Chapitre 26
— Voilà deux visages rayonnants ! Regardez-moi dans les yeux s’il vous plaît ! Non, ne dites rien, je risque d’être choqué par ce que vous avez fait avec ce temps pluvieux, dit Lucas, enjoué, en reprenant la clé du studio que Tom lui tendait.
— Merci beaucoup Lucas, dit Paul, en premier.
— Encore une fois, merci vraiment… On a une surprise pour toi, c’est pour te remercier. Mais d’abord, ferme les yeux !
Lucas se prêta au jeu sans se faire prier et sentit quelque chose de doux autour de son cou. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il admira une écharpe en laine tressée.
— Vous êtes adorables vous deux, il ne fallait pas !
Marie venait de sortir de l’arrière cuisine.
— J’espère que tu ne t’apprêtais pas à partir, on est samedi soir, je te rappelle, dit-elle sur un ton mi-sévère, mi-amusé, puis elle se tourna vers les deux amoureux
— Bonsoir les garçons. Alors ce week-end ? Paul, il y a une certaine Zofia qui est passée hier, avec un couple d’amis à toi, elle te cherchait.
Paul se figea d’un coup. Tom vit dans ses yeux un léger trouble.
— Ah oui ? Mais comment ont-ils su que je venais ici ?
Mais pourquoi avait-il posé la question ? Il connaissait la réponse : Barbara bien sûr. Zofia était sûrement venue avec Marianne et Tristan, ce qui voulait dire qu’ils étaient au courant qu’il fréquentait le Petit Marcel. Étaient-ils déjà venus ici eux aussi ? Il perdit son sourire. Il espérait ne pas être d’une pâleur trop visible, en tout cas, il se sentait blême. Il essaya de se donner bonne figure. Mais il ne se sentait vraiment pas bien et n’arrivait pas à cacher son trouble. Tom lui proposa d’aller prendre un verre à une table qui venait de se libérer. Paul accepta sans réfléchir.
— Ça va, Paul, qu’est-ce-qu’il t’arrive ? Dis-moi, qui est Zofia ?
— La jeune fille de la lucarne.
— Quoi ? Mais comment tu le sais ?
— Écoute Tom, une autre fois s’il te plait. Ça va trop vite pour moi.
Pourquoi avait-il le sentiment que la vie pouvait changer du tout au tout aussi rapidement ? Lui qui était entré dans ce café, au bord de l’ivresse et maintenant, c’était comme s’il venait de prendre une douche froide.
— Comment ça, trop vite ? Explique-moi ! dit Tom impatient.
— Notre rencontre, Marc, le week-end… Non, c’est moi…, dit-il confus.
Tom fronça les sourcils, alarmé.
— Honnêtement, ça ne t'a pas plu ces deux jours ensemble ? J’ai dit ou fait quelque chose qu’il ne fallait pas ? dit-il anxieux.
Paul voulut répondre, mais il se pétrifia. Zofia, accompagnée de Marianne et de Tristan, venaient à leur rencontre.
— Paul, toi ici ? Je comprends pourquoi tu ne réponds pas au téléphone et que tu n’es jamais chez toi, déclama Marianne d’un ton agressif. T’as perdu ta langue ? Tu ne nous présentes pas à ton copain ?
Paul n’eut pas le temps de répondre que Tom se leva et tendit la main en direction de Marianne qui se sentit obligée de la lui serrer. Tristan l’imita avec un grand sourire ainsi que Zofia.
— Bonjour, moi, c’est Tom, enchanté de faire votre connaissance à tous les trois.
Paul se leva brutalement, tel un automate à qui l’on vient de redonner vie. Il fit les présentations.
— Marianne, Tristan, je vous présente Tom, un copain de fac. Tom, mes amis de lycée avec qui je suis venu étudier cette année. Et voici Zofia que j’ai rencontrée à la Saint-Sylvestre.
— Oui, à notre fête que tu as honteusement quittée sans nous dire au revoir, je te rappelle, dit Marianne cinglante.
— Je t’en prie Marianne, tu ne vas pas recommencer, Paul s’est déjà excusé, se permit Tristan de peur que la situation dégénère.
— Venez prendre un verre avec nous ! improvisa Tom qui rapprochait déjà une table voisine de la leur.
— Non, non, on ne veut surtout pas vous déranger, c’est très gentil à vous, on ne faisait que passer. D'ailleurs, c'est Zofia qui a insisté pour qu’on revienne ici.
La jeune russe, les joues rougies, maintenait du bout des doigts sa longue tresse, ramassée sur le côté.
— Barbara m’a dit que je pourrais vous trouver ici. Je suis si contente de vous revoir ! dit-elle d’une voix hésitante.
— C’est très gentil à elle, répondit Paul qui ne savait pas quoi rajouter de plus.
Il se sentit mis à nu, tous les yeux rivés sur lui.
— Excuse ma curiosité, Zofia, mais je viens de faire le rapprochement. Tu ne serais pas la sœur de Barbara par hasard ? interrompit Tom.
