Chapitre 35 : La Bataille de Thorlann (partie 1)
« Et voilà le dernier, s’exclama Tinkï. »
Il jeta le cadavre du rôdeur, qu’il tirait à bout de bras, sur un tas où étaient déjà amassées plusieurs centaines. Assis en plein milieu de la combe et haletant, j’observais les survivants. Aucun ne semblait pleinement réaliser que l’affrontement était terminé. Moi-même, j’avais du mal. Sous mon armure, mon cœur battait la chamade. D’un revers de manche, je m’essuyai le front trempé de sueur, puis pris la gourde qu’un Elementaris me tendit. Cela soulagea ma gorge brûlante.
« Combien des nôtres sont tombés au combat ? interrogea Tinkï.
— Trois cent trente-deux, répondit l’un de ses guerriers. »
Le silence tomba. Ce nombre me fit froid dans le dos : j’avais connu nombre d’entre eux, de près ou de loin. Désormais, leurs corps gisaient près de la rivière et renvoyaient des reflets fantomatiques au clair de la lune. Tous s’étaient battus avec bravoure. Néanmoins, leur sacrifice n’avait pas été vain : après trois heures de combat acharné, nous étions venus à bout des soldats d’Hepiryon et avions repris le contrôle de la partie ouest de Thorlann. Pour autant, de ce que nous en savions, les affrontements faisaient toujours rage au nord et à l’est.
Et c’était là-bas que nous devions nous rendre à présent.
Alors que j’apprêtais à me relever, Alatorn me tendit la main. Il s’agissait d’un ami à Elysion et Kalya, l’Elementaris de l’air qui jouait dans leur équipe de Dænami. Je n’avais pas eu l’occasion de lui parler depuis mon arrivée à Thorlann. Pour la bataille, il avait revêtu une armure argentée et un arc était rangé dans son dos.
« Tu vas bien ? s’inquiéta-t-il en me dévisageant de ses yeux vert sombre. »
Je hochai la tête et saisis la main qu’il me tendait.
« Un Gerydïon m’a griffé la jambe mais rien de grave. Par contre je dois être couvert d’hématomes mais, tant que je vois clair, je suppose que tout va bien. Je pense que j’ai eu de la chance.
— Ce n’est pas le cas de tout le monde, malheureusement, soupira-t-il après un regard vers les cadavres de ses semblables. En tout cas tu as été remarquable ! Je t’ai observé de loin et Kalya ne m’avait pas menti : tes capacités égalent largement les nôtres ! »
Je le remerciai d’un hochement de tête.
« Qu’allons-nous faire à présent ? »
Le fait qu’il m’interroge sur la démarche à suivre me surprit. Eldaf ou Tinkï étaient bien mieux placés pour lui répondre. Je n’étais pas un meneur contrairement à eux. Au même instant, Tinkï attira notre attention par un sifflement sonore.
« Vous m’entendez tous ? s’exclama-t-il. Bien ! Je sais que vous souhaitez tous pleurer nos morts, moi le premier, mais ce n’est pas encore le moment ! »
Il recula pour laisser la place au Kalheni qui poursuivit :
« Je n’ai pas eu de nouvelle de Leucaryos, je n’ai donc aucune idée de ce qui se passe sur les autres flancs. Pour autant, je suis quasiment certain que nous sommes les premiers à avoir vaincu l’ennemi. Le pont nord ayant subi la plus grosse attaque, ils ont très certainement besoin d’aide et nous devons la leur apporter dès maintenant ! »
Il balaya ses troupes du regard avant de conclure :
« Tinki va regrouper les blessés les plus graves et les ramener dans la Tour où nos rescapés les soigneront au mieux. Les autres me suivront. La guerre n’étant pas terminée, nos frères ont besoin de nous ! »
Nous brandîmes nos armes et répondîmes à son appel.
À mesure que nous nous rapprochions, je craignais d’entendre les grognements bestiaux des Gerydïons ou les cris hargneux des Elementaris au combat. Pourtant, la forêt restait étrangement silencieuse.
Et cela ne nous rassurait pas le moins du monde.
