En un instant, ma vie toute tracée s’échoua sur le bitume. Oh non, je n’étais pas morte. Pire encore : je bossais pour un archange égocentrique et totalement immature.

Cette soirée-là était la plus chaude de l’année. Le florilège des mystérieuses lumières de Paris qu’offrait la vue panoramique du 34, mutait chaque nuit. La Tour Eiffel brillait de mille feux faisant de l’ombre à celle de Montparnasse. Les voitures en mouvements ajoutaient des touches lumineuses aux rues bien habitées pour l’heure. J’aimais la ville peinte d’obscurité aux aventures aussi insolites qu’intrigantes : en bas, tout pouvait arriver.

De ma position, mon ego vous dominait, même pour un court instant. J’avais l’impression d’être quelqu’un. Quelqu’un de valeur. Peu importait notre milieu social, nous avions tous besoin de reconnaissance. Alors, nous nous lancions dans une lutte acharnée pour faire partie de la société. Et si notre nom ne valait rien, nous créions une nouvelle identité, celle du numérique.

Internet avait démocratisé la célébrité, si bien qu’aujourd’hui, Marie, du haut de ses 13 ans, avait plus de followers sur Tik-tok qu’un artiste de classe internationale. L’argent était remplacé par des likes, la délation par des tweets, la sécurité par des bots, la beauté par des filtres. Pourquoi continuer de travailler pour quelqu’un d’autre à la sueur de son front, dans ce cas ?

Finalement, l’État avait engendré des baby-CEO de start-up éphémères, dont l’objectif était de braver les interdits afin d’augmenter une audience d’inconnus. Tout ceci dans l’espoir d’avoir un semblant d’utilité. Le Mc Do de la data, où vosinformationspersonnelles.txt valaient plus que les sous que vous avaliez chaque début de mois.

[Oberas] - La fête est au vingtième étage. Ça commence dans quelques minutes.

[P] - Je suis au 34. Je tente l’infiltration.

Téléphone en main, je supervisais mon application de piratage dans un des fauteuils les plus reculés du bar. Il se voulait design pour attirer une clientèle aisée. Son plafond de stalactites lumineux surplombait les murs capitonnés de similicuir. Entre rires et discours amusés, les gens s’oubliaient déjà dans les méandres insolites de l’alcool, sous fond de lumières tamisées et de musique lounge. Personne ne me prêtait attention. J’avais tout le loisir de les voler. 75 $ pour un compte Facebook, 30 $ pour une carte bancaire. En récupérant les identifiants d’une dizaine de personnes, ne serait-ce qu’à cet étage, j’aurais assez pour le loyer de ce mois-ci. Mais ce soir, j’étais surtout là pour l’entreprise Novo Life. Notre victime était un de leurs employés.

Moi, un escroc ? Non, absolument pas. Cela faisait plusieurs semaines que nous lorgnons, Obe et moi, sur les activités de la compagnie dont les cadavres débordaient de leurs placards. Nous les soupçonnions de trafiquer des matériaux pour des lobbyings pharmaceutiques. L’événement privé de ce soir tombait comme une bénédiction pour nous. Ce dernier n’allait pas tarder à commencer, aussi je me hâtais en allumant mon laptop.

La sensibilisation à la cybercriminalité n’étant pas encore à la mode, il me fallut quelques minutes seulement pour hacker le wifi de l’hôtel. Les gens se vantaient souvent d’acheter des followers pour leurs réseaux sociaux, mais à côté, ils n’étaient même pas foutus d’utiliser un autre mot de passe que 12345678.

Ce soir, c’était sniffing. La technique consistant à créer un faux wifi en tout point similaire à l’existant afin que les gens s’y connectent gratuitement. Tout ce que vous faisiez, tous les sites que vous visitiez, nous le vîmes également.

[Oberas] - P., c’est lancé ?

[P] - Oui. Combien de temps avant l’alerte ?

[Oberas] - Environ une heure avant que le staff revienne. On est large.

Obe fut ma première bouée de secours. J’eus la chance de tomber sur lui via un forum peu recommandable et jugé complotiste. Je cherchais toutes informations susceptibles de me convaincre de ne pas me faire enfermer chez les tarés du bocal. Je traînais trop de questions sans réponses. Pourquoi mes songes m’amenaient sans cesse dans les rues de cités inconnues, à l’architecture complexe, regorgeant d’habitants aux pouvoirs extraordinaires ? Pourquoi des visions hachurées de villes englouties ou de temples antiques me prenaient quand j’avais le malheur de toucher des objets ou monuments historiques ? Pourquoi, encore, avais-je la sensation d’apercevoir des formes opaques et bleutées du coin de l’œil ? Pourquoi avais-je l’impression de ne pas du tout faire partie de ce monde ? Oberas m’apporta un nouvel espoir à travers Internet.

