Alicia
Peter Morston était en retard ce jour là, panne de réveil, il fallait vraiment qu'il prenne cinq minutes pour en changer les piles, aussi il avala d'une traite son café, manquant de se brûler au passage, faisant un dernier baiser sur le front de sa femme, l'air encore endormie. Celle-ci le retint alors par la main quelques instants, comme si elle souhaitait lui dire une dernière chose puis se ravisa, lâchant ses doigts...pour la dernière fois.
- Passe une bonne journée mon cœur ! On se rejoint à midi comme d'habitude?
- Je ne manquerai ça pour rien au monde. J'ai déjà retenu notre table habituelle. Dix ans de mariage, ça se fête ! Allez, il faut que je parte. Je suis déjà en retard, il faut que je me dépêche.
Elle le regarda partir, le cœur serré. Elle aurait voulu lui dire combien elle l'aimait, comme si... Comme si elle le voyait pour la dernière fois. Cette pensée était absurde et elle la refoula au fond de son esprit.
Si elle continuait à rêvasser ainsi, elle arriverait en retard elle-aussi. Il fallait encore qu'elle se douche, s'habille et fasse un peu de ménage avant de partir. Elle ne commençait qu'à dix heures aujourd'hui, dans la librairie où elle travaillait en tant que vendeuse depuis une bonne dizaine d'années maintenant. Elle espérait que le propriétaire accepte de s'associer avec elle, elle l'avait bien mérité après tous les efforts faits en ce sens. Une fois fin prête, elle voulut refermer sa porte à clé mais impossible de les retrouver dans le fouillis sans nom au fin fond de son sac à main. Enfin elle les trouva dans une poche trouée.
Lorsqu'elle se retourna, elle vit une des ses voisines monter en tout hâte dans les étages, suivie par d'autres, tous le teint blafard et la plupart au téléphone. Cette étrange angoisse alors la reprit et elle les suivit dans les escaliers pour rejoindre le toit. Ils avaient tous le teint blafard, certains étaient en pleurs.
- Tommy, que se passe-t-il ? Demanda-t-elle au fils de sa vieille voisine.
Il se rendait chaque jour chez sa mère pour l'aider, la malheureuse ayant perdue toute autonomie. Il devait faire chaque jour deux heures de route pour venir mais elle n'avait plus que lui. Elle l'aidait parfois lorsqu'il était dans l'impossibilité de se déplacer. La vieille dame était si gentille, elle lui faisait penser à sa grand-mère partie bien trop tôt. Il la stoppa juste avant de pousser la porte du toit.
- Alicia, avant que je te le dise, où est Peter ?
- Il est parti travailler, comme toujours. Mon Dieu, dis moi ce qu'il se passe Tommy ! Tu me fais peur.
Il la regarda avec pitié et compassion, se contenant de pointer le doigt vers ce que tous regardaient avec stupeur, appréhension et horreur. Il n'eut pas besoin de lui expliquer. En arrivant sur le toit, elle les vit : les deux tours jumelles du World Trade Center dont une était en feu. Son angoisse reprit le dessus et elle dut s'efforcer à penser à respirer pour ne pas s'écrouler. Elle entendait ses voisins parler mais elle avait l'impression d'être dans un cocon, s'efforcer à respirer, c'est la tour 1, ce n'est pas la sienne, respire.
- Aux infos, ils disent que c'est un avion qui s'est écrasé sur la tour 1 du World Trade Center. Ils ne savent pas encore si c'est un accident ou un attentat. Tout est encore flou. Mais dans tous les cas, c'est terrible, tous ces pauvres gens... Vous imaginez ? Mourir brûlé, c'est la pire des morts, continua Cynthia, leur plus proche voisine et la commère de l'immeuble.
Elle préféra s'éloigner d'elle, pour ne plus entendre ses remarques, et attrapa son portable, priant de toutes ses forces pour que Peter réponde. A la deuxième sonnerie, elle fut soulagée d'entendre sa voix.
- Ma chérie, ils sont en train d'évacuer la tour 2. Je rassemble quelques affaires et je pars aussi. Surtout reste où tu es, ne t'aventure pas en ville. Je te rejoins...Je t'aime.
- Je t'aime aussi, sois prudent et...
