Toutes les pierres de la maison

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Il était une fois une fille qui vivait chez ses parents.
Un jour qu'elle se grattait le nez, un ouragan gigantesque surgit de nulle part et décrocha la maison du sol. D'une seule bourrasque, murs, parents, meubles et jouets furent arrachés. Il ne resta plus dans le jardin qu'une petite fille, un baluchon, et une pierre qui ne devait pas être très bien accrochée à son mur puisqu'elle était tombée.
La fille ramassa la pierre, qu'elle mis dans son baluchon, et se trouvant seule et sans rien de prévu, pris la route vers l'inconnu.

Elle marchait seule et elle marchait bien. Ce bon vieux chemin ne lui inspirait que de la confiance, et elle était certaine de trouver très vite ce qu'elle semblait chercher.

Sur le bord du chemin, elle croisa d'abord une maison verte. Dans cette maison tout y poussait : il y avait des vaches dans le salon, des tournesols dans les toilettes, des radis dans la baignoire et des écureuils dans les placards. Emerveillée, elle explorait la maison pas à pas, en prenant garde de ne rien écraser... c'était bien difficile tant la maison regorgeait de petites bêtes, d'insectes et d'animaux en tous genres, sans compter les plantes, les fleurs et les buissons ! Et elle, curieuse, gourmande, voulait tout voir, tout manger de ses yeux.
A chaque angle, c'était une surprise, une splendide découverte. Au dernier angle pourtant, ce fut la plus belle de toutes: un grand cerisier, tordu, vieux, mais très noble, étirait ses branches dans la cage d'escalier, et le lierre sur les murs, ignorant les tableaux et les marches, lui faisait la course jusqu'au premier étage. Elle se mit pieds nus, et courrut les rejoindre. En haut, c'était un parterre de choux-fleurs, de mousse et de gazon qui tapissait le couloir, et c'était très doux sous les pieds. Elle gravit encore une petite échelle entourée de courges, et elle fut au grenier.
Ce grenier fut une chambre merveilleuse - comme un lit de soirs d'automne dans lequel elle pouvait se rouler et s'endormir chaque nuit. De jour, la grande bâtisse bruissait des craquements du bois, des petites pattes, des petites griffes et des gros sabots qui raclaient le sol de la maison. Mais lorsque toute cette chaude vie dormait enfin, elle pouvait encore sentir l'humus, et les plantes pousser au creux de son oreille, et c'était comme un grand drap de feuilles qui la berçait doucement, l'enveloppait, et l'apaisait.

Pendant plus d'un an elle habita cette maison, car elle s'y sentait merveilleusement bien. Jusqu'au jour où un petit air frais, un petit courant d'air de rien du tout, vint lui chatouiller les narines. Aussitôt, elle reconnut l'ouragan.
Précipitemment, elle pris une pierre du jardin qui était couverte de mousse, la glissa dans son baluchon, et reprit la route vers l'inconnu.

Sur le chemin, elle sentait encore l'ouragan. Il était là, presque invisible, et il la narguait, se couvrant de feuilles tourbillonantes et dansant devant elle. Elle avait peur de lui. Elle ferma les yeux pour ne plus le voir, et marcha plus vite encore vers l'inconnu...

La voilà qui passait devant une nouvelle maison. Impossible de la manquer: de derrière la haie pourtant très haute et très épaisse montait une symphonie incroyable, et des rires si vrais et si forts, qu'elle n'avait plus qu'une seule envie, c'était de rire avec eux. Elle franchit le portail, et la musique se fit encore plus vive et plus forte ! Et devant ses yeux s'ouvrait un jardin gigantesque où poussaient des yourtes et des cabanes en tous genres. Elle compris alors que la musique venait en fait d'une multitude d'endroits différents, des musiciens en équilibre sur des scènes improvisées, sur une table, dans un lac, sur un toit, sur des chaises ou les uns sur les autres, et tout autour d'eux, un brouhaha incessant de gens qui dansaient partout et dans tous les sens, se bousculant et trébuchant en riant sans cesse. Il y avait des gens debout qui couraient en en poursuivant d'autres, des gens assis seuls, assis en cercle ou assis de biais, et des gens allongés sur d'autres gens par terre, dessous les arbres et dessus le gazon, en pleine sieste, en plein discours, en plein bisou. L'air portait une forte odeur de patate chaude et de bière fraîche. Mais aucune trace du courant d'air: elle était soulagée. Avant qu'elle ne puisse faire un pas de plus, un badaut l'attrapait par le bras dans une farandole de gens qui dansaient deux par deux.

