Chapitre 21

9 minutes de lecture

Juillet 1986

*

Selon le bulletin météo, la soirée de ce samedi 19 juillet s’annonçait particulièrement chaude. Après avoir réglé les derniers détails de l’installation de son exposition, Marc revint chez lui pour se changer. Il en profita pour aller prendre une douche et se rafraîchir un peu. C’était la première fois, depuis son divorce, qu’il retrouvait cette sensation qu’il avait cru ne plus jamais ressentir. Un sentiment d’excitation mélangé au doute artistique.

Habillé d’une chemise vichy bleu et d’un pantalon en toile, Marc revint au Petit Marcel à 20h. L’affiche de son exposition, “L’homme et la mer — photographies de Marc Ducan — du 14 juillet au 31 août 1986” était des plus réussies. Elle avait été placée en évidence sur la porte d’entrée de l’établissement et dans les différents commerces du quartier.

Dans l’après-midi, il avait remercié Marie d’avoir trouvé la perle rare qui avait fait imprimer l’affiche en plusieurs exemplaires, avec une très belle qualité de surcroît. Quelques semaines auparavant, elle lui avait présenté Rickie, un jeune homme, âgé de 22 ans, qui travaillait depuis deux ans dans une imprimerie de la ville. Ce dernier s’était fait un plaisir de lui rendre service. Marc avait été particulièrement étonné de voir ce garçon s'intéresser à son travail. Aussi, ce dernier était ravi de promouvoir sa future exposition auprès de ses amis et des clients du Petit Marcel. Le résultat était là, le café plein d’habitués que Marc connaissait, mais aussi d’autres personnes qu’il n’avait jamais vues. Pour la soirée, on avait dû déplacer la quasi-totalité des tables et des chaises du café, sur la place, pour laisser les visiteurs déambuler, découvrir et admirer les photographies suspendues au mur par des cimaises.

Marc ne savait déjà plus où donner de la tête et ne cessait de saluer ceux qui tenaient à le féliciter chaleureusement pour son talent. Un verre tinta, les discussions cessèrent d'un coup, pour laisser place à son discours. Avec beaucoup d’émotion dans la voix, il remercia en premier lieu Marie et Lucas pour leur accueil. Il était d’autant plus reconnaissant que c’était la première fois que le Petit Marcel accueillait une exposition dans ses murs. Des sifflets de joie, au fond du café. Il remercia aussi tous ceux qui, de près ou de loin, avaient pu rendre possible cette exposition qui lui tenait tout particulièrement à cœur. Elle marquait une nouvelle page dans sa vie. Des applaudissements enthousiastes résonnèrent. Des flûtes de champagne et des verres de jus de fruit furent distribués. Des petits fours circulèrent de table en table. Compliments. Verres qui trinquent. Discussions euphoriques. Musique douce et légère. Éclats de rire. Embrassades. Succès mérité. Marc était aux anges. Il profitait d’un maximum de personnes. Il prit le temps de retrouver le jeune imprimeur.

— Comment pourrais-je te remercier, Rickie, je suis comblé.

Ce dernier le félicita de nouveau. Son travail méritait amplement tous ces éloges.

— Mais dis-moi, connais-tu ce garçon ? questionna Marc en lui indiquant un jeune homme aux cheveux châtains ébouriffés, vêtu d’une simple marinière et d’un short. Il s’était arrêté devant une photo depuis quelques minutes.

Rickie s’empressa de lui présenter Tom, le garçon qu’il avait rencontré il y a quelques semaines auparavant. Tous les deux avaient sympathisé, lors d’une soirée au Petit Marcel. Depuis, Ils avaient déjà passé de très bons moments ensemble et ils étaient même allés au cinéma un soir.

Tom félicita Marc pour son travail. Une photographie avait particulièrement retenu son attention. Celle où l’on voyait le dos nu d’un homme, assis sur le sable, regardant une mer déchaînée. Le contraste de cette silhouette paisible, face aux caprices de l’océan, l’avait particulièrement ému. Il lui livra ses impressions et lui posa de nombreuses questions sur d’autres clichés en noir et blanc. Marc répondit avec plaisir et enthousiasme à ce jeune homme, touché par ses remarques pertinentes.

Il finit par lui proposer de venir chez lui après le vernissage, en compagnie de Rickie. Il y organisait une soirée privée, avec quelques proches. Aussi flatté qu’heureux de cette invitation, le jeune homme accepta.