Éclairé jusqu’ici par les flammes des Waléoas Firren, lorsque nous fûmes suffisamment près, le Kalheni leur demanda de les éteindre afin de se faire discret. Puis nous ralentîmes l’allure, sur le qui-vive. Eldaf menait ses soldats, la main crispée sur son arc, une flèche déjà encochée.
Finalement, inquiet, je murmurai à son oreille :
« Où sont-ils… »
Une vingtaine de rochers surgirent alors de nulle part et chargèrent dans notre direction. Nos guerriers réagirent aussitôt et les firent exploser avec des boules de feu. Je relevai mon épée, prêt à passer à l’attaque. Toutefois, je ne ressentais aucun danger aux alentours. Après quelques secondes à l’affut, une ombre bougea derrière un tronc voisin. L’instant d’après, une Elementaris de la terre, grande et vêtue d’une épaisse armure couleur de bronze, apparut. Elle nous dévisagea de ses prunelles brunes et, lorsqu’elle nous reconnut, s’écria :
« N’attaquez pas ! Ce sont des alliés ! »
Une dizaine d’Elementaris de la terre, armés d’épées et de boucliers, apparurent derrière la géante. En nous voyant Eldaf et moi en tête, ils écarquillèrent les yeux et réalisèrent leur erreur.
« Mille excuses, Kalheni ! s’exclama la guerrière que je supposais être Yumïa, la meneuse de l’armée du nord. Nous avons attaqué à l’aveugle en entendant du bruit, craignant une ruse des Xenos !
— C’est compréhensible, la rassura le vieil Elementaris. Nous nous attendions à une attaque de toute manière. »
Yumïa nous rejoignit à grandes enjambées. Eldaf lui demanda :
« Résume-moi la situation ! Je n’ai plus de nouvelle de Leucaryos.
— Il a été obligé de se retirer à Thorlann après avoir aidé Peter, expliqua-t-elle. Plus de la moitié de son équipe a mal supporté la dépense d’énergie nécessaire à éliminer tous les Xenos que tu as envoyés dans l’eau, ajouta-t-elle à mon encontre. Leucaryos a donc décidé de les ramener en sûreté.
— C’était le meilleur moyen pour reprendre l’ascendant ! rétorquai-je.
— Ce n’était pas un reproche, précisa-t-elle, les yeux plissés. En réalité, je trouve que c’était une bonne idée, même si ce pont existait depuis des millénaires. »
Je n’ajoutai rien.
« Quant à la situation ici, reprit-elle, disons qu’elle est sous contrôle… pour le moment. Vous allez comprendre, suivez-moi ! »
Puis elle fit demi-tour. Nous la suivîmes, à la fois inquiets et curieux.
Moins d’une minute plus tard, nous débouchâmes sur ce qui ressemblait à un camp monté à la hâte. Une centaine de blessés pansaient leurs blessures, se reposaient ou se désaltéraient. Tous paraissaient accablés. De l’autre côté, étendus les uns à côté des autres, un nombre incalculable de cadavres alliés gisaient. À leur vue, mon cœur se serra.
« Nous avons perdu près de cinq cents guerriers, raconta Yumïa en se plaçant près d’Eldaf, et aucun survivant n’est indemne. Vous êtes les premiers à venir à notre rescousse. »
Nous étions tous médusés.
« Comment ? bafouilla finalement l’un de mes guerriers.
— On nous avait dit que vous arriviez à les contenir grâce aux pouvoirs de l’eau et de la terre, ajouta un autre. Que s’est-il passé ? »
Tout aussi meurtri et endeuillé qu’eux, j’écoutai en silence la réponse.
« Nous les avons lapidés et noyés durant un temps, raconta tristement Yumïa. Pendant une heure, nous les avons empêchés de traverser le pont. Mais d’autres renforts sont arrivés, menés par… »
Sa voix se brisa.
« Une saloperie invincible, conclut une voix. »
Je me retournai et découvris Kalya approcher, suivie de Taliyah, le bras bandé. Lorsque je la vis, un immense soulagement m’envahit et, sans même y réfléchir, je la serrai dans mes bras. Je découvris qu’Alatorn avait fait de même à Taliyah.