Il me fit comprendre que le web regorgeait de bien plus d’informations compromettantes et cachées que tout ce que j’imaginais. Ainsi, je pourrais peut-être trouver mes réponses par le hacking. Durant deux ans, il m’apprit tout sur la programmation : les différents langages, comment hacker des entreprises, des particuliers, plusieurs tactiques de piratage. Puis me laissa plonger dans le grand bain à faire mes propres attaques.

[P] - Je connecte l’appli. au wifi.

[Oberas] - Parfait. Dans une minute, j’aurais la main sur toutes les connexions.

Bien sûr, j’avais hacké de nombreuses bases de données de musées ou d’instituts archéologiques dans plusieurs pays. Mais rien ne se rapportait à ce que je voyais dans mes rêves. Ni aux objets à la technologie complexe que je dépeignais dans un carnet. Le Deep Web m’en apprit davantage sur la décadence humaine que sur mes propres interrogations. Cependant, mon injustice s’éprit de voler les voleurs, m’apportant la sensation d’être utile, en quelque sorte. Sans oublier que l’argent me permettait de manger.

Oberas apprécia d’emblée mon côté Robin des bois même s’il voyait en moi davantage un nouveau moyen de rémunération qu’autre chose. Aussi, nous montions des business à récolter des données pour des clients anonymes. Je n’avais jamais connaissance de leur nom, mais je mettais un point d’honneur à vérifier que nous escroquions des méchants avant d’accepter quoique ce soit. Le sentiment de contribuer à un monde meilleur, d’une certaine façon, était une sensation très agréable.

[Oberas] - La récolte a commencé. Je garde un œil sur la sécurité. Fais attention de ton côté. Fonds-toi dans la masse.

[P] - Bien reçu.

Je posais mon laptop sur la petite table et commandais un Cuba Libre. Un petit brin d’exotisme pour effacer mon coup de barre naissant. Puis je me perdis à nouveau dans la contemplation du panorama parisien avant qu’un homme au costume élégant s’approche de ma table. Je fermai naturellement mon ordinateur et le posai près de mon sac, puis me concentrai sur mon téléphone, l’air de rien.

• Puis-je ?

J’acquiesçais en silence. Il observa ma tenue avant de s’asseoir dans un sourire. Les robes ras les miches, ça faisait toujours fureur apparemment. Son parfum, boisé voire chypré, embaumait abruptement mon espace vital. Il puait le fric à cent pas.

• Bonsoir, Mademoiselle.
• Bonsoir.
• Vous venez souvent au 34 ?

Pour l’oscar de la drague, c’était foutu.

• Non, c’est la première fois. J’aime bien la vue.

Il secoua son cocktail coloré avant de le porter à ses lèvres. Puis ses jambes se croisèrent l’une sur l’autre.

• Moi aussi. Que faites-vous dans la vie ?
• Je bosse dans l’import-export.

J’importais des données volées et je les revendais. Qui a dit que c’était un mensonge ? Ses boucles blondes aux oreilles se soulevèrent lorsque des personnes revinrent du balcon en ouvrant la porte. L’air frais mélangé au tabac froid me monta aux narines. Mais c’était mieux que le parfum du blondinet qui me donnait presque la migraine.

• Moi aussi ! Quel genre de produit ? Artisanat, santé, militaire ?
• Un peu de tout.
• En ce moment, le business est sur la santé. Les Big Pharma ont monté en bourse et certaines frontières sont moins taxées.

Je grimaçais. La causette ne m’intéressait déjà pas. Mais face à un requin qui se faisait de l’argent sur le dos des contribuables, encore moins. Son discours suivant, sur l’actualité pharmaceutique, me le fit soupçonner de s’être égaré de la soirée, quelques étages plus bas. Je le coupais :

• Vous êtes ici pour un événement spécial ?

Il héla le serveur pour commander un autre verre. Sans me demander, il indiqua le mien également. À croire qu’il avait l’habitude de tout contrôler. Un fils à papa, probablement ?

• Oui. Nous fêtons les chiffres de l’année dans une salle privatisée de l’hôtel.
• Dans ce cas, pourquoi n’y êtes-vous pas ?
• Je préfère la vue d’ici.

