Partie 4
Krane claqua la porte de ses quartiers – qu'il partageait avec le reste de son groupe – et s'assit sur le matelas rigide en se frottant les mains pour se retenir de laisser libre cours à sa haine. S'il devait citer une chose qu'il était certain de ne pas regretter à l'Agence : c'était Merchibold. Néanmoins, le chauve gardait de cette entrevue un doux souvenir ; aurait-il pu, ne serait-ce que rêver, déstabiliser un jour son supérieur ? Il se félicitait presque de connaître la plus grande faiblesse de ce dernier. D'ailleurs, il l'aurait fait avec plaisir si cette information avait une quelconque utilité. Maintenant qu'il était viré, Krane serait expédié sur Malker et ne reverrait plus jamais l'intérieur d'un vaisseau de l'Agence. De plus, Pervic ne maîtrisait que trop bien ses propres émotions ; il lui suffisait d'une poignée de secondes pour reprendre ses esprits et retourner la situation à son avantage. Même s'il divulguait ce moyen de pression à l'un de ses pairs, il n'était pas sûr que celui-ci en tire un résultat efficient. La même attaque fonctionnerait-elle deux fois sur un homme de la trempe de Merchibold ? Krane en doutait fortement.
L'ex-agent chassa de son esprit la glace impitoyable des iris de son supérieur pour se concentrer sur ses bagages. Sur les dix minutes accordées, il devait en avoir perdues deux ou trois à parcourir les couloirs en maudissant San Pervic. Ce dernier était capable de jeter Krane sur Malker sans attendre qu'il ait fini de se préparer ; il devait donc se dépêcher.
Heureusement pour lui, Krane ne possédait guère d'affaires personnelles à emporter. Son casier était rempli d'uniformes et de combinaisons appartenant à l'Agence. La cantine au pied de son lit, quant à elle, ne contenait qu'un livre emprunté à un agent, un médaillon au bout d'une chaîne en argent et une paire de baskets qu'il ne se souvenait pas avoir portée un jour. Il posa l'ouvrage sur le matelas de son propriétaire, enfila les chaussures et remplaça les vêtements que lui avait donnés Cing par un débardeur et un pantalon simples qu'il avait achetés une bonne dizaine d'années auparavant. Après un léger moment d'hésitation, il décida d'attacher le médaillon autour de son cou et de le dissimuler sous son haut.
Quand il eut fini, Krane referma l'armoire et la malle, changea soigneusement les combinaisons des serrures puis il défit les draps du lit, les noua ensemble et forma une sorte de boule qu'il reposa sur le matelas. L'ex-agent jugea que, si les hommes de l'Agence ne se donnaient pas la peine de passer une bonne vingtaine de minutes à déchiffrer les codes et délier le linge, ils abîmeraient certainement les contenants et les tissus en usant de la force, ce qui le satisfaisait grandement. Fier de lui, le chauve sortit des quartiers les mains dans les poches et se dirigea tranquillement vers les aires de décollage.
Les aires étaient moins spacieuses que sur les vaisseaux-relais utilisés dans tout l'univers puisque les appareils qui atterrissaient n'y restaient jamais plus d'une heure ou deux. Ceux qui stationnaient ici pour une durée plus longue étaient rangés dans des hangars voisins et ressortis seulement en cas de départ.
Le hall ne mesurait donc qu'une centaine de mètres sur la largeur et un peu plus de deux cents sur la longueur. À part un petit appareil de reconnaissance qui venait de se poser et qui était lentement acheminé jusqu'aux hangars, il n'y avait aucun vaisseau pour le lâcher sur Malker. L'ex-agent ne s'attendait pas à ce que ses supérieurs gâchent des hommes et du matériel pour son départ et se serait largement contenté d'une cabine de sauvetage ou d'un monoplace utilisé pour les réparations du vaisseau-commandant. Cependant, quelque chose lui murmurait au creux de l'oreille qu'ils ne se donneraient pas cette peine.