— Oui, c’est ça. Mais comment le savez-vous ?
— Tu peux nous tutoyer, tu sais ! Un de mes amis, Rickie, sa meilleure amie s’appelle Barbara, je la connais seulement de vue. À te regarder, on devine aisément que vous êtes soeurs ! dit-il avec sympathie.
— Rickie, mais on le connaît ! Il est venu accompagné de Barbara au restaurant avec nous juste avant les fêtes ! Le monde est si petit… répondit Zofia enchantée.
— Pas si petit que ça ! On ne sait même pas qui fréquente notre soi-disant meilleur ami, ne put s’empêcher de rajouter Marianne, au bord de l’explosion.Viens Tristan, on s’en va. Je ne resterai pas une minute de plus dans cet endroit.
— Marianne, on vient juste d’arriver…
Elle avait déjà tourné les talons en direction de la sortie. Tristan remonta la monture de ses lunettes, gêné.
— Je suis désolé, Paul, je ne sais pas ce qui lui prend… toussa-t-il, embarrassé. Enfin si, je sais très bien.
Paul voulut se justifier, mais Tristan le devança.
— Si le monde ne tourne pas autour d’elle, tu sais comment elle est. Je vais essayer de la calmer… Mais cette fois-ci, ça va prendre du temps, je pense.
— Merci Tristan, je ne sais pas quoi dire, je me sens si bête, j’ai honte, dit-il reconnaissant.
Tristan lui donna une tape amicale sur l’épaule et sourit à Tom.
— Mais non, idiot, ne dis pas ça. T’es juste tombé amoureux, c’est tout. Il ne faut surtout pas avoir honte. C’est plutôt cool, non ?
Paul rêvait-il ? Comment son ami avait-il compris ? Ça se voyait tant que ça ? Touché par ces paroles, Tom lui sourit aussitôt. Zofia, quant à elle, regardait Paul, le visage tout aussi blême. Elle les salua timidement et tourna les talons.
— Ah les femmes ! Elles vont me faire tourner en bourrique.
— Je suis ravi d’avoir fait ta connaissance, Tristan. J’espère te revoir ainsi que Marianne… Quand la tempête sera calmée, dit Tom chaleureusement.
— Moi aussi vraiment. Paul nous avait dit qu’il avait rencontré quelqu’un, mais je ne pensais pas qu’il suivrait mon conseil à la lettre “Pour vivre heureux, vivons cachés”. Je plaisante Paul…
Paul avait les yeux mouillés. Tristan prit une chaise et vint s’asseoir à ses côtés.
— Tout va bien, ok ? Ça te fait beaucoup d’émotions, à ce que je vois. Tu sais, à moi aussi. Sache que ça ne me pose aucun problème. T’as bien compris ? On en reparlera tous les deux plus tard si tu veux, dit-il sur un ton apaisant.
Paul se moucha et se ressaisit.
— Merci Tristan… Merci… Je ne sais pas comment te remercier. Tu viens de me rappeler que j’avais un véritable ami, réussit-il à dire confiant, la tête un peu étourdie.
— Et je compte bien le rester encore de longues années ! dit-il satisfait de le voir en partie rassuré.
Paul finit par esquisser un sourire. Tristan se leva.
— Je dois filer, à très bientôt.
Il prit Paul dans ses bras.
— Je me sauve sinon elles vont me tuer. Prends soin de toi et profite, lui chuchota-t-il dans l’oreille, avant de sortir du café.
Paul souffla un bon coup, les mains encore tremblantes, posées sur ses genoux. Il regarda Tom dans les yeux.
— Je suis ridicule, hein ? Je me sens au-dessous de tout.
— Je sais ce que tu ressens, crois-moi. C’est pas facile, mais c’est inévitable. Tristan a l’air d’être quelqu’un de formidable. Tu as de la chance de l’avoir comme ami. Tout va bien se passer, j’en suis sûr. Il faut juste que le temps fasse son œuvre.
— Pourquoi tout semble si facile avec toi ?
Au lieu de lui répondre, Tom l’embrassa. Paul répondit à son baiser, mais il ne put s’empêcher de vérifier que personne ne les regardait pas. Il croisa le regard d’une cliente qui ne semblait pas du tout choquée de les voir ensemble.
— Houuu les amoureux, dit une voix en provenance du bar.
De dos, Tom brandit sa main, le majeur levé.
— Moi aussi, je t’aime, lui cria Lucas.
Tom espérait que Paul avait définitivement retrouvé le sourire.
— Ça va mieux ? Un samedi soir au Petit Marcel, il faut que tu vois ça. Tu vas adorer. Dans pas longtemps, la musique va commencer. On va bien s’amuser, tu vas voir !
— C’est gentil Tom, mais je ne sais pas. Je crois que je vais rentrer.
