Partie 1

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Krane se réveilla en sursaut. Agressé par la lumière trop vive du projecteur braqué sur lui, il se frotta les yeux en grognant et roula sur le côté. Il atteignit le bord plus rapidement qu’il ne l'eût cru et faillit basculer dans le vide. Ses réflexes émoussés par la migraine qui frappait à l’intérieur de son crâne, il n’eut pas le temps de se retenir et ne dut sa survie qu’à l’intervention d’une main qui frappa son épaule sans la moindre délicatesse. Il percuta la table avec violence, grimaça sous la douleur qui fusa dans son dos et plaqua ses doigts sur son visage pour se protéger de la lumière aveuglante.

Il ne connaissait qu’un endroit dans tout l’univers où il pouvait ressentir autant de peine en si peu de temps : le laboratoire de l’Agence.

— Eh ben ! Ce n’est pas trop tôt… Bon, comme d’habitude, je te conseille de ne pas bouger pendant les dernières vérifications et toi, tu n'en feras qu'à ta tête et je n'aurai pas mes données. Je nous évite des dialogues inutiles, là ; applaudis l’effort, railla une voix de femme tout près de lui.

L’agent grogna pour toute réponse et se redressa sur la table d’opération. Désormais habitué à la luminosité, il passa une main sur son crâne chauve et jeta un coup d’œil dans la pièce. Les surfaces blanches dégageaient une lueur artificielle qui ne laissait place à aucune ombre dans toute la salle. Face à lui, d’innombrables écrans holographiques déversaient leurs données sur les murs dans un flot ininterrompu d’images et de nombres incompréhensibles pour le commun des mortels. Ce qui était une chance puisque Jalika n’était pas « le commun des mortels ».

Née dans le vaisseau-commandant de l’Agence, elle avait bénéficié, dès son plus jeune age, d’une éducation supérieure et d’un accès illimité aux dernières avancées scientifiques ainsi qu’aux outils qui leur étaient associés. Elle s’était très vite démarquée de ses collègues, faisant preuve d’une intelligence hors-norme et d’une curiosité infinie. S’il lui avait été reproché de n’avoir jamais rien connu d’autre que l’espace et ses vaisseaux sophistiqués, il ne s’agissait en vérité que d’une critique poussée par la jalousie des chercheurs planétaires. Elle était célèbre dans toute la galaxie et tous les laboratoires essayaient, en vain, de l'arracher à l'Agence. Elle n’utilisait pas seulement son QI sur-développé au profit de la science ; elle savait également servir ses propres intérêts. En très peu de temps, Jalika avait su se rendre indispensable et irremplaçable pour l'Agence de sorte que, aujourd'hui, il était devenu presque impossible pour ses supérieurs de se débarrasser d'elle et ce, peu importait ce qu'elle se permettait de faire.

Cependant, aussi intelligente qu'elle fusse, Jalika possédait un caractère exécrable alimenté par un ego flatté en permanence ; si elle tolérait l'univers entier sans se priver de le mépriser à la moindre occasion, elle détestait tout particulièrement Krane sans vraiment de raison.

— Qu’est-ce que je disais… grommela la scientifique en faisant le tour de la table. Mais vas-y, l’idiot ; mets-toi debout, il n'y a pas de problème. Si tu pouvais aller crever en dehors de mon labo, par contre… ça m’arrangerait pas mal.

— Combien de temps depuis l’échec de la mission ? demanda Krane en préférant ignorer les provocations de la scientifique.

— On s’en fout de ça. Par contre, je vais te dire un truc et tu ferais mieux d’ouvrir grand tes oreilles parce que ce n’est pas joli-joli.

L’agent tressaillit malgré lui. Il savait toute la haine que la scientifique éprouvait à son égard ; elle ne s’embêtait pas de longues conversations avec lui. Généralement, elle disait ce que le règlement lui imposait de dire le plus rapidement possible. Si elle désirait lui parler, le sujet devait être capital.

Krane se laissa glisser au bas de la table et se retourna vers Jalika. Elle se tenait légèrement voutée et pinçait les branches de ses lunettes pensivement. Ses longs cheveux noirs et sa peau lisse ne permettaient nullement de deviner son age avancé. Les bienfaits de la médecine, dit-on.

— Combien de fois tu as raté ton coup, Krane ? Combien de fois tu es mort sur le terrain, hein ? Et combien de fois on a fait appel à moi pour te ressusciter ? Même quand tu ne crèves pas tu viens te faire soigner ici. J’en ai marre mais ce n’est pas moi qui décide, avoua-t-elle en claquant la langue. Elle marqua une pause puis reprit plus sérieusement : Tu as vécu trop longtemps. Ton corps ne tiendra pas éternellement et je ne parle même pas de ton esprit…

— Donc je dois faire plus attention, c’est ça ?

Krane serra les poings sous la colère qu’il sentait poindre en lui. Revoir tous ses plans de missions allait lui prendre trop de temps ; temps qu’il n’avait généralement pas. Jusqu’à maintenant, il se permettait bon nombre de variables imprévues puisqu'on lui assurait la vie après la mort. Il pouvait se sacrifier pour le bien d’une opération, cela n’avait guère d’importance. Les agents étaient entraînés pour mourir et renaître. Que deviendrait-il s’il ne pouvait plus se le permettre ?

— Non, tu ne piges pas. Il n'est pas question de « faire attention ». C’est fini, Krane. Tu es mort.

— Un agent qui ne peut pas mourir ? Tu rigoles ! s'exclama-t-il, hors de lui. Autant démissionner immédiatement, sérieux. Personne acceptera de me payer si je ne peux plus prendre de risques pendant les missions.

Jalika explosa de rire, pliée en deux au milieu de son laboratoire. Quand elle se calma et se releva, ses longs cheveux noirs glissèrent sur ses épaules blanches. Sa peau naturellement claire présentait une teinte presque maladive. Vivre constamment à bord d’un vaisseau spatial comportait ses désavantages : la scientifique ne voyait la lumière des soleils qu’au travers d’épais vitrages qui ne lui permettaient pas de prendre des couleurs. Si l'agent n'était pas sonné par son retour de chez les morts, il aurait juré voir des veines bleues dans le cou et le décolleté de la chercheuse.

— On m'a demandé de ne rien dire mais la nouvelle me réjouit tellement que je suis tentée de la divulguer quand même. J'avoue : j'ai aussi hâte de contempler ta réaction quand tu seras mis au courant, gloussa-t-elle en retenant difficilement son amusement.

— Tu vas cracher le morceau, oui ! s'énerva Krane en frappant du poing sur la table d'opération.

Il ne supportait plus Jalika et ses provocations. Elle souriait à pleines dents en contemplant la haine qui montait en lui à cause d'elle, sans peur face à la violence dont il faisait preuve. D'une lenteur exacerbée, la petite femme retira les lunettes de son nez qui tombèrent négligemment sur sa poitrine, retenues par une fine chaîne en argent. De ses pouce et index droits, elle vint pincer les maillons brillants en souriant de plus belle. Krane connaissait cette manie par cœur : la scientifique jubilait. L'agent savait qu'il n'existait rien dans tout l'univers qu'ils soient capables d'aimer tous les deux. Si Jalika était aux anges, lui descendait droit aux enfers.

— Tu es viré, Krane.

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