froid malgré mes vêtements légers. De toute manière, il aurait été le cadet de mes soucis car je n’avais qu’une idée en tête : secourir mes amis. Tout en me rapprochant de ma destination, je gardais espoir d’arriver à temps.
Lorsque mon instinct m’assura que l’aura des Xenos se situait une trentaine de mètres devant moi, je bondis, le cœur serré, craignant ce que j’allais découvrir. Mon saut me porta hors du couvert des arbres avant d’atterrir à l’endroit exact où se trouvait la créature qui m’avait autrefois effrayé. Désormais, cette sensation ne m’inspirait qu’un profond désir de revanche. J’atterris et, en l’espace d’une demi-seconde, évaluai la situation.
Tout d’abord, en face de moi, un Xenos maintenait Eonia plaquée contre le tronc d’un arbre, une lame levée prêt à frapper. Elle se débattait avec acharnement mais rien n’y faisait, l’étreinte du monstre était trop puissante. À ma gauche, un second Xenos ainsi que deux Gerydïon avaient encerclé Elysion. Malgré son bras droit ensanglanté, il leur faisait toujours face, tenant vaillamment ses deux épées. Mon sang ne fit qu’un tour. Ma main armée se leva d’elle-même tandis que je laissai mon instinct de combattant prendre le contrôle.
Les quatre démons se tournèrent vers moi. En m’apercevant, une lueur d'espoir naquit dans les prunelles ambrées d'Elysion. Les Gerydïon me montrèrent leurs longs crocs et grondèrent, la bave s’écoulant de leurs babines retroussées. Leurs fourrures sombres et tigrées étaient dressées sur leurs échines mais ils se retinrent de bondir.
Je les ignorai, suivant mon plan. Je dirigeai ma main en direction du Xenos qui menaçait Eonia. L’instant d’après, l'arbre contre lequel il la plaquait prit vie. Son tronc s’ouvrit pour recouvrir entièrement mon amie comme une coquille d’écorce afin de la protéger du monstre. La lame de ce dernier s’abattit un instant après et se planta dans le bois sans pour autant réussir à le traverser. Le Xenos lâcha un grognement, surpris, avant d’extraire son épée pour attaquer une nouvelle fois. Une branche le fouetta alors violemment, le forçant à reculer. Un mur de branchages se dressait désormais entre lui et l’Elementaris.
Après avoir ordonné à l’arbre de garder Eonia sous sa protection, je reportai mon attention sur Elysion. Si sa coéquipière était hors de danger pour le moment, ce n’était pas le cas de mon mentor. Immobiles, les trois créatures qui le menaçaient me dévisageaient. Les deux rôdeurs grattaient le sol de leurs pattes avant, prêts à charger. Le Xenos qui les menait était aussi grand que celui qui m’avait attaqué au restaurant. Mais contrairement à cette fois-là, je ne ressentais plus la peur. J’étais plus grand, plus fort et plus aguerri. Contrairement à la première fois où j’étais porté par l’instinct de survie et la peur, désormais c’était à l’expérience que j’avais acquise ainsi qu’à ma fureur qu’il allait devoir s’opposer.
« Attaquez ! grogna le soldat du Chaos en Esternal. »
La voix profonde et sombre qui sortit du trou béant qui lui servait de bouche n’avait plus rien d’humaine. Pourtant, lorsque les Gerydïons m’assaillirent, je les attendais de pied ferme. Je les esquivai d’un bond sur le côté avant de reprendre appui sur mes jambes et de lever mes poings, prêt à me battre.
« Peter ! m’interpella Elysion. »
Du coin de l’œil, je le vis me lancer l’une de ses épées. Je la saisis au vol tandis que l’un des tigres bondissait. Ma lame pourfendit sa gueule sans la moindre pitié. Du sang semblable à du pétrole jaillit. La créature s’écroula, vaincu. Il semblait impensable qu’elle soit encore en vie mais, même immobile, j’entendis ses gémissements. Contrairement aux Xenos, c’étaient de véritables êtres-vivants, toujours avides de servir leur maître.
