Chapitre 4
Deux cocktails maisons arrivèrent comme par magie sur la table. Tel un génie, le serveur venait de se matérialiser. Malgré ses vingt-deux ans, son visage juvénile arrondi, conservait un côté adolescent joyeux. Cela contrastait avec sa tenue professionnelle. Pantalon classique, chemise blanche sobre en partie cachée par un tablier noir saillant. Lucas débarrassa la table des deux verres vides et l'essuya rapidement à l’aide d’un torchon qu’il remit à son bras. D’un geste vif, il pinça le nez de Tom.
— Allez, jeunes gens, réchauffez-vous avec cette mixture. Et s’il vous plaît, pas de bêtises entre vous. C’est compris vous deux ?
Tom jeta un regard à la fois furieux et amusé au serveur qui leur avait déjà tourné les talons. Paul, déconcerté par le sous-entendu de ses paroles, toussota nerveusement par réflexe. Manifestement, ces deux-là se connaissaient bien. Était-il possible que Tom soit véritablement en train de le draguer ? Il avait du mal à réaliser qu’un garçon puisse s’intéresser à lui. Comment avait-il deviné qu’il préférait lui aussi les mecs ? C’était la première fois que cela lui arrivait. Lui, qui n’avait jamais rien dit à personne, même pas à son meilleur ami. Il était intimidé par la situation dans laquelle il se trouvait, même s’il l’avait souvent espéré.
— À ton évasion et à notre rencontre ! dit Tom en levant son verre.
Paul l’imita sur-le-champ, avant de boire une première gorgée. La boisson l’attrapa à la gorge, tant l’alcool était fort. Le goût sucré ne venait qu’après la déglutition. Au vu de ses joues empourprées, Tom devina avec amusement ce qu’il venait de ressentir. Il ne put s’empêcher d’éclater d’un rire franc et communicatif. Paul rit à son tour, mais pour lui prouver que la boisson lui plaisait. Il prit une seconde gorgée le plus naturellement possible.
— Alors dis-moi Paul, tu la connais la fille de la lucarne ?
Paul, qui venait de reprendre une troisième gorgée, manqua de tout recracher.
— C’est une fille alors ? ne put-il s’empêcher de dire. Et bien... Comment sais-tu que…? Tu m’as suivi, ou quoi ?
— Juste un petit peu, histoire de te rapporter ton gant, répondit-il en lui faisant un clin d’œil. Je crois qu’elle est russe. C’est une étudiante inscrite en lettres classiques à ce que j’ai entendu. Elle te plaît ?
Paul reposa son verre en baissant les yeux, embarrassé par sa franchise. Il bredouilla qu’il ne connaissait pas du tout cette fille, qu’il savait encore moins qu’elle était étudiante.
— Ah, mais j’ai compris. En fait, tu joues au chevalier servant qui attend au pied de son immeuble qu’elle ouvre la fenêtre pour lui déclarer ta flamme, je me trompe ?
Tom l’avait donc bien suivi juste après qu’il eût quitté le cours. Il était à la fois stupéfait et flatté, mais soudainement déçu qu’il le croit attiré par les filles. À moins que ça ne soit une ruse de sa part.
— Qui sait ? dit-il pour voir sa réaction, avant de finir d’un trait son verre.
— Hé ! Doucement Roméo, à ce rythme-là, tu vas vite devenir saoul !
Tom approcha sa tête de la sienne, regarda ses yeux bleus et ses taches de rousseur à la lueur de la bougie. Paul pouvait sentir son haleine légèrement alcoolisée ainsi qu’un doux parfum de menthe fraîche. Un frisson lui parcourut l’échine. Le doigt de Tom se posa sur sa lèvre supérieure et effaça d'un trait la mousse restée collée aux bords. Embarrassé par son geste, Paul écarquilla les yeux sans bouger. Il avait l’impression que ses joues et son visage tout entier allaient prendre feu.
Tom retira son doigt, tout sourire. Il avait chaud. Il ôta son pull-over. Son t-shirt froissé laissait apparaître quelques poils assez fins qui s’échappaient du col. Paul remarqua son torse sculpté sous son t-shirt et la fine cordelette d’un pendentif caché par le tissu. Trop beau pour moi, se dit-il. Par mimétisme et parce qu’il commençait à ressentir des bouffées de chaleur lui aussi, il déboutonna les deux premiers boutons de son épaisse chemise et remonta ses manches. Tom, qui continuait à le fixer, le mit encore davantage dans l’embarras quand il lui fit remarquer que ses taches de rousseur lui donnaient un charme fou. Ses yeux clairs devaient faire craquer les filles.