Évidemment, il ne parlait pas du panorama. Son sourire malicieux appuya ses propos. Je soupirais. Encore quelques minutes à tenir, Perlie. Oberas me dirait de continuer de converser avec cet homme. Pour jouer le change et éviter d’éveiller des soupçons. Mais il me tapait déjà sur les nerfs. Le serveur apportera nos verres et l’inconnu leva le sien vers moi pour trinquer avant de l’offrir à ses lèvres pleines. Je reposais le mien après une grande gorgée.

• Vos yeux sont fascinants.

Je m’y attendais. Vert d’eau est la couleur exacte de mes mirettes. Une coloration claire et vive assez rare qui ne passait jamais inaperçue. Encore un qui voulait probablement une barbie d’un soir. Encore quelques minutes et il me parlera probablement de mes cheveux ou de mon sourire. Qui vote ?

• Merci.

Je me forçais à sourire. Peut-être un peu trop.

• Vous sentez-vous bien ?

En tournant la tête vers mon reflet dans la baie vitrée, j’y discernais davantage une grimace qu’autre chose. Je raclais ma gorge en cachant ma bouche du poing puis me reconcentrais sur l’inconnu. Son téléphone vibra, le détournant de moi quelques instants. Ouf. Je répondis naturellement :

• Le cocktail probablement. Il a dû être trop dosé.

Ce fut au tour de l’homme de soupirer. Il fronça les sourcils et héla de nouveau le serveur.

• Je m’en doutais. Le mien n’est pas fameux non plus.

Il se redressa sur son siège et leva son verre à l’intention du serveur.

• Mon cocktail n’est pas assez dosé et celui de mademoiselle l’est trop. C’est inacceptable pour un hôtel avec autant de réputation. Refaites-moi un Martini et le… Cuba libre de cette jeune femme.

Le serveur, tendu, se confondit en excuse avec un accent éloigné puis reprit nos verres, avant de hâter le pas vers le comptoir déjà bien entouré. Je me sentis rougir et serrais des dents. Cette situation me faisait honte. À des centaines de mètres au-dessus de tous les parisiens, je ne me sentais pas encore assez en hauteur pour me comporter ainsi. Peut-être était-ce ce qui nous différenciait des gens de la Haute. Eux, ils n’avaient pas besoin de monter.

• On aurait dû organiser la soirée ailleurs, je le savais. Il n’y a que des incapables de nos jours.

Je voulais lui balancer mon téléphone dans sa jolie frimousse. Son comportement capricieux me confirma bien ses origines aisées à jouer de tout avec une telle facilité. Il vivait probablement dans le 92 voire les 16e, 8e ou 9e, les arrondissements les plus riches de la ville. Certainement dans un appartement faisant dix fois ma boîte à chaussure qui me servait de studio. Ces parisiens-là étaient encore plus méprisés que tous les autres. Tout le monde détestait ceux qui vivaient dans l’opulence.

• Cessons cet aparté et reprenons là où nous en étions.

À ma main dans ta tronche. Oberas sonna le gong de fin avec un message.

[Oberas] - Récolte terminée. Tu peux t’en aller. À moins que tu préfères continuer de te faire draguer ?

Je souriais. Comment faisait-il à chaque fois pour tout savoir ?

[P] - C’est mon téléphone ou mon ordinateur qui est sur écoute ? À moins que tu aies accès à la caméra dans le fond à droite ?

• Qui vous rend joyeuse à ce point ?
• Un ami qui veille un peu trop souvent sur moi.

Je commençais à ranger l’ordinateur dans mon sac à main.

• Il en a de la chance.

Le serveur arriva avec les deux verres, les posa et attendit l’aval de l’inconnu. Ce dernier le dégagea d’un simple geste de la main. Le regard humilié de cet employé me peina.

[2000 mots]

• La chance de quoi ?
• D’être votre ami. Vous partez ?

Ses yeux bleus semblaient vraiment attristés tandis que je me levais en ajustant l’anse de mon sac sur l’épaule.

• Je suis attendue ailleurs malheureusement.
• Comment puis-je vous revoir ?

Je portais le verre aux lèvres et le descendis d’une traite. J’allais probablement le regretter mais je ne voulais pas gâcher les euros que j’avalais goulûment.

• Jamais.

Sur ce, je m'enfonçais dans les méandres des groupes de gens alcoolisés.

[Oberas] - Avec ce que tu portes, fais attention à ne pas attraper froid.

La caméra. C’était toujours la caméra.