La seconde bête ne reproduit pas l’erreur de son congénère et entama un cercle autour de moi, la queue trainante, à l’affut du meilleur angle pour m'attaquer. Ma lame la suivait, peu importe la direction qu'elle prenait. Le sifflement symbolique d’un choc de Némélithe attira alors mon attention. Elysion venait de contrer l’assaut du Xenos. Mon ami se battait avec le talent que je lui connaissais, mais sa blessure saignait et le ralentissait. Il fallait que je lui porte main-forte, sinon il ne tiendrait pas bien longtemps face à l’imposant mort-vivant.
Un second coup d’œil me montra que le second Xenos ne comptait guère laisser Eonia s’en tirer. Il tranchait avec son épée à la lame irrégulière forgée dans l’os, les branches qui l’empêchaient de l’atteindre. La férocité qu’il déployait était terrifiante. Je savais que s’il parvenait au tronc, l’écorce ne protégerait plus Eonia bien longtemps. Afin de la protéger, je levai ma main pour invoquer le feu et embraser le monstre mais le Gerydïon devina mon attention et chargea.
Je reculai d’un pas pour éviter un coup de patte, qui aurait facilement décapité un ours, avant de riposter. Vif, je frappai son museau avec ma garde. La créature était résistante et encaissa le coup avant de répliquer. Le bout de ses griffes atteignit ma hanche. Je ravalai la douleur et contre-attaquai. Sa patte qui m’avait blessé fut tranchée nette. D’un violent coup du poing, je fis chuter la bête sur le flanc. Mon épée se planta aussitôt dans sa chair. Dans un dernier râle, le rôdeur mourut.
Je pressai ma main contre ma plaie, grimaçant. Si elle avait été plus profonde, la bête aurait pu atteindre mon rein. Même si j’en avais deux, je préférais le conserver en un seul morceau ! L’apparition soudaine d’une déflagration me sortit de mes pensées. Elysion déversait un torrent de flammes avec sa main gauche vers le Xenos qu’il combattait. Pourtant, le monstre ne semblait pas affecté. Enveloppé dans les flammes de mon ami, il parvint malgré tout à l’attaquer avec sa hache. Mon mentor contra l’attaque mais la puissance du Xenos fut telle qu’elle le désarma. Ignorant la douleur, je hurlai de colère et sautai sur le dos du Xenos. J’ordonnai au feu de ne pas me blesser, puis plantai mon épée dans dos de la créature. Ma lame traversa sa chair calcinée sans difficulté. Lorsque le Xenos se retourna brusquement, je tombai sur le sol, laissant l’épée plantée dans son dos.
La créature était immense et terriblement tenace, mais certains coups bien placés l’affectaient et, si j’avais visé juste, j’aurais perforé sa cage thoracique. Pourtant, tandis que les flammes s’évanouissaient, dévoilant sa peau carbonisée, elle ne s’avouait pas vaincu. Un sifflement strident naquit dans sa bouche et fit dresser les poils de mon échine. La seconde d’après, elle se jetait sur moi, la hache brandie. Anticipant le trajet de son attaque, je roulai sur le côté. Le Xenos, rapide, réitéra sa manœuvre et frappa à l’endroit même où je me trouvais l’instant d’avant. Je me devais d’être toujours mobile et vif ou cette saloperie finirait par m’atteindre.
Je me redressai et, d’un mouvement d’épaule, esquivai son immense poing. Je saisis son poignet et le tordit si violemment qu’un craquement sinistre s’ensuivit, signe que j'avais brisé l'os. Visiblement insensible à cette douleur, le Xenos me repoussa avec son pied. Le coup me fit reculer mais je me repris aussitôt. J’esquivai son nouvel assaut à deux reprises, avant d’atteindre son estomac d’un direct du gauche avant d’enchaîner avec un crochet. Cette fois, ce fut à son tour de tituber. Déchaîné, je bondis et cognai son visage avec une telle force qu’elle tomba à genoux. Sa mâchoire se brisa. Avant qu’elle n’ait le temps de se relever, Elysion la décapita. Le corps du Xenos s’écroula. Mon ami retira sa seconde épée du corps inerte de la créature.
Avant que je ne puisse me réjouir, un cri de douleur retentit et me glaça d'effroi. Le troisième Xenos avait finalement réduit les branches en morceaux et atteint la base de l’arbre. L’écorce, assaillie à maints endroits par sa lame, venait de céder. Son épée se trouvait plantée dans une brèche, où semblait se trouver la poitrine d’Eonia. Le Xenos saisit à main nue le tronc, l’écarta et le brisa afin d’exposer Eonia. Vulnérable et ensanglantée, elle fixait le Xenos qui s’apprêtait à lui porter le coup final.