« Était-ce vraiment nécessaire ? soupira Kalya. Moi-aussi je suis heureuse de te voir sain et sauf mais je déteste les embrassades ! »
Je la libérai finalement et la dévisageai. Son armure argentée était crasseuse, son visage tâché du sang noir séché des rôdeurs. Ses cheveux, attachés en une natte, étaient tout aussi sales.
« Tu as une mine affreuse ! m’exclamai-je.
— On voit que tu t’es pas regardée ! répliqua-t-elle. »
Nous sourîmes.
« Que voulais-tu dire Kalya ? intervint le Kalheni. Quelle créature « invincible » les menait ? »
Le regard du meneur brillait de soulagement même s’il refusait de laisser ses sentiments primer sur son devoir de chef.
« Tu ne parles pas de… de l’Eternel du Chaos ? bredouilla un autre Elementaris »
L’idée même qu’Hepiryon était revenu et prenait part au combat fit frissonner tout le monde.
« Non ! le rassura Kalya. C’était un Xenos mais il était plus grand et surtout plus fort. Contrairement à ses congénères, il possédait une épaisse cuirasse noire et maniait une épée avec une habileté époustouflante.
— Et alors ? intervins-je. »
Kalya était une combattante expérimentée et redoutable, je ne voyais pas ce qui la faisait craindre un adversaire plus imposant que les autres.
« Tu ne comprends pas, maugréa-t-elle. Sa puissance et sa vitesse étaient égales à la nôtre, pour ne pas dire supérieures, et sa résistance était incomparable ! Son armure était impénétrable ! Sans archer, nous devions l’affronter au corps à corps. Or nous n’étions pas de taille ! »
Eldaf fronça les sourcils.
« Alors comment l’avez-vous vaincu ? demanda-t-il. »
Autour de nous, les Elementaris du front nord se regroupaient. Les blessures que certains présentaient étaient atroces. Un estropié, appuyé sur une camarade, s’avança et bafouilla :
« Vaincu ? C’était impossible !
— Quinze Elementaris de la terre retiennent en ce moment-même les six cents Xenos encore debout, expliqua Taliyah. Nous avons été contraints d’invoquer une structure de terre immense afin de les bloquer.
— Mais comment les avez-vous regroupés ? demandai-je.
— Thorn et une vingtaine d’autres se sont sacrifiés pour servir d’appât. Aucun n’en est ressorti. »
À cette annonce, je ne sus comment réagir. Un mélange d’émotions bouillonnait en moi. D’un côté la stupeur et la peine d’apprendre la mort de Thorn. Cet Elementaris si grand et puissant s’était sacrifié pour piéger les ennemis et empêcher leur propagation. Il ne méritait pas cela. Et d’un autre côté, la colère. Un violent ressentiment omniprésent qui brûlait dans ma poitrine par l’aversion que m’inspiraient ces créatures.
Quelques instants passèrent sans que personne ne prononce mot.
« Vous ne pourrez pas les contenir éternellement, finit par dire le Kalheni avec une certaine lassitude. Nous devons les éliminer.
— Vous ne comprenez pas ! s’affola Yumïa en secouant la tête. Nous espérions que Peter le vainque avec Atalamos mais Leucaryos nous a prévenus que sa tentative pour la récupérer avait échoué ! Sans l’arme, je ne vois pas comment nous pourrions en venir à bout ! Nous manquons de ressources, de guerriers et de pratique !
— Maintenant qu’on vous a rejoints, intervins-je, ce ne sera pas la même chose. Nous sommes peut-être moins nombreux mais nous sommes animés par une volonté inébranlable ! Nous protégerons notre foyer et vengerons nos morts en éradiquant ces saloperies ! Je n’ai peut-être pas Atalamos, mais j’ai vaincu suffisamment de Xenos pour ne pas reculer devant l’un d’entre eux ! Aussi puissant et terrifiant soit-il ! »
Kalya approuva d’un signe de tête.
— Alors que proposes-tu ? rétorqua Yumïa. Les relâcher et leur faire face ? Alors qu’ils sont presque deux fois plus nombreux ?
