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Un hurlement déchira le calme de l’appartement, et la réalité s’estompa devant ses yeux : Sam était de retour dans la petite remise. Il se redressa et arracha la couronne de capteurs de sa tête. Az était à son poste. Dans la pénombre, les lignes de commande du moniteur escaladaient son visage serein.
« Qu’est-ce que c’était ces conneries ? lança Sam en brandissant la couronne de capteurs d’une main tremblante.
– Je vous avais dit que ce n’était pas une bonne idée. »
Az était imperturbable ; elle ne quitta pas Sam des yeux lorsque celui-ci jeta violemment la couronne de capteurs contre le mur.
« Je n’ai jamais vécu ça ! Je n’ai jamais vu cet homme ! Et je n’ai jamais dit des conneries pareilles !
– Et pourtant, c’est ce qu’il s’est passé. Vous connaissez cet homme : tous les souvenirs qui le concernent ont été enfouis au plus profond de vous.
– C’est faux ! cria-t-il en frappant de toutes ses forces un scanner à portée de main. »
Il avait crié si fort que sa migraine reprit de plus belle. Il tenta de refouler la douleur en se massant les tempes. En plus de l’incendie qui sévissait à l’intérieur de son crâne, Sam avait un doute sur sa propre identité. Lequel des deux Sam était réel ? Était-ce le cadre ambitieux et sans pitié ou l’autre, l’espion membre d’un mystérieux groupe révolutionnaire ? Non, il ne pouvait pas être l’autre : il ne savait même pas ce qu’était la Cause. Il n’en avait jamais entendu parler.
« Vous avez déjà rencontré ce Monsieur A, déclara Az. Le verrou cachait tout un tas de souvenirs qui s’étendent à travers votre mémoire comme une gigantesque toile. Vous assistez à des réunions secrètes de la Cause qui ont lieu dans les catacombes de la ville. Les orateurs vous laissent sans voix ; pour la première fois dans votre vie, vous avez l’impression de comprendre le monde. Vous hurlez « À mort l’oligarchie » « À mort Jupiter » avec vos camarades. Après plusieurs mois, vous osez enfin aborder Monsieur A et vous lui dites que vous êtes prêt à mourir pour votre nouvelle famille : la Cause.
– Non, c’est faux… marmonna Sam sans conviction. »
À l’instar de la douleur causée par sa migraine, Sam n’arrivait pas à refouler les images qui se bousculaient dans sa tête. Une promenade nocturne le long d’un chemin de fer désaffecté ; des coups d’œil anxieux jetés en arrière ; un trou béant dans la roche ; des dédales tortueux et obscurs ; une large cavité bondée par des types cagoulés ; des bougies de cire rouge sang ; les ombres des hommes déformées sur la roche ; l’humidité et le froid ; les discours enflammés de l’orateur ; les cris et les poings levés de l’auditoire ; les catacombes secouées par les « À mort l’oligarchie » et les « À mort Jupiter » d’une centaine de cagoulés.
« Pendant cinq ans, Monsieur A vous apprend l’autohypnose et le contrôle du flux de pensée. Suite à ces cinq années, votre mission d’infiltration commence réellement. Vous grimpez très rapidement les échelons de Jupiter et vous finissez même par gagner l’amitié et la confiance du PDG. Vous vivez votre vie de cadre prometteur sans aucun contact avec la Cause. Parfois vous recevez un coup de fil codé qui vous demande les noms et les adresses de certains de vos collaborateurs, des comptes rendus des réunions administratives ou encore des documents confidentiels comme les papiers ukrainiens…
– VOUS MENTEZ ! »
Sam bondit de son fauteuil et explosa l’ordinateur de Az par terre. Celle-ci esquissa un mouvement de recul. Pendant quelques instants, elle avait été une petite femme fragile. Le poing serré, Sam hésitait à refaire le portrait de cette menteuse. Son regard se posa sur le collier de Az. Sam reconnut la babiole : c’était un talisman vaudou censé établir un contact avec les défunts. Il éclata de rire.
« Comment ai-je pu me mettre dans des états pareils ? fit-il en séchant ses larmes. Je te félicite, pendant quelques instants, j’y ai cru. T’as failli m’avoir.
– Je vous ai dit la vérité.
– La ferme. »
Il sortit son portefeuille et lui jeta au visage un billet de cinq cents. Az le laissa tomber par terre sans sourciller.
« C’est pour l’ordi, dit-il avant de quitter la remise. »
Dans la rue, les images que lui avait évoquées Az ne le quittaient plus. Elles se renforçaient même : elles devenaient plus précises, plus claires et de nouveaux détails émergeaient des brumes de sa mémoire. Il lui était impossible de juguler ce déploiement phénoménal de souvenirs.
Sam avait besoin d’être seul avant de se confronter à Rochard. Il congédia son chauffeur en lui disant qu’il préférait rentrer au bureau à pied. Le vieil homme le regarda totalement abasourdi et lorsqu’il voulut le raisonner, lui faire comprendre que ce n’était pas très prudent (une demi-heure de marche à travers des quartiers pauvres et des coupe-gorges les séparait du bureau) Sam s’en-alla en l’ignorant.
Ses maux de tête ne cessaient de le torturer, il avait espéré que l’air frais de l’extérieur les calmât. Il déambula dans les rues de la vieille ville sans savoir vraiment où il se trouvait. Son seul repère était la tour Jupiter qui, de par sa hauteur, était immanquable. Au-dessus des toits mansardés, la tour de verre se confondait presque avec le ciel : sa pureté jurait avec le sol où elle prenait racine. Ici-bas, la misère était partout : elle maculait la réalité comme un hiver volcanique et peignait les murs décrépis, les bouis-bouis exigus, les visages durs, les jeunes aux portes des halls et les clochards alcooliques de son gris sans espoir. À certains coins de rue, les zèbres ressemblaient plus à des hyènes affamées.
Sam ralentissait le pas et prenait des détours inutiles ; il cherchait ainsi à retarder l’interrogatoire. Il ne voyait pas bien comment il pouvait échapper au confesseur. Avec sa migraine et toutes les images qui défilaient dans sa tête, Rochard avait de bonnes raisons de lui griller la cervelle.
Néanmoins, lorsqu’il s’arrêta devant la vitrine d’un magasin, ce n’était pas pour retarder la confrontation avec Rochard, mais parce que quelqu’un le suivait. Dans le reflet de la vitrine, un homme encapuchonné s’arrêta et fit mine de s’intéresser à la carte d’un restaurant. Sam patienta un moment en jetant de temps en temps un regard sur le reflet de l’homme. Ce dernier portait un long caban noir qui cachait sa silhouette et, dessous, un pull à capuche de la même couleur. Sam était certain que cet homme le suivait : il l’avait aperçu en sortant de la boutique de Az et depuis, chaque fois qu’il jetait un œil derrière lui, l’homme était là. Qui était-ce ? Un homme du service anti espionnage envoyé pour l’espionner ou peut-être le salaud qui essayait de le piéger en lui envoyant un message compromettant.
Sam n’avait pas l’intention de se laisser suivre sans rien faire. Quelqu’un l’espionnait, il voulait savoir qui.
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