Un énorme bruit se fit entendre à la fois dans le téléphone et à l'extérieur et plus aucune tonalité ne se fit entendre. Elle entendit les cris, les hurlements de terreur des personnes rassemblées sur le toit de l'immeuble. Certains reculèrent, affolés et retournèrent à toute hâte dans leurs appartements. Cynthia en tomba à terre, à genoux, murmurant des prières.
Elle ne voulait pas voir, ne pas savoir... mais l'horreur, l'indicible était devant elle. La tour 2 avait elle aussi été touchée par ce qui semblait être aussi un autre avion. Elle ne pouvait détacher son regard des deux tours en train de brûler. Et Peter qui était là-bas... Ce n'était pas un accident, ce n'était pas possible que deux avions s'écrasent ainsi.
Prise d'une nouvelle crise d'angoisse, elle s'écroula par terre, serrant son téléphone contre son cœur, priant pour qu'il sonne, essayant de pas entendre les commentaires de compassion des voisins. Les personnes autour d'elle vinrent la serrer dans leurs bras, pour la réconforter, sous les hurlements des sirènes de police et des pompiers qui arrivaient.
Non, Il fallait qu'elle sache... Elle ne pouvait rester ainsi dans l'attente.
Elle avait eu à subir déjà une telle épreuve. Lors d'un camp scout d'été, une inondation les prit par surprise alors qu'ils étaient en bus sur le retour. Elle avait ses deux meilleures amies avec elle, toujours inséparables, à la vie à la mort. Le conducteur les avait fait descendre mais ils furent tous emportés par la vague engendrée par la rupture du barrage un peu plus haut. Elle fut sauvée par hélicoptère alors qu'elle avait réussi à s'accrocher à un arbre ou plutôt c'était l'arbre qui l'avait percuté. Elle avait vu passer ses amis devant elle, tentant maladroitement de tenir la tête hors de l'eau, essayant de nager envers et contre tout mais elle n'avait rien pu faire pour les aider. Elle les avait vu s'éloigner, avait vu même l'une d'entre elles couler pour ne plus jamais remonter. Les pompiers avaient établi un camp de fortune pour recevoir les survivants. Elle attendit ainsi toute la journée, priant avec ferveur pour qu'ils soient tous sauvés. Elle attendit, attendit, attendit... longtemps avant que sa mère ne vienne la serrer dans ses bras et lui dire que tout était fini. Les corps de ses amies furent retrouvés deux jours plus tard. Et pendant tout ce temps, elle crut... elle crut sincèrement qu'elles pouvaient encore être sauvées, qu'elles attendaient elles aussi coincées dans un arbre et qu'elles pourraient se revoir bientôt. Sur les trente enfants du bus, seuls dix survécurent à cette vague géante. Cette épreuve l'avait profondément marquée, elle n'avait que huit ans à l'époque. Sa vie en avait été bouleversée à jamais.
Sortant de ses durs souvenirs, elle se releva, non sans mal, sa tête tournait dangereusement dans tous les sens. Aussi, elle redescendit en compagnie de Tommy qui se faisait du soucis pour elle, ne voulant pas la laisser partir seule dans cet état.
- Es-tu sûre Alicia de vouloir sortir ? On ne sait pas ce qu'il se passe dehors. C'est un attentat, c'est quasiment sûr. Il pourrait arriver encore des choses terribles...
- Je veux retrouver mon mari, je t'en supplie Tommy, nous ne sommes qu'à quelques rues des tours. Il faut que je sache, sinon je vais devenir folle. Il faut que je sache, dit-elle en exhalant un long sanglot.
- Justement ils ont dû boucler tout le quartier par sécurité. Tu ne pourras pas t'en approcher. Il y a des policiers et des pompiers de partout. C'est beaucoup trop dangereux. Image que les tours s'effondrent ou qu'un autre avion vienne s'écraser en plein cœur ?
- Dans ce cas, nous ne sommes à l'abri nulle part. Plus près je serai, mieux ce sera. Je serai prudente, je te le promets. Je ne veux pas... Je ne peux pas rester encore une fois à attendre sans rien faire qu'on vienne m'annoncer... Non, je ne peux pas.
- D'accord, alors allons-y. Mais tu me suis et tu restes près de moi.,céda-t-il, très inquiet. Il était persuadé que rien n'était fini, bien au contraire. Le cauchemar ne faisait que commencer.
