IV.

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 Après cet horrible évènement et l’enfermement à double tour du carnet, les monstres cessèrent d’apparaître. Pendant longtemps, il s’éloigna de l’écriture en pensant que sa plume avait une chose maudite : n'était-ce pas depuis qu'il avait commencé à écrire que ces sombres êtres avaient commencé à apparaître ? Pourtant, peu à peu, le feu qui le nourrissait et le détruisait finit par avoir raison de lui : une nouvelle hypothèse naquit dans son esprit. Et si ce n’était pas son écriture qui était maudite, mais bien le carnet ? Après tout, les croyants se faisaient de plus en plus rares, et il ne doutait pas que cela devait faire naître quelques pratiques inavouables. Convaincu de son idée, il reprit alors peu à peu les écrits, dérobant dans le bureau paternel quelques feuilles vierges sur lesquelles il pourrait raconter ses histoires. Hésitant et marqué par les derniers évènements, il ne commença d’abord par n’écrire qu’une phrase ou deux, puis progressivement, celles-ci devinrent des paragraphes. La frénésie de l’écriture finit par le prendre de nouveau : à peine rentrée de sa journée, il s’installait à même le sol et rédigeait des feuilles entières sans plus se soucier de la faim, de la soif, du froid ou de la fatigue.

 Mais ces précieux instants n’étaient pas voués à perdurer. Peu à peu, les monstres revinrent à la vie : en rentrant un soir, il découvrit ces masses errantes dans la demeure familiale. Avec horreur, il les découvrit accrochées aux meubles, à la manière de monstres voraces, dévorant ce qui se trouvait sur leur passage. Il fut d’abord animé d’une envie de prendre ses jambes à son coup, puis l’image de sa mère s’insinua dans son esprit : qu’est-ce que les monstres avaient donc fait d’elle ? Malgré l’horreur des scénarios qu’il se jouait, il rassembla toute la dose de courage nécessaire pour se précipiter à l’intérieur aussi vite que possible. La porte claqua et il courut jusqu’à la cuisine, endroit habituel où elle se trouvait à son retour : elle y était aujourd’hui absente. Ses yeux se posèrent sur les masses informes qui avaient pris place sur les plans de travail : dans la marmite, l’appétissant ragoût avait laissé la place à une mixture sombre et fétide qui débordait de tout côté.

 « — Mère ! »

 Il hurlait à plein poumons, se précipitant de nouveau dans la pièce de vie, rongée à petit feu par les bestioles inhumaines. Il répétait inlassablement le même cri, cherchant nerveusement du regard l’apaisante silhouette maternelle, ou même une simple trace laissée par elle dans sa fuite. Le jeune garçon courrait dans l’étroite maison, esquivant les monstres qui se tournaient et grognaient sur lui à son passage. Alors qu’il posait le pied sur la première marche de l’escalier, il entendit des pas précipités à l’étage et se figea. La silhouette tant espérée apparut enfin dans son champ de vision, et en dépit des monstres qui le menaçaient, il se sentit soulagé de savoir sa mère en vie. Alertée par les cris et les hurlements, elle descendit les marches en vitesse tandis que son fils haussait de nouveau la voix.

 « — Mère ! Nous devons partir ! Nous ne sommes plus en sécurité dans cette maison !

— Mais de quoi tu parles ? »

 Nathaniel sentit son sang se glacer dans ses veines. Comment diable pouvait-elle ne pas voir le danger dans lequel ils baignaient tous les deux ? Tout autour, les créatures informes se redressaient, ouvraient des gueules menaçantes et étendaient de longs membres rachitiques dans leur direction. Partout où son regard se posait, il ne voyait plus que des monstres féroces, foules de masses sombres sans fin. Comment pouvait-il être le seul à les percevoir ?

