Padr gronda et puisa dans sa haine la volonté de se relever, mais il n’arriva à rien. Une force invisible le retenait obstinément contre le lit. Quand s’était-il allongé ? Il ne s’en souvenait pas. Il lui semblait que l’endormeur l’obnubilait au point d’en oublier le reste. Il ne voyait plus que lui, n’entendait plus que lui. La colère laissa bientôt place à la peur. Il avait fait une erreur, une regrettable erreur. Jamais il n’aurait dû ouvrir la Mairie à ce monstre. Il pensait pouvoir gérer les pouvoirs du Malkérien, mais l’avait sous-estimé. Il n’était pas le dernier de son genre par hasard : sa force était considérable.

Le regard un peu fou, Padr Polzer fixait le prédateur sans pouvoir rien faire pour se défendre. Les yeux de Vincent brillaient d’une lueur malsaine et son sourire satisfait ne le rassurait pas. Qui pouvait savoir ce qu’il voyait dans son cerveau ? Lui-même ne sentait pas la présence de l’endormeur. N’existait que cette ordre indéfini qui le maintenait au lit, comme une gène imprécise dans un coin de son esprit.

— Vous avez payé pour cela, il est trop tard maintenant, murmura Vincent en remuant à peine es lèvres.

Le Maire n’eut même pas la force de répliquer – ou peut-être était-ce l’autre qui l’en empêchait – et cessa de lutter. Il se détendit, ferma les yeux et expira lentement. Dans quoi s’était-il lancé ? À tort, il avait cru pouvoir résister. Désormais, ses moindres secrets étaient offerts à Darn ; celui-là même qui comptait pour amie une ennemie de la Mairie… Poussé par le désespoir, il n’avait pas assez réfléchi. Le besoin l’avait emporté sur la prudence. Il avait lui-même invité un loup dans la bergerie.

— Laissez de côté les détails pour le moment.

La voix de Vincent lui paraissait lointaine, incertaine, comme sortie d’une réminiscence ancienne d’un temps révolu. Il ne le voyait plus non plus, le regard fixé sur le baldaquin du grand lit. Son absence le rassura, ouvra un peu plus son esprit à l’endormeur, mais le Maire sentait qu’il était toujours là, proche et lointain à la fois. Ne pas le voir ne l’effaçait malheureusement pas.

— Laissez-moi plutôt vous présenter Baila.

Padr tourna la tête, cherchant du regard la chimère, le mystère alien. Il ne trouva rien. Seuls les meubles de sa chambre et une solitude qu’il ne se connaissait plus, douloureuse et mélancolique. Comme il s’en doutait, Baila n’existait pas… ou plus.

— Détrompez-vous, l’on ne saurait faire plus vivant, s’amusa Vincent. Je vais même vous confier un secret : elle a toujours été là, dans votre bureau, avec nous.

La voix de l’endormeur lui parut soudain tout proche de son oreille, mais il eut beau tourner la tête de droite à gauche, il ne vit rien. Si ces tours de passe-passe auraient dû l’énerver, il ne ressentait désormais qu’un apaisement infini. Il ne s’était plus senti aussi détendu depuis longtemps. En vérité, il ne saurait dire lui-même depuis combien de temps il n’avait plus dormi véritablement. Ses phases de sommeil se limitaient à des siestes peu reposantes et sans rêve. C’était pour cette raison qu’il avait fait appel à Darn. Il ne pouvait plus continuer ainsi, il était temps pour lui de dormir.

— Contemplez votre rêve le plus profond et dormez.

Padr fronça les sourcils presque malgré lui. La voix de Vincent ne lui parut guère plus qu’un chuchotement imperceptible et pourtant, il parvint distinctement à l’entendre et la comprendre. Cependant, ses réflexions n’allèrent pas plus loin, un mouvement au coin de son champ de vision accaparant toute son attention. Il contempla, bouche bée, les longs cheveux presque blancs qui se balancèrent devant lui et se mit à pleurer.

— Alice… murmura-t-il avant de tomber dans un sommeil profond aux couleurs de la Belle immaculée.