Ils traversèrent les rues, sous les regard interloqués, abasourdis, incrédules de tous les passants, ne pouvait détacher leurs yeux des deux tours fumantes.Certains étaient au téléphone, essayant certainement de joindre leurs proches, d'autres restaient statiques ou pleuraient, écroulés par terre, à genoux. L'horreur absolu. Ils ne pouvaient pas s'approcher plus, la police et les pompiers en bloquaient l'accès et les tours qui brulaient toujours...parmi des milliers de papiers qui s'envolaient des fenêtres éventrées.
C'est alors que de drôles de bruit se firent entendre et relevant la tête, ils virent les pauvres malheureux sauter des étages incendiés. Elle ne pouvait détacher les yeux de ce spectacle atroce, se demandant quel enfer se devait être là haut pour qu'ils en viennent à sauter ainsi, sachant qu'il n'y avait que la mort qui les attendait en bas.
En cet instant précis, elle ne voulait pas penser à son mari, ne voulait pas l'imaginer accroché à une fenêtre, prêt à sauter, prêt à mourir... Cette pensée lui était intolérable. Aussi, elle resta un moment les yeux fermés, à entendre encore et encore ses bruits de corps écrasés au sol, priant pour que le seigneur les accueille au sein de son paradis.
Mais le pire restait encore à venir.
La tour numéro 2, celle où s'était trouvé son mari, était en train de s'effondrer, engendrant un épais nuage de fumée et un bruit infernal, assourdissant. C'était absolument irréaliste. Des pompiers les attrapèrent et les forcèrent à se réfugier dans un magasin à l'abri. Le bruit était incroyable le nuage de fumée et de gravats passa dans leur rue, faisant éclater les vitres, renverser les présentoirs. Alicia mit son foulard sur la bouche pour se protéger de la tonne de poussière déversée dans la rue. Pendant un moment, ils ne virent plus que cette immense fumée blanche. De temps à temps, ils apercevaient des gens passer, ensanglantés, en état de choc, en pleurs.
Au moment où ils crurent que c'était enfin fini, ce fut le tour de la tour numéro 1 de s'écrouler avec perte et fracas. Passés les nuages de fumée et gravats, ne subsistait plus qu'un immense champ de ruines.
Alicia resta un moment ainsi à observer ce qu'il restait de sa vie passée. Elle venait de tout perdre en peu de temps. Il était impossible qu'il ait pu survivre à cela. Qui pourrait survivre à un tel cataclysme ? Tommy l'aida à retourner à l'appartement pour se nettoyer de toute cette poussière
Elle était dans un état second, ne voulant toujours pas admettre ce qu'il venait de se produire. Tommy devait retourner auprès de sa mère, aussi il appela la sœur de Peter pour la prévenir. C'est lui qui fit la conversation car il n'y avait que sanglots et larmes au bout du fil. Il put juste comprendre qu'elle arriverait dès qu'elle pourrait accéder au centre de Manhattan. Il eut mal au cœur de la laisser ainsi, heureusement, les voisins purent prendre le relais et rester avec elle, devant la télévision qui ne cessait de retransmettre les images des avions heurtant les tours et leurs effondrements à quelques minutes d'intervalle.
Tant de morts, tant de blessés, c'était inconcevable.
Une tragédie, ce jour resterait à jamais gravé dans les mémoires.
Elle passa la journée à espérer, à prier, à pleurer, à hurler et vomir sa colère. Mais aucune nouvelle ne lui parvint. Le téléphone sonnait mais ce n'était que la famille, les amis qui appelaient pour savoir...
Mais que devait-elle dire ? Elle n'en savait rien même si au fin fond d'elle-même, elle savait qu'il était mort. Comment allait-elle dire à ses beaux-parents que leur fils unique était mort? Elle écuma toute de même tous les hôpitaux, les camps de fortune, mit des affiches sur les immenses murs de recherche,couverts de photos, de messages, de numéros de téléphone... Elle arrêtait les gens dans la rue, leur demandant s'il l'avait vu, placardant des affiches à chaque coin de rue. Sa famille et celle de Peter vinrent la rejoindre, la soutenir mais il n'y avait plus d'espoir.
La première nuit, elle ne put dormir, ni les suivantes d'ailleurs. Elle restait éveillée à observer sur le toit, le va et vient des hélicoptères de secours et des journalistes.
Ils recherchaient des survivants, elle l'avait entendu aux informations mais qui pouvait survivre à ça ?
20 survivants furent retrouvés dans les décombres.
Mais pas Peter.
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