Mes yeux s’ouvrirent dans le noir absolu, je ne sentais rien. Des lumières apparurent au loin et grandirent à mesure que ma curiosité s’en approchait. Une sorte de poussière lumineuse m’entoura, apportant des nuées violettes et roses aux camaïeux infinis. Des filaments bleutés et blancs étincelants dansaient au-dessus de ces nébuleuses. Les premières lueurs, telles des étoiles, brillaient d’intensité au centre de ce tableau d’un noir profond. Étais-je dans l’espace ? Était-ce des planètes ? Des milliards de points parsemaient cette toile d’obscurité. Plus je m’approchais de ces sept sphères enveloppées de nuages incandescents, mieux je me sentais. Au milieu de ce cosmos, sans peur, je volais.

L’intensité de la voix qu’accueillit mon esprit me fit sourire avant que je m’en aperçoive :

• Nous sommes si heureux de ton éveil, chère sœur.

Une montée de larmes s’invita dans mon être et je compris que je pleurais sans en ressentir la matière.

• Qui êtes-vous ? Pourquoi suis-je ici ?
• Nous sommes Toi. Tu es Nous. Je m’appelle Sion et je viens à toi au nom de la Source de Toutes Vies.

Je perçus des images de villes utopiques et d’êtres bienveillants en combinaisons futuristes, ressemblant étrangement à ces entités surnaturelles que j’avais pu dessiner jadis.

• Tu viens de subir ton Activation. Ton âme a décidé qu’il était temps pour te préparer à ta mission sur Terre.
• Quelle est-elle ?
• Sauver l’humanité.
• Que va-t-il nous arriver ?
• Cela, c’est à l’humanité d’en décider.

Je me sentis tirer en arrière et revenir à toute vitesse de nouveau vers ce noir absolu.

Une douce voix de femme me ramena de ce voyage étrange dont je me souvins parfaitement pour une fois. Mais la peur de m’être réveillée dans un endroit inconnu balaya mes souvenirs dans un coin de mon esprit.

• Elle est humaine.

Un homme la contredit :

• Si c’était le cas, elle serait morte ou en pleine mutation.
• Si elle était devenue un déchu, son physique aurait changé depuis plusieurs heures déjà. Tu vois un changement, toi ?

J’étais allongée mais ne reconnus pas les formes moelleuses qui m’emmitouflaient. Ce n’était pas mon lit. Les bruits environnants divergeaient également de mon sommeil quotidien. Les gyrophares des pompiers quand ce n’était pas ceux de la police ; les pas de mes voisins et le frigo qui vibrait au gré de ses envies. À la place, l’odeur de sable et de forêt m’envahit les narines.

• J’ai refait deux fois les analyses, Theodard. Elle est humaine. Mais j’attends d’autres résultats pour le sang.
• Elle a survécu par deux fois à une morsure d’un involutif. Le déchu est bien mort, pourtant. Comment expliques-tu cela ?
• Je n’ai pas encore d’explications justement.
• Son odeur, Lyndis ! Je n’ai jamais senti une odeur pareille chez un humain. Toi, si ?
• Elle pourrait être une Sinem.
• Les Sinems n’ont aucune force. Tu vois bien les blessures sur le déchu. Aucun humain n’est assez fort pour se défendre aussi longtemps. Ni pour en tuer un.
• Elle s’est réveillée.

En me relevant, je me sentis courbaturée comme si on m’avait roulée dessus. La bouche pâteuse et un mal de crâne naissant, je découvris les deux êtres assis à une petite table aussi claire que ses sièges en plastique. Des appareils médicaux s’accumulaient sur ma gauche dont certains reliés au fil de mon avant-bras. Mes poignets, encerclés par des bracelets, étaient attachés au lit. J’avais été lavée, mes cheveux détachés et je portais une sorte de blouse d’hôpital.

• Humaine, de quoi te souviens-tu ? Quelle est ton ascendance ?