La tête de Paul commença à lui tourner. Il se cala bien sur sa chaise, les pieds fermement ancrés dans le sol. Il passa en revue les personnes des tables voisines. Il fut surpris par l’exubérance d’un couple d’hommes, se tenant par la taille qui apostrophait le serveur. Son plateau vide à la main, ce dernier ne les avait manifestement pas entendus, slalomant avec aisance parmi les tables en direction du comptoir. Serait-il possible qu’il soit tombé dans un bar fréquenté par des homosexuels ? Ça serait incroyable ! Lui qui avait toujours rêvé d’y mettre les pieds sans jamais oser. Il se passait décidément trop de choses pour que son cerveau continue à fonctionner normalement et à réaliser ce qui lui arrivait en si peu de temps.
Tom eut la bonne idée de lui proposer de manger un morceau. Le Petit Marcel offrait une petite restauration basée sur une assiette de tranches de pain accompagnée de fromage et de charcuterie. Le ventre de Paul émit un petit gargouillement. Il avait terriblement faim. Il avait aussi besoin de se lever, des fourmis dans les pieds. Il se prépara pour aller chercher de quoi se sustenter. Il sortit son porte-monnaie. Cette fois-ci, c’est lui qui l’invitait.
Il se leva sans préavis et atteignit le bar, après quelques jeux de coudes. Un long comptoir de forme ovale au revêtement de marbre. Tout le long, une douzaine de clients serrés les uns contre les autres, accoudés un verre à la main, assis sur des tabourets en bois. Une suspension de lustres en cuivre ancien, à l’éclairage faible. Suffisant pour susciter une ambiance intime et chaleureuse. Lucas, la chemise entrouverte d’un bouton et le front en sueur, s’affairait à servir les clients qui lui criaient leurs commandes par-dessus les conversations bruyantes. Paul n’arrivait pas à capter son attention et dut attendre. A ses côtés, un homme le bouscula.
— Et bien ce soir, que de monde, n’est-ce pas ?
Paul lui sourit et détourna le regard pour tenter de commander.
— Je peux me permettre de vous offrir un verre ?
Paul considéra un instant l’air triste mais souriant de l’homme. Il était manifestement un peu plus âgé que lui. Portant une veste perfecto en cuir noir avec un pull léger en dessous. Des cheveux mi-longs ramassés en queue-de-cheval. Une barbe naissante et une fine boucle d’oreille en argent lui donnaient un certain charme.
— C’est gentil... Mais non merci, je suis venu avec un ami.
Plus qu’embarrassé, Paul détourna le regard. Cette fois-ci, plus de doutes possible. Il était bel et bien dans un bar fréquenté par des homosexuels. Un sentiment de honte et d’excitation s’empara de lui. Il réussit à capter l’attention du serveur. Il en profita pour formuler en toute hâte sa commande. Ce fut finalement Marie qui lui apporta son assiette. Il glissa entre deux verres vides ses pièces de monnaie que la serveuse empocha d’un geste rapide, lui tournant déjà le dos pour aller à l’autre bout du zinc servir un client un peu éméché. Paul lui demanda en criant si l’établissement disposait d’un téléphone dont il pourrait se servir. Lucas, qui secouait un shaker avec agilité, lui répondit :
— Ah, désolé, avec le brouhaha de ce soir, je te conseille plutôt la cabine téléphonique dehors, sur la place.
Paul le remercia puis revint à la table du fond, où Tom était en pleine conversation avec un homme, la quarantaine passée. Un mètre quatre-vingts, silhouette athlétique malgré un début d'embonpoint que ne pouvait cacher un pull à col roulé. Debout, il fit tomber à ses pieds la cendre de sa cigarette d’un geste délicat de la main avant de le toiser de la tête aux pieds de son regard pénétrant. C’était l’homme qui lui avait gentiment tenu la porte d’entrée ouverte à son arrivée. Les traits durs de son visage carré et sa posture inflexible indiquaient qu’il ne bougerait pas d’un centimètre, ce qui empêchait Paul d’aller s'asseoir.
— Ah, mais je vois que le Père Noël est déjà passé pour certains ! dit l’inconnu, avec un air suffisant.
— Mais tais toi Marc, t’es pas drôle, tu sais, répliqua Tom d’un ton cinglant, comme piqué à vif.
L’homme perdit son air hautain et baissa les yeux comme si on venait de gronder un enfant contrarié, il se décala d’un pas afin que Paul puisse s'asseoir.
— Et bien... Bonne soirée, dit-il avec regret. Il dévisagea une dernière fois Paul, avant de repartir en direction de sa table.