« NON ! hurlai-je. »
Ma main se leva d’elle-même une seconde avant que le monstre n’achève mon amie. Une bourrasque le projeta violemment en arrière. Il roula sur le sol, étourdi, mais, alors qu’il faisait mine de se redresser, ma rage explosa. Si immense que plus rien ne m’importait que de le faire souffrir.
Sans savoir comment, je sentis l’élément de l’air s’ajouter à ma puissance télépathique. Le vent tourbillonnait désormais en rafale autour de moi, m’enveloppant dans un cyclone ravageur. Le Xenos, malmené par les bourrasques, fut immobilisé, les bras plaqués le long du corps. D’une pensée, je fis s’élever la créature à un mètre du sol sans la moindre difficulté. Fixe et rigide, elle semblait ficelée par des liens invisibles. Malgré ses tentatives, il ne put se libérer de mon étreinte mentale.
« Tu aimes faire mal ? tonnai-je. Je vais te montrer ce qu’est la souffrance, immonde créature ! »
Avec un obscur désir mélangé à la répugnance, je serrai mon poing. Tous les os du monstre se brisèrent à l’unisson dans un écho épouvantable. Son crâne explosa, libérant un flot de liquide couleur encre, tandis que ses bras et ses jambes subirent des contorsions hideuses. Je pouvais sentir tous ses os brisés comme si je les tenais dans ma main. La créature n’émit pas le moindre râle avant de trépasser. Lorsque je relâchai mon emprise, elle ne m’inspirait rien d’autre que du dégoût. Sans même regarder Elysion, je courus vers Eonia. Elle respirait difficilement et une tache pourpre grandissait sur ses vêtements, juste sous son sein droit.
« Tu peux la soigner ? m’implora Elysion, paniqué.
— Il faut la ramener à la cité, répondis-je d'une voix tremblante. Je ne suis pas médecin, je n'ai que quelques bases et je ne suis pas capable de faire quoi que ce soit dans ces conditions.
— Mais elle mourra avant que tu ne l'aies ramenée là-bas ! rétorqua-t-il. »
Mon amie toussa et des gouttes de sang tachèrent mes vêtements. Elle croisa mon regard et j’y vis la fièvre de la douleur. Sa poitrine se soulevait au rythme de sa faible respiration. Je pris sa main dans la mienne et sentis sa douleur m’envahir, comme si elle était mienne. Il était certain que si je ne faisais rien dans les minutes à venir, elle allait mourir.
Je la pris dans mes bras et la soulevai. Elle tremblait. Son contact me donna un aperçu de sa souffrance : elle était colossale.
« Reste ici ! ordonnai-je à Elysion. Je reviens te chercher.
— Que… Que vas-tu faire ?
— Je dois la translater avec moi.
— Mais tu ne sais même pas si elle supportera ! s'opposa-t-il aussitôt.
— JE N'AI PAS LE CHOIX ! criai-je devant mon impuissance. »
Ma voix, tremblante, était presque suppliante. Prendre la forme de lumière et me téléporter était le seul moyen. Cependant rien ne m’affirmait que je pouvais le faire avec quelqu’un d’autre, ni que les Elementaris pouvaient le supporter. J’allais peut-être la tuer mais je devais au moins essayer car elle mourrait dans tous les cas. C'était sa seule chance de survivre. Au ton de ma voix, Elysion comprit à quel point la situation était désespérée. Il prit une profonde inspiration et posa sa main sur mon épaule.
« Si elle doit mourir lors de ce voyage, murmura-t-il, je mourrai avec elle. Nous avons combattu ensemble et c'est à cause de ma négligence qu’elle est blessée. Elle m’a sauvé la vie, je ne l'abandonnerai pas ! »
Je n'avais ni le courage, ni le temps de l'en empêcher ou de lui dire que c'était une mauvaise idée. Ma seule préoccupation était de sauver Eonia. Sans même demander à Astérion, je visualisai la grande place devant la Tour des Cieux.
Pour la première fois, je translatai sans l'aide d'Astérion.