Soudain stressé, Krane tapota le médaillon sous son débardeur, comme une vieille habitude qui lui revenait instinctivement. La chaîne n'apprécia guère : elle se détacha et glissa jusque dans son pantalon sans qu'il n'ait le temps de la rattraper. C'était certainement pour cette raison qu'il avait cessé de porter le collier autour de son cou pour le laisser prendre la poussière dans un coffre. Persuadé d'être seul, l'ex-agent se dépêcha de fourrer sa main sous sa ceinture pour récupérer l'accessoire.
— Eh bien ! Tu ne serais pas un poil trop content d'être viré ?
Jalika se tenait un peu plus loin ; les bras croisés sous sa poitrine, elle le fixait avec amusement. Elle ne se méprenait pas réellement sur la situation mais ne pouvait s'empêcher de le taquiner. Pris sur le fait, ce dernier retira précipitamment sa main tandis que ses joues prenaient une légère teinte rosée. Heureusement, il avait réussi à récupérer le médaillon et le serrait très fort entre ses doigts. Honteux, Krane se racla la gorge et demanda :
— Tu as le droit d'être ici ?
— Bien sûr que non, répondit la scientifique sans hésiter. Mais ici, je suis sûre que l'on ne nous écoutera pas.
L'ex-agent écarquilla les yeux sous la surprise. Ce jour était plus étrange qu'aucun autre de sa longue vie. En moins de vingt-quatre heures, on lui annonçait qu'il était viré du seul travail qu'il eut jamais eu, qu'on l'expédiait sur la pire planète qu'il ait jamais connue et qu'il discuterait plus longtemps qu'il ne l'eut jamais fait avec la scientifique. Tout cela combiné à la mission la plus foirée de son existence. Quelque chose n'allait pas. Krane était certain du lien entre tout ceci sans arriver à le comprendre ni l'expliquer. Seule l'origine de ces bouleversements lui semblait claire : Alice. Tout avait commencé dès l'instant où il l'avait rencontrée.
— On n'a pas beaucoup de temps alors je vais aller vite, enchaîna Jalika en approchant. Tu sais que tu parles en dormant ?
— On m'en a déjà parlé, souffla l'ex-agent presque honteux.
— Ta femme ?
— Ex-femme, rectifia-t-il.
Jalika haussa les épaules et, d'un léger coup de pied, ouvrit la mallette qu'elle avait amenée avec elle. À l'intérieur, une combinaison de plongeon spatio-planétaire (communément appelée : CPSP) utilisée par les agents pour rejoindre les lieux de mission en toute furtivité. La couleur semblait passée et Krane remarqua quelques éraflures sur les épaules. Il n'en était pas tout à fait certain mais il crut reconnaître une vieille armure qu'il avait portée trois ou quatre fois vingt ans auparavant. Si ses souvenirs étaient bons, la combinaison ne fonctionnait plus correctement.
— Ne t'occupe pas de ça, ordonna la scientifique en claquant la langue. Concentre-toi sur ce que j'ai à te dire, je ne le répéterai pas. Elle marqua une pause le temps de sortir la CPSP de la malle puis reprit : Tu parles, donc. Et je suis presque étonnée que tu aies réussi, depuis le temps que je te rafistole, à me le cacher. Enfin, je t'entendais marmonner ou grogner, mais tous les agents font ça. Pourtant cette fois, tu as parlé... et pas qu'un peu !
— J'ai compris ! s'énerva Krane. Viens-en aux faits. Qu'ai-je dit ?
— Tu as parlé... d'Alice.
L'ex-agent fronça les sourcils. Qu'avait-il bien pu dire sur l'otage ? Il ne connaissait rien d'elle et lui avait vaguement adressé la parole. Toutefois, il doutait que Jalika prenne la peine de braver les interdits ni de l'aider à enfiler la combinaison dans le seul but de se moquer de lui. Il devait y avoir quelque chose de plus, une motivation plus profonde.
— Tu as dit qu'il s'agissait d'un piège et que tu devais trouver Alice.