— Exactement ! affirmai-je avec détermination. »
Après avoir renvoyé les blessés au cœur de la cité, nous n’étions plus que trois cents guerriers valides. Yumïa trouvait insensé de libérer les monstres afin de les combattre mais nous étions tous d’accord sur un point : la fuite n’était pas une option. Les Xenos ne renonceraient pas à nous tuer, alors nous allions nous battre.
Ces abominations allaient mourir et ce serait du bout de mon épée.
À présent, nous sortîmes du couvert, parés au combat. Le long de la rive, une immense muraille de terre, épaisse de près de deux mètres, enclavait les six cents créatures. Malgré les quelques cinquante mètres qui nous séparaient d’eux, nous les entendions distinctement marteler la paroi de leurs poings pour se libérer. Ils savaient que nous étions là : leurs cris et leur agitation nous parvenaient nettement, réclamant le combat. Je balayai mes alliés du regard. Bon nombre d’entre eux présentaient des blessures et savaient que cette bataille risquait d’être la dernière. Mais ils avaient tenu à rester. Nous ne pouvions décevoir les innocents qui, apeurés, se cachaient dans la Tour en priant à notre réussite.
Je resserrai la prise sur mon épée en me focalisant sur l’ennemi, galvanisé par l’adrénaline qui envahissait mon cerveau.
Les quatorze gardiens de la terre attendirent notre signal. Lorsque le Kalheni hocha la tête, ils rompirent leur sortilège. La prison de fortune se fissura de toute part avant de s’effondrer. D’entre les débris, les Xenos apparurent. Armes au poing et avides de chair, ils grognaient, crachaient et tapaient du pied comme pour nous défier. Ils se retenaient à grand-peine de nous charger. Leurs rangs s’écartèrent pour laisser passer celui que craignaient mes camarades.
« Vous aviez oublié de nous préciser qu’il était plus hideux que les autres, murmurai-je à l’oreille de Kalya. »
Elle me répondit par un grognement.
Pour autant, je comprenais pourquoi elle le redoutait. Il dépassait aisément ses congénères et pesait au minimum deux cents kilos de muscles. Une armure d’obsidienne le recouvrait, ainsi qu’un casque bien amoché qui montrait qu’il avait encaissé quelques coups dans la bataille précédente. Et son aura maléfique était aussi repoussante que son visage difforme et dénué de conscience.
« Bon sang, il a été dopé à quoi ?
— Mon frère est derrière tout ça, sans aucun doute, maugréa Astérion.
— Tu penses que je peux en venir à bout ?
— Si Kalya n’a pas réussi, j’entretiens quelques doutes.
— Très rassurant, je te remercie ! »
Déterminé, je m’approchai lentement de l’ennemi et interpellai leur chef :
« Te dire que tu n’es pas le bienvenu serait un euphémisme. Mais ça, tu le sais déjà. Je vous ai fui et me suis caché ici durant près d’un mois parce que j’avais peur. Toutefois, ce que tu ignores, c’est qu’aujourd’hui je suis en rogne. Ta pourriture de maître s’en est pris à ce peuple qui m’a accueilli malgré leurs rancœurs, et il a tué une personne qui m’était proche. »
Je m’arrêtai et le fixai, les dents serrées.
« Aujourd’hui c’est sans le moindre états d’âme que je vais vous envoyer rejoindre ceux qui se sont mis en travers de mon chemin. Et si Hepiryon persiste à vouloir reposer le pied sur Terre et ne comprend pas le message, alors il sera le prochain ! »
La créature me dévisagea quelques instants avant pousser un cri de défis qui se répercuta en échos. Son armée vociféra pour l’approuver. Je jetai un regard vers Eldaf et Yumïa qui hochèrent la tête, puis resserrai la prise sur mon épée. Cette bataille n’avait que trop duré. Je courus et bondis sur l’armée ennemie. J’entendis mes alliés s’élancer à ma suite dans une course folle. Deux rôdeurs se jetèrent sur moi mais je les décapitai avec aisance. Avant que d’autres monstres décident de m’attaquer, mon armée les percuta, réclamant vengeance.
Je savais qu’ils ne laisseraient pas l’ennemi s’en prendre à moi.