Nous apparûmes dans un flash de lumière face à la Tour des Cieux. Eonia, toujours dans mes bras, était dans le même état qu’à notre départ. Elysion aussi était toujours en un seul morceau, même s’il vacilla à notre arrivée, désorienté. Mais je n’y prêtai pas attention et hurlai à plein poumon :
« J'AI BESOIN D'AIDE ! »
Je n’aurais su dire si c’était l’urgence de la situation ou ma peur, mais tout Thorlann devait avoir entendu. En quelques secondes, plusieurs Elementaris accoururent dans notre direction. La plupart n’étaient que de simples habitants, mais certains étaient armés et vêtus d’armures. Peut-être avaient-ils senti le danger, ou bien mis au courant par le Kalheni. Alors que tous se groupèrent autour de nous, sans oser s’approcher, Eldaf et Kalya apparurent et sortirent du rang pour nous rejoindre. Kalya se figea d’effroi en voyant Eonia, ensanglantée, dans mes bras. Elle se ressaisit aussitôt et suivit son aïeul. Des enfants tentaient de voir ce qui avait attiré toute cette foule mais les adultes les en empêchaient, les forçant à reculer pour les empêcher d’assister à la terrible scène.
Le silence n’était rompu que par les quintes de toux d’Eonia.
Lorsqu’Eldaf fut à son côté, je sus qu’elle était sauvée. Il avait vécu tant d’années qu’il devait savoir comment la soigner, c’était une évidence ! Tandis que je compressais la profonde blessure avec mes mains, le Kalheni posa sa main sur le front de la blessée, trempé de sueur. Grâce à notre contact physique, je sentais la vie la quitter peu à peu à chacune de ses expirations, telle une bougie qui aurait peu à peu, consumée toute sa cire.
« Son poumon a été touché et probablement l’aorte aussi, décrivis-je précipitamment. Elle fait une hémorragie interne. Il faut quelque chose pour empêcher le sang de couler et lui faire une transfusion ! Vite ! »
Kalya s’agenouilla et leva sa ma main gauche. Le sang cessa alors de couler.
« Comment… ? murmurai-je, incrédule.
— Nous pouvons contrôler l’eau présent dans le sang, m’expliqua-t-elle, les dents serrées. Je maintiens l’hémorragie mais je ne tiendrais pas éternellement, Peter. »
Je me retournai vers le Kalheni.
« Eldaf ! Faites quelque chose ! »
Mon ton était implorant et je m’attendais à ce qu’il prenne les choses en main. Qu’il trouve un moyen de la sauver avec une quelconque plante médicinale. Il devait détenir la solution !
Pourtant, il me regarda les yeux chargés de chagrin.
« Peter, je ne peux rien faire. »
Il aurait aussi bien pu me poignarder, cela aurait eu le même effet.
« Bien sûr que si, vous le pouvez ! balbutiai-je. Vous…
— Nous n'avons aucun médecin ici. Nos connaissances en médecine sont limitées, nous n’avons jamais étudié les corps de nos défunts et aucun Elementaris n'a été blessé aussi gravement depuis la Révolte de Tenëma. Le savoir de la guérison s’est perdu depuis près d’un millénaire car nous avons vécu en paix. Nous pouvons guérir des maladies et des blessures physiques mineures. Mais de tels dommages… »
Je balayai la foule du regard.
Comment avais-je pu être aussi aveugle ? Ils vivaient cachés depuis si longtemps. La moitié n'avait pas combattu, même pour un simple entraînement, depuis des années. Et aucun, excepté Eldaf, n’avait participé à une vraie guerre. Ils n'avaient probablement jamais vu autant de sang que maintenant. Kalya palissait de seconde en seconde. Deux autres Elementaris de l’eau la rejoignirent et s’unirent à ses efforts pour la soulager.
Malgré tout, je voyais bien qu’Eonia fatiguait. Elle peinait à respirer et elle avait perdu beaucoup trop de sang, même si l’hémorragie était contrôlée. Elle tenta de parler mais ne parvint pas à articuler.
Lorsqu’elle réitéra son essai, elle parvint à murmurer :
« Désolée… de… t’abandonner. »
Une quinte de toux la secoua et elle cracha du sang. Les battements de son cœur ralentirent encore.