À peine avait-il achevé sa phrase qu’une musique disco se fit entendre. Quelqu’un cria Hiiiipaaaaa !!! Et aussitôt, une dizaine de clients se dirigèrent sur un petit parquet en bois, situé au fond du café. Paul aperçut pour la première fois une piste de danse, encore cachée quelques minutes auparavant par un grand rideau de velours noir.
— L’autre particularité si appréciée du Petit Marcel, sourit Tom qui regardait des filles et des garçons bouger leurs corps au rythme de la musique.
Paul, immobile, les yeux dans le vide. Tom lui prit la main pour l’inviter à danser. Paul fit mine de résister avant de se laisser entraîner sur la piste. Face à face, ils se souriaient en suivant une chorégraphie qui consistait à faire des lettres avec leurs mains au-dessus de leur tête. Paul regarda la joie si spontanée de Tom qui dansait. Son visage s'éclairait à chacun de ses mouvements et quand il souriait, c'était un vrai sourire, comme s'il s'amusait du fond du cœur. Il ne put s’empêcher de repenser aux paroles que lui avait dites Rickie le 31 décembre. Qu’est-ce qui l’empêchait de profiter ? N’avait-il pas dit à Tom que son programme pour les prochaines années était d’être heureux ? Il se sentait tellement bien ici, malgré la peur qu’il ressentait au fond de lui. Les yeux fermés, il se laissa aller à tourner sur lui-même, sur un deuxième morceau encore plus entrainant que le premier.
*
Tristan finit par retrouver Marianne, seule, dans une rue faiblement éclairée. Essoufflé, il s’arrêta net devant elle, évitant de justesse une grande flaque d’eau. Elle était hors d’elle, les yeux plein de larmes. Pourquoi avait-elle l’impression que Paul l’excluait de sa vie ? Elle se sentait abandonnée, humiliée. À ce moment précis, elle aurait donné n’importe quoi pour retrouver son ami du lycée. Tristan s’avança dans la flaque pour la prendre dans ses bras, mais elle recula d’un pas, par réflexe. Elle se sentait trahie. Le reflet de sa silhouette se brouilla et disparut à la surface de l’eau, laissant de petits halos se former autour des pieds de Tristan. Marianne lui parut alors d’une grande fragilité. Il n’insista pas. Le regard perdu de son amie avait beau l’émouvoir, il s’étonnait de ses sentiments partagés. La personne qu’il avait le plus envie de rassurer était son ami. Pourtant, il l’avait laissé, sonné par ce qu’il lui avait révélé malgré lui.
— Où est Zofia ? demanda-t-il sèchement.
— J’ai été odieuse...elle a préféré partir.
Ils n’échangèrent pas un seul mot dans le bus qui les ramena chez eux. Seule, adossée au fond du bus, Marianne resta les mains dans les poches, la tête boudeuse. Quelques sièges devant elle, les vibrations et les vrombissements du bus bercaient Tristan. Son corps épousait chaque virage. Il regardait les rues défiler devant lui. Paul, amoureux d'un garçon ! Qui était ce Tom ? Il n'en revenait pas. Il s’étonnait lui-même d’avoir tout de suite compris. Leurs regards, leurs attitudes à tous les deux. L’avait-il toujours su inconsciemment ? Peut-être. Était-il si étonné que ça ? Non pas vraiment. Il était avant tout ravi pour lui. En réagissant comme il l'avait fait, il s'était trouvé plutôt à la hauteur. Pourtant, un sentiment d'étrangeté s'empara de lui. Il essaya de se mettre à la place de Paul un instant. Il n'avait jamais embrassé un garçon de sa vie. Il tentait de se voir dans les bras d'un homme. Après tout, n'était-ce pas plus facile puisqu'on connaissait déjà l'anatomie de l'autre ? Il sourit à cette idée qui ne lui était jamais venue à l'esprit. Avant de rencontrer Marianne, il s'était déjà imaginé faire l'amour avec un homme, lorsqu'il s’adonnait à des plaisirs solitaires, comme pour comparer, essayer, tester les multiples possibilités que lui offrait son corps. Il avait gardé ça pour lui et en avait un peu honte. Non, décidément, il était bête de tout rapporter au sexe. Paul était avant tout amoureux, certes d'un garçon, mais amoureux avant tout. Allait-il pour autant le considérer différemment à compter d'aujourd'hui ? Cette révélation allait-elle tout changer entre eux ? Il espérait que non.
Ils arrivèrent à leur appartement, Marianne resta prostrée dans un mutisme toute la soirée. Une fois couché, Tristan essaya de la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa vivement. Il se retourna et remonta la couverture.
— Il faudra bien qu’on en parle. Tu vas pas faire la gueule éternellement.
Il éteignit sa lampe de chevet. Marianne demeura silencieuse. Tristan restait éveillé à l'affût d’une réaction, aussi minime soit-elle. Il entendait sa respiration. Il savait très bien qu’elle ne dormait pas. Demain serait un jour difficile, car il faudrait bien crever l’abcès entre eux.
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