Confiant, je focalisai mon attention sur leur meneur. Notre plan ne reposait que sur un mot : l’éliminer. À lui seul, il avait tué une centaine d’Elementaris et renversé le cours du premier affrontement. Sans lui, nous aurions une chance de remporter la victoire. Derrière son casque, ses yeux d’ébène prenaient des reflets vitreux sous la lumière lunaire. Il s’approcha de moi à pas lourds, son immense épée raclant le sol. Il repoussa l’un de ses semblables pour dégager le chemin, et sa bouche béante se déforma en un hideux rictus.
Malgré mon aversion et ma détermination farouche à lui enfoncer ma lame entre les deux yeux, je devais admettre que sa taille était intimidante. Sans un signe avant-coureur, il abattit son épée avec une rapidité phénoménale. Je l’évitai de peu, abasourdi par sa vélocité. Il frappa à nouveau mais cette fois j’anticipai et répondis d’une estoc. Il dévia ma lame avec aisance et contre-attaqua aussitôt. Nous échangeâmes plusieurs coups avant que je finisse par m’éloigner. Il fallait admettre que sa puissance dépassait de loin celle des adversaires que j’avais eus à affronter jusqu’ici.
En tout cas, il était sans le moindre doute plus fort que moi.
Le monstre ne comptait pas me laisser reprendre mon souffle et chargea. Lui, contrairement à moi, ne connaissait pas la fatigue. Je déjouai son assaut et saisis l’opportunité en voyant son flanc exposé. Je frappai mais, comme m’avait prévenu Kalya, ma lame ne parvint pas à pénétrer son armure. Je n’avais donc pas le choix : je devais viser la moindre parcelle de son corps à nu. Je frappai à la verticale avant de bondir et de viser son cou pour en finir au plus vite. Il me repoussa d’un revers. Je roulai sur le sol et le vis riposter. Alors que je m’apprêtais à contrer sa lame, avec une maîtrise remarquable, il feinta et atteignit mon épaule.
Le sang gicla.
Bien que bénigne, la blessure restait douloureuse. Déstabilisé par son habileté, j’évitai de justesse sa seconde attaque. Néanmoins, je me trouvais toujours à sa portée et son épée atteignit mon flanc droit. Sans mon armure, il m’aurait certainement tranché en deux. Le coup fit trembler mes côtes et je dus me mordre la lèvre pour encaisser. Dans une tentative désespérée, je dessinai un moulinet du poignet et frappai son bras avant de piquer dans son ventre. Cela n’eut aucun effet : mon épée ne parvint pas à transpercer son armure.
Il ricana et leva le poing. Une flèche se planta alors dans sa nuque, suivie rapidement d’une deuxième. Si cela ne suffit pas à l’abattre, elles le paralysèrent pourtant et me permirent d’esquiver son coup. Je ne pus m’empêcher de sourire : Eldaf couvrait mes arrières. Profitant de sa paralysie passagère, je me glissai dans son dos pour viser ses cuisses exposées. Néanmoins, il se retourna à une vitesse fulgurante et plaça un puissant coup de poing dans mon estomac. La violence de l’attaque me coupa le souffle et me projeta une dizaine de mètres en arrière.
Étourdi, je peinais à me relever.
Le Xenos se rua sur moi, l’épée brandie. Kalya surgit alors entre nous et le transperça, sa lance plantée au niveau de l’articulation de son épaule, une faille de son armure. Le colosse n’y prêta pourtant pas attention. Il arracha l’arme des mains de mon amie et tenta ensuite de l’empoigner. L’Elementaris déjoua la tentative avec adresse et envoya un violent coup de poing dans le ventre du monstre. Mes côtes pouvaient en témoigner, Kalya cognait fort. Pourtant, l’ennemi ne tituba même pas. Il la saisit par le bras et l’envoya valdinguer contre un rocher. Le bruit de sa tête contre la pierre résonna à mes oreilles avant qu’elle ne retombe, inerte.
« KALYA ! criai-je. »
J’avais l’impression de revivre ce que j’avais vécu plus tôt : la mort d’Eonia. Enivré par la fureur, le cœur battant, je me relevai et dirigeai toute la puissance de l’air et de la télépathie sur cette saloperie qui venait de s’en prendre à mon amie. L’air tourbillonna autour de lui. Il se figea, ficelé par une force invisible, et s’envola de deux mètres.