— C'est elle qui me l'a demandé, expliqua Krane en se maudissant d'en avoir dit autant.
— Franchement, je n'en ai pas grand-chose à faire. Qu'une folle demande à un fou de l'aider, ça me fait une belle jambe. En revanche, ce qui m'intéresse : c'est que tu as parlé d'un traître qui ferait tout son possible pour t'empêcher de libérer l'otage. J'aimerais dire que je suis étonnée mais ce n'est malheureusement pas le cas.
— Pardon ?
— On n'a pas le temps, Krane. Et ne fais pas l'étonné, s'il te plaît. Venant d'un paranoïaque dans ton genre, c'est vraiment déplacé.
L’ex-agent n’eut pas la force de répondre. La scientifique disait la vérité. Il s’octroyait le droit de douter de tout le monde mais aimait croire qu'il était le seul à en avoir l'autorisation. C’était idiot... Peut-être s’effrayait-il simplement d’avoir raison ? Que ferait-il si on lui annonçait que sa suspicion n’était pas exagérée mais parfaitement fondée ? Il ne voulait pas l’imaginer pourtant la scientifique ne lui laissait pas le choix : elle se méfiait autant que lui cette fois.
— Je sais que tu aimerais croire que Merchibold et ce traître ne sont qu’une seule et même personne. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Il aime trop son poste pour jouer à ça. Il n’a pas encore compris qu’un homme se moque de lui ni que sa clairvoyance a ses limites mais ça, j’en fais mon affaire. Toi, tu dois trouver Alice. Ce traître semble espérer que tu échoues alors nous le ferons peut-être sortir de sa cachette en continuant d’essayer. Cependant, tu n’y arriveras pas seul et je doute que tu connaisses qui que ce soit sur Malker. Non, ce n’est pas une question, ne réponds pas.
Jalika lissa la CPSP et la plaqua sur le torse de Krane. Celui-ci ressentit une légère vibration puis l’armure termina ses calculs et se déplia. Très lentement, les bords s’étirèrent jusque dans son dos et chaque parcelle de son corps fut recouverte de la base de son cou à ses orteils. L’ex-agent respira fortement pour sentir la cotte épouser ses mouvements. Tout semblait fonctionner pour le moment.
— Je vais t’indiquer quelques personnes à contacter sur l’astre-cité, continua la scientifique. Ils t’aideront à trouver un vaisseau et l’équipement nécessaire pour sauver la demoiselle en détresse. J’ai pris la liberté de transférer les informations directement sur ta montre. Si tu es toujours en vie à l’atterrissage, elles s’afficheront d’elles-mêmes ; pas avant. Je t’aide mais ne te méprends pas : ce n’est pas pour toi que je le fais, c’est pour débusquer ce putain de traître.
— Attends… Je croyais que tu n’avais jamais mis un pied en dehors du vaisseau. Comment peux-tu avoir des contacts sur Malker ?
— Sois gentil : ne pose plus de questions, lui intima-t-elle en plaquant violemment le casque sur le visage de l’ex-agent.
La matière sombre ne tarda pas à revêtir le crâne entier et se modula lentement. Le col de la combinaison vint ensuite fusionner avec la tête. Quand ce fut fait, Jalika s’empara d’un masque composé d’un appareil respiratoire et de lunettes de vision à plusieurs fonctions puis le pressa doucement contre le casque. Elle attendit quelques secondes tandis que Krane sentait une vibration familière sur son visage. La CPSP finit par se déformer à nouveau pour englober le masque et rendre le tout parfaitement hermétique.
Quand la combinaison fut prête, l’ex-agent constata qu’il ne voyait que d’un œil et que le médaillon qu’il avait serré fort dans son poing était maintenant plaqué sur sa paume par les gants de l’armure. En relevant la tête, il vit avec horreur Jalika glousser en tripotant la chaîne de ses lunettes. La malle à ses pieds étaient fermée. Krane en vint à une conclusion qui raviva sa peur et sa haine : elle ne comptait pas lui fournir de jet-pack.
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