« Non, non, dis-je d’une voix tremblante. Je ne te laisserai pas partir ! »
Une larme coula le long de ma joue.
« Je suis le descendant de l’Eternel de la Création et l'héritier de ses pouvoirs ! Tu m’entends Eonia ? Je refuse que tu meures ! »
À mes mots, un frisson parcourut la foule d’Elementaris. Obnubilé et déterminé à la sauver, un faible halo doré recouvrit alors mes mains. Cela ne s’était produit que lors de mes précédentes utilisations non intentionnelles de la magie divine. Et à chaque fois, ce fut pour détruire et blesser. Pourtant, cette fois, je sentis que c’était différent.
Instinctivement, je posai mes mains sur sa blessure.
Sa chair mutilée commença à se reformer et le sang cessa de couler. Avec une certitude inébranlable, je savais également que son poumon perforé et ses côtes cassées se reformaient. J'avais le pouvoir de la Création entre mes mains, celui capable de manipuler la matière afin de la transformer à mon souhait. Je pouvais la sauver ! J'avais accès aux pouvoirs d'un dieu !
Néanmoins, plus le processus avançait et plus ma tête devenait lourde. La pression que j’exerçai avec mes mains s’amenuisait, au gré que mes forces me quittaient. Après mes deux combats face à Kalya et Thorn le matin même, et celui contre les Xenos une dizaine de minutes plus tôt, je n’étais pas au summum de ma force. Et le processus de soins que, par je ne sais quel miracle, je réalisais, réclamait une quantité d’énergie démesurée.
Ma vue se troubla et mon nez se mit à saigner, mais je refusai de renoncer. Malgré le sang qu’elle avait perdu, s’il restait une infime chance de l’empêcher de basculer en soignant ses organes, je devais la saisir !
« Peter, murmura alors Astérion avec fermeté. Tu dois arrêter…
— Quoi ? Jamais ! Tu dois m’aider à…
— C’est impossible, il est trop tard ! L’énergie que cela te coûterait de réparer de telles blessures est trop important. Tu y laisserais ta propre…
— Je donne ma vie pour elle dans ce cas ! terminai-je. Aide-moi !
— Tu es peut-être prêt à donner ta vie pour elle mais moi pas ! Tu es essentiel à un avenir florissant et Eonia ne voudrait pas que tu renonces à ta destinée pour elle ! »
Ma vue se troublait et mes paupières s’alourdissaient de plus en plus. Et pire que tout : mes mains cessaient de briller. Mes forces s’amenuisaient à vue d’œil. J’observai désespérément le corps de mon amie à la recherche du moindre signe qui pourrait me redonner espoir. Alors que physiquement, ses blessures étaient guéries, son rythme cardiaque persistait à ralentir.
« Astérion… murmurai-je. Je t’en supplie…
— Tu as demandé que l’on cesse de te traiter comme un enfant ? J’exauce ton souhait : je ne peux pas me permettre de te perdre maintenant. Les mortels n'ont qu'une vie, telle fut la première des lois qui fut mise en place. Nous ne pouvons en offrir une seconde. Sa vie ne t’appartient plus. Ni toi ni moi n'en avons le pouvoir. »
À cet instant, cette réponse m’apparut comme une trahison.
« Pe… ter, souffla Eonia. »
Parmi la brume qui enveloppait mon esprit et m’attirait doucement vers l’inconscience, sa voix me stimula.
« Garde tes forces, lui murmurai-je faiblement. Tu vas t’en sortir… »
Son regard autrefois si clair et lumineux était à présent terne et épuisé. Pourtant, il conservait la même douceur et la même tendresse qu’elle m’adressait chaque matin. Dans ma poitrine, mon cœur se serra encore plus.
« J’espérais… reprit la blessée avant qu’une toux l’interrompt.
— Non ne parle pas, répétai-je, fébrile. Laisse-moi te guérir, je peux le faire. Économise tes forces, c'est tout.
— J’espérais que nos chemins… continueraient côte à côte plus longtemps... »
Sa peau était quasiment refermée et ses organes vitaux réparés. Alors pourquoi diable sa vie continuait de me glisser entre les doigts ?
« Promets-moi de… les protéger, articula-t-elle avec difficulté. Tous. »
Un flot de larmes ruisselait à présent sur mes joues, incontrôlable.