Elle ne dormait plus la nuit, simplement, elle laissait la fatigue s'emparer d'elle, si bien qu'elle ne sut jamais combien de temps elle resta parmi eux. Un matin pourtant, la grande danse des gens n'eut plus le même goût pour elle. Plus la même odeur. En fait plus rien autour d'elle elle n'avait d'importance... car de nouveau, un petit air de rien du tout, un petit air frais et doux était venu lui chatouiller les narines. Et elle ne sentait plus que lui.
Ramassant une pierre grise dans la poussière du sol, elle mis l'épaule au baluchon et quitta le jardin des gens, 12 rue des Loutres, portillon rouge à Chaux-les-Sables.

Elle sentit soudain qu'elle marchait très vite vers l'inconnu, qu'elle s'y précipitait même. Elle avait la vue trouble et le sang chaud. Même les arbres les plus solides, même les maisons les plus dures seraient arrachées par l'ouragan, se disait-elle. Après tout ce n'est qu'une question de temps. Et comme elle disait tout cela, les arbres et les maisons tout autour d'elle ramolissaient.
Alors, elle fuyait.

Perdue dans ses pensées, aveuglée par la peur, elle ne s'était pas rendue compte qu'elle quittait la terre ferme, et s'avançait maintenant sur un ponton de bois frêle en plein océan. C'est ainsi qu'elle entra dans la troisième maison.

La demeure se tenait là, tremblante et sombre, au milieu de la mer. Toute la maison se balançait dans le vent, craquait sur pilotis. Comme autant de peintres fous, les vitre brisées touillaient le noir de l'océan et le sombre bleu du ciel dans leurs reflets acérés. Mais elle ne vit rien de tout cela. C'est en entendant claquer la porte derrière elle qu'elle se rendit compte où elle avait atterri.
Dans le salon, un couple de vieils hommes assis, silencieux. Sur la table grise, un jeu de carte qu'ils ne quittent pas des yeux. Le vacarme autour d'eux est total, la maison toute entière hurle à travers ses planches et pour cause: le salon ne cesse de se tordre, murs et plancher confondus, d'avant en arrière et de haut en bas, et les vieils hommes au centre, immobiles. La scène est insoutenable.
A l'étage elle s'enfuit, mais pas un morceau de pain ou un coussin pour la réconforter. Essouflée, elle trouve une chambre d'enfant aux murs défraichis. Elle s'avance, la maison hurle, deux jeunes filles immobiles, silencieuses sont assises par terre. Entre leurs cuisses un jeu de dés. La pièce toute entière tangue et se renverse, les meubles vont s'écraser contre les murs, viennent s'écraser dans l'autre sens. Puis ce sont les baleines, ce sont les mouettes qui se mettent à hurler, et ce sont milles et milles cris atroces qui viennent percer les murs, et c'est comme si le règne animal tout entier mugissait ensemble dans son oreille, dans son oreille, encore et encore.
Elle court, elle panique. Aucune issue, aucune porte ne s'ouvre, tout se ferme sous ses doigts.
Après des heures interminables à chercher la moindre ouverture, elle finit par croire qu'elle mourra ici de fatigue, elle va renoncer, elle allait renoncer, elle était sur le point d'abandonner lorsqu'elle sentit du bout du nez... un petit air, un petit air de rien du tout, flotter au dessus de la mer. Le petit air se fit plus grand, se fit plus fort, se fit terrible et brusquement, brisa la maison. Dans un dernier cri, le manoir s'éleva dans les airs, se disloqua, et les planches s'envolèrent en grognant vers les nuages, vers le gris, et plus loin, vers le ciel.