 « — Les monstres ! Je vous parle des monstres ! Ne voyez-vous pas ces monstres autour de nous ? »

 Il n’eut pas besoin d’attendre la réponse pour comprendre que de nouveau, il était seul. Seul face aux immondices, seul conscient de la menace qui planait sur eux : il les voyait d’ailleurs s’approcher de sa tendre mère, toucher sa peau délicate et resserrer leur prise sur elle. Les créatures étaient en train de s’accrocher à elle, la rongeant avec une délicatesse morbide tandis qu’elle, sans s’en rendre compte, continuait à le fixer. Les bêtes étaient en train de s’en prendre à elle et elle les laissait faire sans broncher : mais lui, il devait faire quelque chose, il devait intervenir pour sauver sa mère. Il se précipita alors à l’étage, la bousculant au passage pour courir jusqu’à sa chambre. Il ouvrit la porte à la volée, découvrant les murs et le plancher envahis de créatures. Il s’avança à l’intérieur, manquant de trébucher en évitant les monstres, cherchant du regard les pages qu’il avait abandonné la veille. Elles étaient sur le sol, intactes : il les saisi d’un seul geste de la main. Comme si les monstres avaient déjà deviné ses futures intentions, ils se tournèrent tous dans sa direction, faisant apparaître des regards déchirants et des gueules meurtrières vers le garçon. Ouvrant leurs gueules, ils poussèrent un hurlement d’une violence inégalée, tandis que le jeune garçon esquivait l’attaque de l’un d’eux. Il se jeta dans le couloir, dévalant les marches quatre à quatre. Mais sa course fut interrompue par sa mère, saisissant fermement le bras du jeune garçon qui se stoppa net, froissant les pages entre ses doigts. Il tenta de se débattre pour se défaire de la poigne solide, mais cela n’y changea rien.

 « — Lâchez-moi, mère ! Il faut se débarrasser de ces monstres ! Il faut brûler ces feuilles !

— Mais tu es complètement fou ! »

 D’un geste brutal, Nathaniel se libéra et s’échappa jusqu’au salon, jetant le paquet de feuilles dans l’âtre flamboyant. Sa mère l’avait suivie en vitesse, rendue muette par l’acte de son fils. Comment pouvait-il brûler ainsi aussi aisément ses écrits, lui qui avait tant rêver d’écrire et de devenir auteur ? Alors que les pages se racornirent sous l’effet des flammes, d’effroyables cris de douleur s’éleva de la pièce, puis de la maison entière. Relevant la tête du bûcher, il distingua que les masses sombres se contractaient, se rétractaient, s’agitant dans tous les sens pour échapper à leur supplice. Il avait réussi. Il avait vaincu les monstres. En brûlant les feuilles, il faisait disparaître le point d’origine de leur création, la chose qui les avait fait vivre. Il ignorait comment sa plume avait pu faire venir à la vie de telles horreurs. Il ignorait pourquoi il avait été le seul à pouvoir les voir. Tout était fini, désormais. Tout irait bien.

 Il jeta un coup d’œil vers sa chère mère : elle regardait les feuilles détruites par les flammes, le visage ravagé par l’incompréhension. Le garçon se rapprocha d’elle posant délicatement sa tête sur son épaule, la faisant sursauter.

 « — Tout va bien, mère. Tout est fini désormais. Nous sommes saufs. »

 Les derniers monstres s’étaient évaporés dans des volutes de fumée. Pour la première fois depuis longtemps, Nathaniel se sentait léger et apaisé. Les bêtes féroces n’étaient plus là pour le hanter et lui faire du mal, ni à lui, ni à sa famille. Tout s’était bien terminé.

 La soirée se passa dans une étrange ambiance pesante. Ses parents étaient plongés dans un étrange mutisme, lourd, et les regards qu’ils se lançaient indiquaient tout de leurs propres inquiétudes. Mais le garçon semblait indifférent au comportement inhabituel de ses parents : balançant ses jambes d’avant en arrière, il chantonnait une comptine joyeuse tout en dévorant son dîner avec avidité. Quel soulagement de ne plus craindre la réapparition des monstres ! Quel bonheur de ne plus avoir à guetter les grondements et les grognements des bestioles ! Il se sentait tout à coup soulagé d’un poids énorme qui l’avait consumé pendant des jours entiers. Il ne pensait plus à l’écriture ; déjà, il avait fait un trait dessus sans plus penser à elle : ses ravages l’avaient bien trop terrifié pour qu’il puisse gâcher sa libération par quelques songes d’écrivains.