« CRÈVE ! »
Alors que je refermai mon étreinte pour le réduire en morceaux, ma vue se troubla et une vive douleur explosa dans mon crâne. Le Xenos retomba sur le sol dans un bruit sourd avant de se relever lentement. Pour ma part, je tenais ma tête entre les mains, les larmes aux yeux. Depuis plus d’une heure je mettais mon corps à rude épreuve alors que je me savais déjà affaibli par ma rencontre avec Atalamos. Je m’étais efforcé à utiliser le moins possible mes pouvoirs élémentaires ou la télékinésie afin de conserver mon énergie.
Mais avec cette attaque, j’avais atteint mes limites.
« Pas maintenant… bredouillai-je. »
Le sang battait bruyamment à mes tempes. Je pris deux profondes inspirations pour ralentir mon rythme cardiaque et mes idées finirent par s’éclaircir après quelques secondes. Entre la sueur et les larmes qui m’aveuglaient, je découvris Yumïa et deux autres Elementaris qui affrontaient vaillamment le titan pour l’empêcher de m’approcher. Eldaf accourut dans ma direction, l’arc bandé en direction des Xenos les plus proches.
« Peter ? Tu vas bien ? »
Je me remis sur un genou, le souffle court.
« J’étais à deux doigts de l’exterminer... mais je n’ai plus assez de force.
— Alors nous allons trouver un autre moyen d’en venir à bout ! m’assura-il tout en tuant trois ennemis d’un coup. Debout ! »
Revigoré par ses propos, j’obtempérai. Alors que je venais de me remettre sur mes jambes, un Gerydïon bondit sur moi. Eldaf me poussa sur le côté et le démembra grâce aux extrémités tranchantes de son arc. Je restai stupéfait par la férocité du vieil Elementaris. Je me relevai et ramassai mon épée.
« Comment le tuer ? demandai-je finalement. Il est insensible et se bat incroyablement bien !
— Il reste un Xenos malgré l’énergie qu’il possède ! répondit-il. C’est son armure qui lui octroie cette résistance, il faut la lui arracher !
— Pour ça il faudrait commencer par l’immobiliser !
— Les Elementaris de la terre s’en chargent ! »
Sans comprendre, j’entendis alors un rugissement courroucé. Alors que le combat faisait toujours rage autour de nous, rien d’autre ne m’importait que le Xenos surpuissant qui nous donnait tant de difficulté. Et l’entendre hurler de colère me galvanisa. Une dizaine d’Elementaris de la terre, s’étaient unis pour utiliser leur capacité élémentaire. Les pieds du colosse étaient sans arrêt recouverts par une terre épaisse, comme de l’argile, entravant ses mouvements.
« Peter ! cria une voix. Allons-y ! »
Je me retournai et vis Kalya courir dans ma direction. Malgré le coup qu’elle avait subi, elle semblait indemne. Elle avait la tête dure, la bougresse !
Rassuré, je hélai :
« Je te suis ! »
J’avisai sa pertuisane à quelques mètres de moi. Je la ramassai et la lui lançai. Elle la saisit au vol et, d’un même mouvement, nous nous élançâmes vers la créature. Durant ma course, je ramassai au passage un bouclier, résolu à ne plus laisser le Xenos me blesser. Ce dernier venait de transpercer l’un des compagnons de Yumïa et de jeter son corps dans la rivière. Il assomma ensuite cette dernière et l’envoya valser sur plusieurs mètres.
Alors qu’il faisait un pas dans sa direction pour l’achever, j’attirai son attention :
« Tu n’en as pas encore fini avec nous ! »
Il darda son regard dans notre direction. Un autre Xenos intervint mais, avec une synchronisation parfaite, Kalya et moi l’éliminâmes. Lorsque nous fûmes à la portée du chef, il abattit son épée à la diagonale. Kalya l’évita d’une torsion tandis que je bondissais par-dessus lui et le frappai. Mon épée ripa contre ses épaulières. Les gardiens de la terre le ralentissaient toujours mais la puissance du titan était telle qu’à la seule force de ses jambes, il parvenait à se libérer de leur étreinte. Mais la terre se reformait presque aussitôt.