« Je ferais de mon mieux, je te le promets. »
Elle esquissa un faible sourire. Ce même sourire qui dévoilait sa joie de vivre et remplissait le cœur d’empathie de tous ceux qu’elle connaissait. Ce sourire parut se figer dans le temps, comme pour me laisser l’admirer une ultime fois, avant que mes dernières forces ne s’évaporent. Elle murmura une dernière parole inaudible avant que je ne perde connaissance.
Mon évanouissement ne dura que quelques minutes.
Lorsque j’ouvris les yeux et me redressai, je vis le corps d’Eonia et tout me revint. Lorsque mon regard se porta sur sa profonde blessure désormais devenue une simple cicatrice, un élan d’espoir naquit dans ma poitrine. Un espoir qui disparut lorsque je vis ses si belles prunelles grises fixer inexorablement le vide. Toute vie les avait quittées. L’inévitable réalité se trouvait face à moi. Plus jamais elle ne me réprimanderait comme elle s’évertuait à le faire. Plus jamais elle ne rirait de mes bêtises, ni ne me sourirait pour m’encourager à me dépasser encore et encore.
Depuis qu’elle était devenue mon amie, elle avait été une source de motivation. Et c’était maintenant qu’elle était partie que je le comprenais. C’était trop tard, tout était terminé. Son existence, tout comme son corps étendu dans mes bras et son arc reposant à son côté, était brisée.
Une personne s’approcha. Kalya, du bout de ses doigts, lui ferma les yeux avec délicatesse, comme si elle avait peur de lui faire du mal. Notre défunte amie semblait à présent profondément endormie dans un paisible sommeil. Elysion, qui pleurait également en silence à mon côté, posa sa main sur mon épaule et la serra comme pour évacuer sa douleur et sa peine.
« Elle m'a sauvé la vie, murmura-t-il. J’aurais dû mourir, pas elle… »
En temps normal, j’aurais tout fait pour le consoler mais je me sentais incapable de trouver les mots justes. Ma vie avait perdu tout son sens. Une fine pluie commença alors à tomber, comme si le ciel pleurait cette perte et partageait notre chagrin. Eldaf s’approcha à son tour et posa la paume de sa main sur le front de la disparue avant de murmurer quelques mots inaudibles. Toute mon attention était rivée sur celle qui avait été mon amie et qui m’avait même aimé d’un amour que je n’avais pas su lui rendre.
Elle gisait désormais dans l’herbe, morte.
« Elysion, Kalya, Peter, prononça finalement Eldaf. Venez avec moi. »
Sa voix douce était tintée de légers tremblements, preuve de son propre chagrin. Abattu et meurtri, je me refusais pourtant à la laisser. Pourtant, Eldaf, se plaça face à moi et me força à le regarder.
« Viens avec moi Peter, répéta-t-il sur le même ton. Laisse son peuple et sa famille lui rendre un dernier hommage. »
Je vis deux Elementaris à la peau aussi pâle qu’Eonia qui ne pouvaient être que ses parents s’avancer. Sa mère lui ressemblait énormément mais elle possédait les mêmes yeux que son père. Ils se serraient l’un à l’autre pour se soutenir, le regard braqué sur celle que je n’avais pas su sauver. Eldaf me saisit le bras et me fit contourner le corps sans vie de la jeune Elementaris pour me guider dans la Tour des Cieux. Je me laissai guider, l'esprit submergé par la peine et la douleur.
Ce fut le vague à l’âme que nous arrivâmes dans une immense pièce qui m’était inconnue. L’entrée ressemblait à un simple bureau encombré, mais un escalier sculpté plus loin semblait mener à une pièce plus grande juste au-dessus de nous. Le grand bureau était chargé de riches objets du monde des Hommes et tapissé de peintures de Thorlann. C’était sans aucun doute les appartements du Kalheni. J'aurais pu être captivé et intrigué de découvrir où logeait le vieil Elementaris mais c’était sans compter sur ce vide dans ma poitrine, incapable de se combler.
Nous prîmes trois chaises de velours et nous assîmes tandis que le Kalhn prenait place derrière son bureau. Ensuite, il questionna Elysion pour connaître les moindres détails de ce qui s’était passé une fois hors de Thorlann. Durant le récit, Anathone, le Kalhn du feu, vint nous rejoindre en silence pour écouter celui qu’il considérait comme un fils.