Arrivé chez lui, Marc servit un cocktail à ses invités, en les conviant à profiter des lieux comme ils le désiraient. Avec sa permission, Rickie choisit, parmi les nombreux ouvrages de l’imposante bibliothèque en chêne, une sélection de catalogues d’expositions afin de les montrer à Tom. Il aimait les regarder quand il venait ici. Marc prit plaisir à observer leurs yeux curieux et cette soif de découverte non feinte. Et le regard charmant de Tom. En retour, Marc l’interrogea sur ses futures études en histoire, qu’il suivrait à la faculté, à la rentrée prochaine. Juste avant de partir, Tom le remercia une fois encore pour son invitation. Il avait été ravi de rencontrer ses amis, des personnes tout aussi cultivées et intéressantes que lui.

Durant l’été et les mois suivants, Marc continua d’inviter les deux garçons aux fêtes qu’il organisait et dont la réputation n’était plus à faire. Certains de ses amis, des gens du même âge que lui, dans la quarantaine, tentèrent en vain de les draguer. Marc s’en amusa, car il avait vite compris que Tom et Rickie, tout en restant aimables, savaient refuser leurs avances sans les blesser.

En dehors de ces soirées, Marc les conviait régulièrement chez lui, afin de leur montrer son travail et de leur parler d’art en général. Face à un auditoire captivé, Marc était généreux et passionné. Il était content et fier de pouvoir partager son savoir et son expérience. Tom et Rickie repartaient de chez lui, immanquablement enchantés.

*

Janvier 1988

*

De gros nuages noirs, menaçants, descendaient lentement et couvraient à présent le ciel tout entier. Marc ferma les volets, afin d’éviter que le vent les fasse claquer. Il épousseta une dernière fois les coussins du canapé. Tout était en ordre. L’horloge sonna tout juste 20h. Il était l’heure d’aller retrouver Tom au Petit Marcel. La veille, celui-ci l’avait appelé pour lui souhaiter ses meilleurs vœux et l’inviter à aller prendre un verre, ce qui l’avait agréablement surpris. Il avait accepté, mais il n’était pas dupe. Si tu crois que je ne suis né de la dernière pluie, tu te mets le doigt dans l'œil mon cher Tom se dit-il avant d'avaler cul sec son verre de whisky. L’arrogance du jeune homme, il allait lui faire payer. Marc enfila sa veste, attrapa un parapluie dans le placard de son vestibule. Quinze minutes plus tard, il coupait le contact de sa voiture stationnée dans une rue parallèle à celle du café.

Il arriva en courant au Petit Marcel, blotti sous un parapluie qui le protégeait d'une pluie abondante. Il salua Marie et Lucas, pour aller directement s’asseoir à la petite table du fond, où Tom l’attendait déjà. Lucas, un calepin à la main, attendit quelques minutes, comme il l’avait prévu, avant de venir prendre aussitôt leur commande.

— Champagne, s’il te plaît, asséna Marc, triomphant.

Ils n’attendirent pas longtemps avant que le serveur revienne avec deux coupes pleines. Ils burent une première gorgée. Marc commença à lui demander de ses nouvelles, notamment concernant celles de ses études. Tom y répondit facilement avant de s’excuser platement, il avait besoin d’aller aux toilettes. Marc lui sourit et en profita pour lui tapoter les fesses lorsqu’il se leva. Crispation. Surtout ne pas faire de remarque. Il se dirigea vers les toilettes à droite du bar. Regards croisés avec Lucas, léger sourire au coin des lèvres. Arrivé devant l’urinoir, Tom se soulagea comme il put. Transpiration. Battements accélérés du cœur dans sa poitrine. Leur plan était voué à l’échec. C’était si prévisible quand on y pensait. Comment avait-il pu croire que Marc ne s’apercevrait de rien ? Il était loin d’être bête. Il n’accepterait jamais sa proposition d’aller chez lui pour regarder son dernier travail photographique. Pourvu que Rickie soit au rendez-vous, comme prévu ! Regard apeuré dans le miroir. Il se lava les mains, tremblant imperceptiblement. Il souffla un bon coup et repartit rejoindre Marc.

Celui-ci était à présent avachi, sur sa chaise, les jambes largement écartées. Décontraction suffisante d’un homme sûr de lui, expulsant par le nez la fumée d’une cigarette au bout des doigts. Au moment où Tom traversait la salle, la porte du café s’ouvrit sur Paul. Il entra précipitamment, pour échapper à la pluie torrentielle. Il l’aperçut tout de suite. Tom stoppa net, voulut répondre à son sourire, mais continua son chemin, l’air détaché, pour rejoindre Marc qui jubilait de la situation. Mais qu’est-ce que Paul fait ici ? Ce n’était absolument pas prévu ! C’est même la pire chose qui pouvait arriver !

Ils levèrent leur verre.

— À nos retrouvailles, s’exclama Marc, d’une voix suffisamment forte pour que tout le monde puisse en profiter.