Brutal, l’accueil. Un homme en tweed rayé sur une chemise claire se tenait droit, au bout du lit. Ses rides naissantes et ses joues creusées sur une peau légèrement hâlée lui donnaient la quarantaine. Mais ce qui m’interpella fut la couleur de ses cheveux coiffés. D’une base brune, plusieurs mèches peignaient, avec infinie, une forêt automnale et de la sève semblait vivre dans ses iris. Il s’approcha et ses effluves forestiers se firent plus denses. Nerveuse, je tentais de sortir du lit mais les menottes de cuir bloquèrent mon geste.

Une petite femme aux courts cheveux d’ébènes et aux yeux ambrés le fit reculer d’un geste. Elle portait une sorte de blouse blanche très moderne.

• Bonjour Perlie, je m’appelle Lyndis. Tu es à l’Athén… En lieu sûr. Les attaches sont une simple formalité. Tu ne crains rien, nous ne te ferons aucun mal.
• Est-ce que je suis en prison ?

Lyndis suivit mon regard vers le mur de barrières ferrées.

• Bien sûr que non ! C’est une salle d’examen temporaire pour heu… On verra plus tard.

Elle désigna l’homme automnal en l’intimant de se reculer davantage :

• Theodard ici présent nous a contactés et nous t’avons amenée ici. Puis-je ?

Le docteur souleva mes paupières et vérifia mes yeux avec son tube lumineux.

• Toujours pas de signe d’infection. Theodard ?

Les bras croisés de ce dernier faisaient ressortir ses nombreuses séances de sport. Il acquiesça et libéra mes mains. Le docteur enchaîna en observant mes dents, ma salive, mes yeux à nouveau pendant que je me frottais les poignets.

• Peux-tu me dire comment je m’appelle ?
• Lyndis…

Elle ajouta un oreiller dans mon dos pour maintenir droite mon assise et me proposa un verre transparent.

• Bien. Bois un peu d’eau. De quoi te rappelles-tu ?

Je fronçais les sourcils à la recherche de mes derniers souvenirs. Tout me revint en mémoire brutalement et je portais la main à ma morsure. Une compresse était collée au-dessus de ma clavicule gauche. Lyndis me rattrapa la main et l’éloigna. Sa peau était douce et très chaude. Elle sentait le sable chaud.

• Elle n’est pas entièrement guérie. Tu devrais éviter de la toucher.
• Qu’est-ce qui m’est arrivée ?

Theodard prit la parole :

• Tu as été mordue par un déchu. Puis nous t’avons amenée ici pour découvrir si oui ou non, tu as été infectée.
• Qu’est-ce qu’un… déchu ?
• Un esprit désincarné qui a pris forme dans notre dimension. Un échange de sang peut infecter son hôte et le posséder plus ou moins en quelques heures. As-tu bu son sang noir ?

Me replonger dans l’action me fit grimacer comme si je subissais à nouveau ses attaques. Je me souvins très bien avoir arraché la peau de son avant-bras.

• Suis-je devenue… Suis-je possédée ?
• C’est justement ce qu’on se demande !
• Theodard, un peu de patience… J’ai fait des analyses de sang, Perlie, tu es bien humaine. Mais on ne s’explique pas comment tu as pu réussir à survivre face à un déchu. À présent mort.

Theodard détourna le regard. En savait-il plus que le docteur ?

• Ça veut dire que je vais devenir… l’un d’eux ?

La panique frôla mon esprit. Plutôt mourir que de devenir le monstre de la ruelle. Lyndis remonta les couvertures sur mes jambes et je me resservis de l’eau.

• Probablement pas. Tu es hors de danger.

En portant le verre à ma bouche, je fixais soudainement mes mains. Puis mes doigts. Ils étaient purs, sans souillure. Pourtant un flash me revint et je vis du sang noirci dans mes paumes. Suivi d’une autre vision du corps tuméfié et troué de cet être immonde. J’en lâchai mon verre et enserrais mes genoux comme pour me rassurer.

• Est-ce moi qui ai tué ce fou ?

Lyndis apposa sa main sur mon épaule.

• Nous ne savons pas qui l’a tué. Mais si c’est toi, tu nous as rendu un grand service.

Theodard me porta un regard compatissant.