Ce dernier nous raconta tout.
Comment, après avoir parcouru quelques kilomètres hors de la sécurité de Thorlann, les Gerydïon avaient surgi de nulle part. Eonia avait été la première à sentir le danger et avait sauvé Elysion in extremis en abattant deux créatures avec ses flèches. Ils avaient fui mais deux autres rôdeurs les avaient pris en chasse et interceptés, secondés par trois Xenos. Ils avaient réussi à vaincre l’un des monstres mais, tous deux blessés, savaient qu’ils se trouvaient en mauvaise posture. Ce fut lorsqu’un rôdeur parvint à griffer la jambe d’Eonia que celle-ci avait crié pour la première fois.
Il raconta comment ils essayèrent vaillamment de gagner du temps en espérant que quelqu’un intervienne mais les Xenos avaient réussi à les séparer et Elysion ne pouvait secourir Eonia. C’était alors que j’avais surgi du ciel. Il narra comment je lui avais sauvé la vie en combattant et tuant les deux fauves, tout en essayant de maintenir Eonia saine et sauve. La suite, je la connaissais déjà et l’écoutai d’une oreille, l’esprit embrumé et endeuillé.
« J'aurais dû mourir à sa place, conclut l’Elementaris du feu d’une voix torturée. Elle m'avait sauvé la vie et je n'ai pas été capable de la protéger…
— Tu as fait tout ce que tu as pu, affirma Anathone.
— En effet, confirma Eldaf après un soupir chagriné. Tu n'aurais rien pu faire de plus. Je sais que cela ne t'empêchera pas de t'en vouloir mais écoute bien ceci : tu n'y es pour rien. »
Il prit une profonde inspiration et lorsqu’il reprit, ses yeux brillaient même si aucune larme ne coula :
« Tout est de ma faute, c'est moi qui vous ai envoyé hors de Thorlann. »
Un silence accueillit ses paroles jusqu’à ce que je sorte du silence.
« Il n’y a qu’un seul responsable à cette tragédie. »
Les regards des quatre Elementaris se posèrent sur moi.
« Le pouvoir de l’air a répondu à ma douleur et ma haine, repris-je. Et il n’y a qu’une seule raison à cela : j’ai enfin une raison de m’impliquer délibérément dans ce conflit. Je vous ai dit qu’Hepiryon ne m’avait rien fait personnellement ? dis-je en m’adressant au Kalheni. Que je me battais par nécessité et non par envie ? Eh bien vous pouvez être satisfaits car désormais, je n’ai qu’une envie : plonger mon épée dans le cœur de cette pourriture et le faire endurer ce qu’il vient de me faire endurer. »
Je fixai Eldaf avec une telle intensité et une telle fureur que j’étais certain que n’importe qui aurait flanché. Mais pas lui.
« Consciemment ou non, poursuivis-je la voix tremblante de rage, Hepiryon vient de m’offrir l’arme dont j’avais besoin pour m’interposer entre lui et son idéal : la vengeance. Et croyez-moi lorsque je vous dis qu’il regrettera bientôt de nous avoir arrachés Eonia ! »
Tous assimilèrent mes menaces et Anathone acquiesça de la tête, approuvant ma croisade. Néanmoins, ce n’était pas le cas du Kalheni. Pour la première fois depuis notre rencontre, sa tristesse déformait ses traits et laissait entrevoir à quel point il était âgé.
« Ne laisse pas la vengeance dicter tes choix, Peter, me prévint-il avec regret. Elle offre une volonté sans failles mais nous fait prendre de mauvaises décisions. Crois-moi, elle servira bien plus tes ennemis que tes propres intérêts. Ne te laisse pas aveugler en fonçant tête baissée sur l’ennemi : ils t’attendront de pied ferme et aussi puissant et courroucé que tu seras, tu ne pourras les vaincre tous. Pas seul.
— Alors il est temps pour moi d’obtenir plus de puissance encore, m’écriai-je en me relevant. Je dois aller chercher Atalamos !
— Mais sans elle, nous perdrons notre capacité à dissimuler Thorlann à la vue des Xenos et des Hommes ! s’opposa aussitôt Anathone.