 Lorsqu’il remonta dans sa chambre, il avait le cœur joyeux et l’esprit léger. Il souriait enfin, délivré de son obsession d’écriture et de l’angoisse qui l’avait saisi pendant des semaines. Pourtant, alors qu’il profitait de l’instant, il entendit des raclements et des griffures en provenance de son armoire. Il ne s’en rendit d’abord pas compte, puis pensa qu’il s’agissait de quelques mauvais tours de son imagination. Mais ses sens s’étaient alertés, ses vieux réflexes s’étaient réactivés et il comprit, très vite, que ce qu’il entendait était bien réel. Comme frappé d’une illumination, les yeux rivés sur la penderie, il se souvint soudainement d’un détail qu’il avait oublié : le carnet. Le carnet, lui, existait toujours. S’il avait brûlé les feuilles volantes où il avait écrit les dernières semaines, il n’avait pas osé, après la première apparition monstrueuse des bêtes, en faire de même avec son carnet. Il lui était alors trop précieux pour subir un sort aussi cruel, et en dépit des monstres, il s’était contenté de l’enfermer. Son sang se figea dans ses veines, il sentit un froid glacial remonter le long de sa colonne vertébrale et frigorifier son corps entier. La lutte n'était pas finie.

 La porte de l’armoire se secoua, d’abord avec prudence et précaution, puis avec violence. Le garçon ne put que se laisser tomber au sol, regardant d’un air abattu et désespéré le monstre se débattre pour sortir de sa cage. Lui, qui avait été saisi par un élan de courage et de force dont il ignorait l’origine, il se sentait maintenant désespérément faible et impuissant. Lorsque la porte de l’armoire se brisa et que la flamme de la bougie fut soufflée par le vent, il poussa un hurlement d’horreur.

 Il n’eut pas le temps de voir la silhouette se jeter sur lui qu’il sentit la morsure brûlante de la bête sur son épaule : la douleur lui fit pousser un nouveau cri. Jeté au sol, il tenta de repousser l’animal vorace, frappant du poing et des pieds sans que cela ne le fasse broncher. Ses ongles s’enfoncèrent dans la bestiole et il les sentit s’enfoncer dans la même matière visqueuse que toujours. Dans le noir, il tenta de se libérer de l’emprise du monstre, mais il eut la sensation que le moindre de ses gestes ne faisait que renforcer la puissance de la morsure qui le faisait tant souffrir. Il ne s’entendait plus hurler, mais pourtant il continuait d’hurler aussi fort que sa voix le lui permettait. Il sentit une multitude de pointes acérées lacérer sa poitrine, puis s’enfoncer dans son torse aussi douloureuses que cent petits poignards.

 La porte de la chambre s’ouvrit et claqua alors qu’il continuait à se débattre et à crier : le père et la mère s’étaient précipités dans la chambre de leur enfant aux bruits de lutte et aux hurlements. La pièce était ravagée : impossible de savoir si les évènements n’avaient duré que quelques secondes, ou bien des heures entières comme cela semblait être le cas pour chacun d’entre eux. La porte du placard était grande ouverte et à ses pieds, le carnet. Les pages étaient froissées, déchirées, éparpillées dans la pièce entière : au milieu de celle-ci, le garçon reposait, recroquevillé, en larmes, abattu par la souffrance et l’angoisse. Il leva les yeux vers ses deux parents, désespéré, suppliant.

 « — Les monstres… Je vous en prie… Les monstres… Il faut brûler ce carnet, je vous en prie ! »

 Le père s’avança dans la chambre d’un pas vif, empoignant fermement son fils. Sur son visage, un expression d’agacement et de colère dominait. Il comprit. A nouveau, éternellement, il n’était pas cru. Et pourtant, comment aurait-il pu rêver cette attaque ? Comment aurait-il pu sentir la morsure du monstre s’il n’existait pas ? Il lui semblait encore sentir les crocs et les griffes de la bête dans sa chair.

 « — C’est assez ! Ces histoires de monstres absurdes commencent à devenir invivables ! Ta place n’est pas dans cette maison à écrire des histoires idiotes, mais dans un asile à te faire soigner ! »

 Nathaniel se sentit fondre en larmes à cette annonce. Dans l’entrebâillement de la porte, sa mère ne dit rien, par peur des conséquences ou par approbation. Sans cesser de sangloter, le garçon ne se débattit pas lorsqu’il fut entrainé de force hors de la pièce. Mais lorsqu’il jeta un dernier regard à l’intérieur, il aperçut le visage du monstre qui lui adressait son plus beau sourire.

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