Le monstre tenta de nous faucher mais Kalya bloqua la lame avec le manche de sa lance. Cela me permit d’attaquer sans craindre de finir embroché. Je visai sa cuisse, l’une des rares parties de son corps qui n’était pas protégée par sa cuirasse. Le sang noir gicla mais contre toute attente, je ne parvins pas à la trancher. Il repoussa Kalya de sa main libre et piqua dans ma direction. J’opposai mon bouclier juste à temps. La violence du coup se répercuta dans tout mon bras mais la rondache tint bon.
Je reculai de quelque pas, endolori.
Kalya intervint à cet instant et le frappa au visage avec sa hampe. Le coup fut si violent que le heaume de la créature s’envola, nous dévoilant son visage repoussant. Le Xenos rugit et frappa Kalya à l’épaule puis à l’estomac. Elle recula, vacillante, évitant une troisième attaque de peu. Si les pieds de la créature n’avaient pas été immobilisés, il aurait sûrement achevé ma camarade. Deux Elementaris vinrent pour nous porter main-forte. L’une d’elle planta sa lance dans la cuisse du colosse tandis que l’autre visait son cou avec son épée. Cependant, le monstre les vit venir. Il attrapa la fille et lui brisa la nuque d’une torsion avant d’intercepter la lame du second et de lui rompre le bras. Avant que j’aie esquissé le moindre pas, son épée décapita le guerrier.
Je fixai avec horreur les corps des deux Elementaris morts.
« Tu vas payer… articulai-je, la voix tremblante. »
Malgré la peur qui m’éperonnait, je ne la laissai pas m’envahir.
Je puisai dans mes dernières forces pour bondir, ma lame dirigée vers son visage. Il la dévia au dernier instant. Je me réceptionnai par une roulade et évitai son épée qui se planta à dix centimètres de moi. En voyant son bras armé exposé, je déversai ma rage et frappai de toutes mes forces. Mon épée se planta au niveau de son coude et trancha le membre qui tomba à terre.
Je fulminais et savourais chaque coup que je pouvais lui porter. Hurlant ma propre colère, je frappai son dos vulnérable de toutes mes forces. Son armure se fractura sous la puissance de mes coups, décuplée par le ressentiment. Pourtant, cela ne suffit pas. Je retins un juron.
Le colosse se retourna et m’atteignit à l’estomac. Ma propre cuirasse me permit d’encaisse le coup. Je lâchai mon épée et saisis son poignet.
« KALYA ! MAINTENANT ! »
Tandis que je l’immobilisais, ma camarade surgit dans son dos et planta sa lance dans l’épaule du monstre. Ce dernier lâcha un cri strident qui vrilla mes oreilles puis se démena pour se libérer. Mais je tins bon. Les Elementaris de la terre mettaient toute leur volonté et leur puissance pour lui interdire le moindre pas. Kalya ne perdit pas un instant, elle savait ce qu’elle avait à faire. Elle saisit son armure et tira de toutes ses forces. Un second Elementaris vint à son aide. Sous leur force conjuguée, la cuirasse craqua. Le monstre avait deviné leur intention et tentait de me repousser mais je maintenais mes pieds fermement plantés dans le sol. Les Elementaris réitérèrent par trois fois jusqu’à enfin parvenir à séparer son plastron de la partie dorsale de son armure. Son torse putride apparut devant moi.
Usant de toute notre célérité, je relâchai son poing à l’instant où Kalya arrachait la lance plantée dans le corps de cette infamie. Mon épée jaillit dans ma main et, d’un même mouvement, nous plantâmes nos armes dans son cœur. La créature brailla. Avec un sombre plaisir, j’enfonçai mon épée plus profondément. De son unique main, le colosse essaya de m’agripper et de me briser la nuque mais son poing tomba en poussière avant même de m’atteindre. Le reste de son corps suivit quelques instants après.
Je reculai, le souffle saccadé, et pressai ma blessure à l’épaule.