— Ne serait-ce pas là ton ami, assis au bar ? Pourquoi ne vas-tu pas le saluer ? Vas-y je t’en prie ! dit-il après avoir expiré avec volupté sa dernière bouffée.

— Merci Marc, j’en ai pour deux minutes, je reviens, répondit Tom qui se précipita pour rejoindre Paul.

— Bonsoir Paul, tu vas bien ? bredouilla-t-il.

— Bonsoir. Je vois que t’as l’air de passer une bonne soirée, répondit Paul, mal assuré.

— Arrêtez vous deux, je vous en prie. Bon toi Tom, tu repars immédiatement d’où tu viens. Quant à toi Paul, j’ai deux mots à te dire, interrompit Lucas, sur un ton autoritaire et sans appel.

Tom repartit sans un mot. Un dernier regard à Paul, qui le dévisageait, sans comprendre, avec une lueur de colère teintée de tristesse dans les yeux. Tom se rassit en face de Marc avec un grand sourire et leva son verre.

— Tom, j’ai comme l’impression que tu as vexé ton ami ou c’est moi qui l'impressionne ?

Marc se mit à rire, d'un rire étrange qui le fit frissonner.

— Bon allez, j’arrête de t’embêter. À présent, regarde-moi et écoute-moi bien attentivement.

*

31 décembre 1986.

*

Marc raccompagna la majorité de ses invités à son portail. Ce réveillon avait été une réussite complète. Mais la soirée ne faisait que commencer. Il revint dans son salon où il restait à présent seulement quelques invités, triés sur le volet. L’atmosphère festive laissa place à une ambiance tamisée. Seules quelques lampes éclairaient le visage d’hommes bien éméchés, allongés sur la moquette, entourés de lourds coussins. Un dernier joint circula avant que quelqu’un ne commence à enlever un vêtement, signe pour les autres qu’ils pouvaient en faire autant.

Rickie et Tom étaient quant à eux assis l’un contre l’autre sur le canapé en cuir, les yeux mis clos. Ils avaient beaucoup bu et n’avaient même plus la force de bouger. Marc leur apporta un petit verre d’alcool maison. Il les encouragea à le boire d’un seul trait. Ce remède maison devrait les réveiller à coups sûrs. Les deux garçons firent tinter leur verre et avalèrent son contenu cul sec. Lorsqu’ils s'aperçurent de la tournure que prenait la soirée, ils furent très embarrassés. Un couple s’était formé et s’enlaçait tendrement pendant que leurs voisins, plus entreprenants, laissaient éclater de lourds gémissements de plaisir et des rires gouailleurs. Marc avait déjà rejoint un des couples. Mais en constatant que Rickie et Tom restaient figés comme deux statues, il se leva et les invita à le rejoindre. Les deux garçons se regardèrent, médusés. Marc se mit à rire. Il leur indiqua sa chambre, située à l’étage, afin qu’ils y soient au calme quelques heures. Ils pourraient repartir quand ils le voudraient. Tom et Rickie acceptèrent sur le champ. L’occasion rêvée de rester tous les deux sans avoir à participer à l’orgie.

Une fois seuls, sur le lit de Marc, ils eurent un immense fou rire. Ce dernier verre que leur avait servi Marc était incroyablement efficace. Ils étaient désormais tout à fait réveillés. Une drôle de sensation se diffusait dans leurs corps. Tous leurs sens étaient en éveil. Les bruits équivoques du salon, sous la chambre, les empêchèrent de garder leur sérieux plus longtemps. Ils éclatèrent de rire à nouveau. Mais il suffit d’un seul regard pour que l’excitation qui s’emparait d’eux l’emporte sur la bienséance. Ils commencèrent à se caresser, à s’embrasser et à se dévêtir maladroitement pour se retrouver entièrement nus.

Le lendemain matin, Marc, habillé d’une simple robe de chambre, leur apporta un café. Ils se réveillèrent à peine, complètement nus sous les draps. Marc resta avec eux pour boire un café et leur demanda si la nuit avait été bonne. Ils rougirent tous les deux. Marc les complimenta sur leur physique et plaisanta sur le fait qu’ils avaient eu de la chance de se trouver. Il espérait qu’ils en avaient profité. Sans attendre aucune réponse, il quitta alors la pièce et laissa les deux garçons gênés. Ils se rhabillèrent rapidement, sans oser se regarder dans les yeux. Ils descendirent dans le salon, remercièrent leur hôte, avant de le saluer et de quitter les lieux.

Retour à pied chez eux. Durant le trajet, pas un mot. Gêne. Honte. Fatigue. Ils brisèrent ensemble le silence. Ce qui s’était passé entre eux ne devait pas se reproduire. Rester amis était préférable. Ils se séparèrent à un carrefour, chacun vers une rue différente.

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