Il n'y avait plus sur le ponton qu'une fille, un baluchon et un galet. Elle pris le galet d'une main et le baluchon dans l'autre, et reprit sa route vers l'inconnu. La mer et le ponton ne seraient bientôt plus qu'un souvenir.

La longue route avalait tous ses pas, mais elle, courageuse, marchait toujours plus loin.
Cette fois, elle ouvrait grand les yeux, et grand les narines. Elle suivait le petit air frais.
Et elle le suivit longtemps. Partout où elle allait, dans chaque maison et dans chaque champs, chaque fois qu'elle s'arrêtait elle pouvait sentir l'ouragan. Il balayait ses cheveux en rigolant, ou se tapissait dans son écharpe, mais s'envolait aussitôt qu'elle tentait de l'attraper.

Elle vit encore beaucoup d'autres maisons.
Il y avait un lourd château aux tours solides et claires, indomptable, fier. Il y avait un immeuble nu. Il y avait encore un moulin en ruine, sec de vent, vieux d'avoir trop attendu l'ouragan. Il y eut aussi une cabane tremblante près d'un ruisseau tremblant, un abri de branches au creux d'une île vierge, une bastide sans fenêtres, une barque retournée, un camion aménagé. Mais chaque fois qu'elle s'arrêtait, aussitôt l'ouragan fuyait. Alors elle reprenait son baluchon, prenait une pierre pour se souvenir, et continuait son chemin.

A force d'y entasser des pierres, son baluchon était devenu très lourd. Mais elle marchait, toujours. Avec la même détermination, le même courage, le pied alerte, le nez au vent et l'oeil au vif.
Parfois elle trébuchait. Oh rien de grave, tout le monde trébuche un peu sur son chemin, et puis elle se rattrapait toujours, d'un coup de hanche, hop ! se redressait. Mais chacune des pierres pesait dans le baluchon. Chacune d'elles heurtait chacune des autres, et c'était comme si les pierres étaient prisonières d'un bocal dans son crâne où elles se se pokaient régulièrement, frappant ses tampes, frappant le pas.

Si bien qu'un jour, vers midi, sur un sentier pourtant facile et sans encombre, elle tomba.

Lourdement.

De tout son long.

La chute lui sembla durer... une éternité.

Elle se rappela ses parents emportés par l'ouragan, et les maisons qu'elle avait traversées. Tous ces gens qu'elle avait connus, toutes ces pierres qu'elle avait ramassées, et qui cliquetaient sur la route au rythme de ses pas. Elle se souvint des montagnes, des arbres, des fleuves et des ruisseaux, et surtout de la mer, et des prairies infinies qui couraient sur l'horizon jusqu'au soleil très loin, des forêts aussi, et des montagnes ! et des arbres et des fleuves !
Son baluchon se déchira au sol dans un grand fracas, et impuissante, elle vit les pierres s'étaler au sol tout autour d'elle.
Elle était fatiguée. Elle était... seule.
Elle se mit à pleurer.

Quand elle eut pleuré tout ce qu'il y avait à pleurer, elle trouva la force de se relever.
Et derrière sa frange, quelque chose avait changé.

Le chemin au devant d'elle était parfaitement lisse. Les pierres et le baluchon, qu'elle avait vu se fracasser tout autour d'elle, avaient disparu. Et parmi les blés, dans le champs qui bordait maintenant la route, se tenait sa maison.

C'était une maison avec presque pas de murs. Elle était simple et belle.
Elle passa le pas de porte, timidement. Un petit air frais et doux circulait dans la maison, soulevait doucement les rideaux sur son passage. Il y avait des tapis. Il faisait beau. Le temps était comme suspendu.
Elle s'assit dans un fauteuil et regarda le jour caresser les pierres de la maison. Du doigt, elle suivit le soleil et toucha les pierres. Elle prit une large bouffée de soleil, et sourit.

Tout était là. Il y avait peu de choses, mais tout était là.

Et tout était bien.

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