• Tu l’as fait pour survivre. C’était de la légitime défense.

Ses arguments m’apaisèrent. Juste un peu. La légitime défense, c’était justifiable. C’était logique. C’était rationnel.

• Mais j’ai quand même tué quelqu’un…

Theodard, ayant repris ses cent pas, me cria soudain dessus :

• Ressaisis-toi ! C’était un meurtrier, un violeur, un voleur engendré par l’Ombre dans le bas astral.

Il s’arrêta et calma son impulsivité par une longue inspiration. Je ne saisissais pas ce qu’était le bas astral, mais ça ne sentait pas bon.

Ah ces humains… La mort fait partie de la vie… Tu as sauvé plus de personnes que tu ne le penses.

• Comment… Comment le savez-vous ?
• Tu te souviens de sa folie et de la perversité avec laquelle il t’a agressée ?
• Comment l’oublier…
• Dis-toi qu’il a agi ainsi avec plus d’une cinquantaine d’humains. Sauf que les autres n’ont jamais survécu ou ont été possédés. Et des êtres aussi immondes, il en existe des milliers. Imagine.

Il soupira et son regard s’emplit d’éclats d’un triste vécu :

• Ce sont des êtres retournés à leurs instincts les plus primaires qui ne s’arrêteront pas de tuer tant qu’ils n’auront pas rassasié leur soif de sang et de négativités pour leur maître. Le problème, c’est que l’Ombre est une éternelle insatisfaite.

J’attendis un instant de digérer ces nouvelles informations incompréhensibles et m’imaginais devenir ainsi. Mon impulsivité soudaine serait-elle une prémisse de cette transformation ? Je me remémorais ces visions qui m’avaient traversée, la fumée autour de ce… déchu. M’étais-je transformée en ce monstre ?

• Je n’ai pas soif de sang pourtant…
• Encore heureuse ! Tu peux te lever ? On a lavé tes vêtements.
• Je te laisse Lyndis, je vais faire mon rapport à la direction. Je reviens vous voir plus tard concernant leur décision.

L’homme aux cheveux automnaux soupira et sortit avec ses flagrances de pins. Je levais un sourcil vers le docteur tandis qu’elle enlevait les fils médicaux de mon bras.

• Leur décision ?
• Je vais tout t’expliquer. Avant cela, tu te sentiras plus sereine une fois habillée.

Lyndis posa mes vêtements soigneusement pliés sur le bord du fauteuil. Mes baskets étaient comme neuves à côté de mon sac de 48 heures. Elle m’indiqua la petite salle de bains de la tête avant de s’intéresser de nouveau à ses machines clignotantes. La pièce était aussi immaculée que le mobilier. Je remis mon débardeur, mon pantacourt de sport et la veste à capuche que je portais.

Après l’utilisation de la brosse à dents mise à ma disposition, je lorgnais ma tête dans le miroir et fus ébahie au point de pincer ma peau. Plus aucunes blessures n’étaient visibles ! Pareille pour mes bras ainsi que mes jambes. Plus aucune griffure, ni hématome. Pourquoi donc la morsure n’était-elle pas encore guérie ? J’étais stupéfaite. Puis mon sourire disparu. Peut-être étais-je vraiment en train de devenir un monstre moi aussi.

Un brusque flash de la veille me traversa l’esprit. Je me souvins de mes derniers mots avant de m’évanouir. Avec qui parlais-je ? Theodard ? C’était lui qui m’avait trouvée. Non. C’était autre chose de plus… puissant. Je n’arrivais pas à mettre des mots sur cette forme blanche irradiant de lumière.

• Comment Theodard m’a retrouvée ?

Lyndis sursauta, manquant de faire tomber son bloc-notes.

• Comment tu… Il nous a dit qu’il avait senti ton énergie à plusieurs rues de l’agression.
• Comment peut-il ressentir… ?

Ses yeux compatirent à mon ignorance. Elle m’avoua dans un sourire timide :

• Perlie, tu viens de mettre le pied dans un monde qui dépasse toute ta logique humaine. Viens, tu dois avoir faim.