— J’ai besoin de l’épée d’Astérion pour espérer faire face aux monstres du Chaos ! répliquai-je. Quant aux humains, il est temps pour vous de vous montrer au grand jour ! Il n’est plus temps de se cacher ! Vous… »
Je me tus lorsqu’un frisson me parcourut. Un frémissement désagréable, plus fort que tous ceux que j’avais pu ressentir auparavant. Une mise en garde contre un grand danger. Les Elementaris se redressèrent d’un même mouvement, les yeux écarquillés. Ils l’avaient senti aussi.
« Ils arrivent ! s’alarma Kalya. Les Xenos arrivent ! Mais comment… ?
— Elysion, demanda subitement Anathone. Lorsque toi et Eonia avez été attaqués dans la forêt, étiez-vous déjà invisibles ?
— Oui ! affirma-t-il. Dès notre sortie du dôme !
— Alors les Xenos sont capable de percer l’invisibilité d’Atalamos, en déduisis-je. Et ceux que vous avez croisés n’étaient que des éclaireurs ! Je n’ai pas sondé les environs, entièrement focalisé à retrouver Elysion et… »
Le nom d’Eonia s’étouffa dans ma gorge. Incapable de le prononcer, je repris néanmoins :
« Une armée de Xenos est certainement en marche à cet instant, je n’ai jamais ressenti un tel danger auparavant. Nous ne sommes plus en sécurité, ils vont attaquer la cité ! »
Alors que Kalya et Elysion échangeaient un regard épouvanté, le Kalheni se leva de son siège, le visage ferme.
« Anathone, va réunir les gardes ainsi que tous ceux qui sont aptes à se battre ! Préviens également Talane et Leucaryos que nous risquons d’être attaqués d’une minute à l’autre. Et demande à ce dernier de me rejoindre ici-même, il devra m’aider à mettre une stratégie en place. » Il se tourna ensuite vers Kalya et poursuivit : « Mon enfant, prends avec toi une dizaine de gardes et fait circuler le message que les familles doivent se rassembler dans la Tour. »
Anathone et Kalya sortirent aussitôt leurs ordres reçus. Elysion fit mine de suivre Kalya mais Eldaf l’arrêta d’un geste.
« Je t'interdis d'y aller, Elysion ! Tu as déjà fait assez !
— Je veux me battre ! répliqua ce dernier d'une voix qu'il tentait de contrôler. Je le peux encore !
— Non ! répondit fermement le Kalheni. Tu es blessé et je t'interdis de te battre pour le moment. Tu vas aller bander ton bras et regrouper tout le monde dans la Tour des Cieux. Ensuite, tu iras avec eux et tu y resteras, est-ce bien clair ? »
Elysion hésita avant de hocher la tête.
« Je veux te l’entendre dire, insista l’Ancien.
— Oui, j’obéirai à vos ordres. »
Il sortit ensuite sans attendre mais je ne manquai pas l’étincelle dangereuse qui avait brillé dans son regard ambré. Un jour, les troupes d’Hepiryon allaient regretter de s'en être pris à lui et à Eonia.
Une fois qu’il ne restait que nous deux dans la pièce, Eldaf se tourna dans ma direction et m’interrogea :
« Les Xenos arrivent à nos portes, puis-je compter sur toi ?
— Mon bras et mes pouvoirs sont vôtres ! affirmai-je.
— Bien, car nous en aurons besoin. Les Xenos que vous avez croisés dans la forêt étaient armés mais ne portaient aucune armure, n’est-ce pas ? Cela signifie probablement que ceux que nous allons affronter n’en porteront pas non plus. Cette attaque a très certainement pour but de nous affaiblir ainsi que de nous mettre en garde : nous ne sommes plus en sécurité à Thorlann.
— Alors qu’allons-nous faire ?
— Défendre nos terres ! Montrer à Hepiryon que nous relevons le défi qu’il nous lance et aussi lui apprendre qu’il devrait nous craindre ! »
J’opinai de la tête et il me fit signe de le suivre.
« Allons maintenant t’équiper pour la bataille.
— Et leur faire payer le sang qu’ils ont fait couler, ajouta Astérion. »
Il n’y avait nul doute possible : la guerre était déclarée.
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