« Tenaces ces saletés… marmonnai-je. »
Essoufflée, Kalya me rejoignit. Son front saignait mais elle était saine et sauve. Autour de nous, les combats se poursuivaient mais le plus dangereux ennemi était éliminé. La haine et les représailles des Elementaris étaient terribles : Xenos et Gerydïons étaient terrassés sous leurs assauts. Alatorn, farouche, projeta un Xenos contre un rocher à l’aide d’une rafale. Eldaf et une dizaine d’archers abattirent des Gerydïons d’une pluie de flèche et Yumïa terrassa deux adversaires avec un simple bouclier.
Rien ne semblait plus pouvoir arrêter l’armée des Elementaris.
Cette terre était la nôtre.
« Terminons cette bataille, soufflai-je à Kalya. »
Elle hocha la tête et nous nous jetâmes dans la mêlée.
Le combat se termina en moins d’une heure. Les cris de joie et soulagement retentirent. Je souffrais de partout, chaque mouvement m’arrachait une grimace, et pourtant je souriais.
« On a survécu ! m’exclamai-je.
— Tu as agi avec bravoure ! me félicita Astérion. »
Ce simple compliment me réchauffa le cœur. Nous avions repoussé l’ennemi et mis en échec Hepiryon ! Thorlann était sauf ! Je n’arrivais pas à y croire : je venais de survivre à ma première bataille.
Je n’étais définitivement plus le même Peter qu’à mon arrivée.
Je souris à Kalya, soulagé qu’on s’en soit tiré en un seul morceau. Soudain, un sentiment d’urgence et de danger s’empara de moi. D’instinct, je levai mon bouclier pour me protéger. Une flèche traversa la Némélithe de ma rondache, s’arrêtant à quelques centimètres seulement de ma tête.
« ATTENTION ! alertai-je. »
Avant qu’un second tir ne soit lâché, Eldaf surgit à mon côté et décocha un trait argenté en direction de l’arbre où devait se situer le tireur. Les yeux plissés, je suivis la trajectoire du projectile et aperçus une silhouette cagoulée qui évita la riposte du Kalheni avec une dextérité époustouflante. La silhouette resta immobile quelques instants avant de disparaître en un clin d’œil.
« Bulkä ! Tyrian ! appela Eldaf. Prenez trois guerriers avec vous et poursuivez cet individu ! »
Les deux Elementaris obtempérèrent et se mirent à gravir les marches les plus proches de la paroi du cratère.
« Tu vas bien ? m’interrogea Kalya. »
L’adrénaline était trop forte pour que la peur me paralyse. Toutefois, mon attention restait braquée sur mon bouclier. La Némélithe était sans conteste l’une des matières les plus résistantes de notre monde. Lorsque je portais mon armure et brandissais mon bouclier, je ne me sentais pas invincible mais presque. Alors par quel moyen une simple flèche, en acier qui plus est, avait-elle pu la perforer ?
Eldaf s’approcha et toucha la flèche, les yeux plissés.
« Elle est chargée de puissance divine. Celle d’Hepiryon, précisa-t-il. Ces flèches étaient destinées à transpercer ton armure et te tuer, Peter. »
La gravité qui perçait dans sa voix était inhabituelle. J’en restai muet de stupeur. J’avais encore échappé à la mort, mais cette fois de très peu. Seuls mes réflexes m’avaient permis d’éviter le pire.
« Qui a tiré à votre avis ? interrogeai-je Eldaf. Hepiryon ? »
À l’évocation de son nom, beaucoup frissonnèrent.
« Même si nous admettions qu’Hepiryon s’était réincarné à notre insu, argumenta le Kalheni, je pense qu’il ne se serait pas abaissé à user d’une flèche pour t’abattre. Il était certainement à l’origine de ce redoutable Xenos mais ce n’est pas lui qui a tenté de te tuer. Ou du moins, pas directement. Car celui qui a attenté à ta vie était très certainement son allié.
— Ce mystérieux allié qui aurait mené les Xenos ici ? demandai-je.
— Ils sont trop stupides pour agir par eux-mêmes, opina Kalya. Ils ont besoin d’un véritable meneur, bien vivant. Cet individu, quel qu’il soit, a certainement pris le contrôle des troupes en attendant le retour de l’Eternel. »
Je reportai mon regard vers là où mon agresseur avait disparu.
« On dirait que les ennuis ne font que commencer, soupirai-je. »
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