Paul ne fit aucun commentaire et déposa l’assiette sur la table. Ils se turent le temps de leur repas improvisé, picorant tous les deux timidement quelques morceaux de fromage. Paul laissa traîner ses yeux autour de lui pour éviter le regard de Tom qui avait perdu toute assurance. Il l’avisa qu’il devait appeler ses parents.
— Alors comme ça, tu habites chez tes parents et tu as oublié de les prévenir que tu ne rentrais pas pour dîner, dit-il, retrouvant une once de sourire.
Paul, qui s’était levé pour aller téléphoner, se sentit pris de court et se rassit aussitôt. Il lui expliqua qu’il devait juste les prévenir pour confirmer l’heure d’arrivée de son train du lendemain. Il songea que son appel pouvait bien attendre encore un peu. Il enchaîna donc la conversation comme si de rien n’était. Il lui avoua qu’il allait retourner chez eux durant les deux prochaines semaines de vacances et revoir sa sœur qui venait d’entrer au lycée. Avec l’ennui de subir les nombreux repas familiaux avec ses oncles et tantes.
Avec une curiosité non dissimulée, Tom le questionna sur ses projets de Saint-Sylvestre. Paul la passerait ici, avec ses amis de lycée, étudiants comme lui, qui organisaient une fête chez eux en ville. Cela lui ferait une bonne respiration dans son planning de révisions plutôt serré. Les partiels débutaient la première semaine de janvier et il s’était mis une pression qui n’arrivait pas à faire redescendre.
Paul lui demanda à son tour ses projets de fin d’année. Tom était décidé à passer la soirée au Petit Marcel. Il était le bienvenu d'ailleurs. Paul hésita quelques secondes, mais lui promit d’y réfléchir en lui répondant qu’il pourrait faire un saut en début ou en fin de soirée. Dans son esprit, il était hors de question que ses amis apprennent qu’il viendrait ici. À regarder la tête de Tom, il réalisa qu’il avait dû le vexer. Il se mordit les lèvres, regrettant déjà ses paroles peu convaincantes. C’était pourtant l’occasion rêvée de se rapprocher de cet étudiant qui commençait véritablement à lui plaire. Ils se sourirent, ne sachant quoi rajouter. Paul se sentait étrangement bien en sa présence. Ses épaules contractées en début de soirée s’étaient relâchées. Pour se rattraper, il lui parla de ses amis de lycée avec qui il était venu étudier.
Marianne et Tristan formaient un couple inséparable depuis deux ans déjà. Après son baccalauréat, Paul avait prévu de quitter sa petite ville de campagne pour goûter à la vie estudiantine d’une grande ville. Ses parents, malgré leurs premières réticences à ce que leur aîné quitte le foyer, avaient vite été rassurés de le savoir proche de ses amis en qui ils avaient toute confiance. Dès le début du mois d’octobre, le couple était déjà peu assidu à leurs cours de lettres classiques. Contrairement à lui, Marianne et Tristan s’étaient laissés porter par les joies d’une liberté nouvelle qui s’offrait à eux. Il n’était pas rare qu’ils passent à l’improviste chez lui, maltraitant la sonnette de l’interphone pour s’assurer qu’il réponde. Ils exigeaient alors qu’il les accompagne dans les nombreux bars de la ville pour profiter de sa vraie vie d’étudiant. Ce qu’il faisait trop rarement selon eux. Le couple ne manquait pas de le taquiner gentiment, à le voir aussi sérieux et assidu dans ses études.
Tom l’écouta attentivement sans se moquer du portrait de l’étudiant sérieux qu’il brossait de lui.
— Alors j’ai bien fait de te proposer de sortir ce soir, non ? dit-il les yeux pétillants.
Paul se trouva une nouvelle fois étonné de la moquerie familière de ce jeune homme qui se comportait comme s’ils se connaissaient déjà bien. Un silence s’installa. Paul chercha comment le dissiper. Son regard se porta sur une jeune fille aux longs cheveux blonds, drapée dans une grande cape noire brodée, qui venait de franchir la porte d’entrée.
— Regarde près de l’entrée, ne serait-ce pas la jeune fille de la lucarne ? plaisanta-t-il, ravi de changer de sujet.
Tom se leva, mais n’eut pas le temps de la voir. Elle avait déjà disparu parmi les clients qui cachaient à présent le comptoir tout entier. Tom se grandit sur la pointe des pieds pour tenter de l’apercevoir, mais sans succès. Paul en profita pour se lever. Il était temps de passer son coup de fil. Il attrapa son manteau, se faufila parmi les tables, et passa devant l’homme à la cigarette sans lui adresser le moindre regard avant de sortir du café.
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