L'homme qui aimait les femmes.
Née d’un mariage d’amour entre Bellaé la seconde fille du vicomte de Berry et Teddi Todoro le banquier de la petite communauté mêmbélé du duché, Hallaé était d’une grande beauté. Son visage en diamant aux pommettes haut placées, ses yeux en amande tirés vers le haut encadrant un nez légèrement épaté, son sourire révélant les canines acérées que ses lèvres charnues dissimulaient habituellement, sa sveltesse, la fluidité de sa démarche et la carnation de sa peau de métisse la firent surnommer la panthère noire. Mariée au banquier Ardi Mirdos, c’est elle qui prénomma leur fils aîné Jaeli. À l’époque c’était un prénom mêmbélé désuet, depuis c’est devenu le synonyme de séducteur.
Jaeli ressemblait énormément à sa mère, il n’avait hérité de son père que sa carrure, son nez droit et l’horizontalité de ses yeux.
Il fut un brillant étudiant, mais il devait ses résultats plus à ses facilités qu’à son travail. Il consacrait plus de temps aux loisirs estudiantins qu’aux cours. Il ne buvait pas plus d’alcool que la majorité de ses condisciples. Il fumait sensiblement moins de quiniquinick, de marijuana et d’opium que les fêtards invétérés. Il recracha sa première chique de peyotl. Comment peut-on aimer un truc aussi amer qui retourne l’estomac ? s’interrogea-t-il.
Ce n’était pas la vertu qui motivait sa modération, mais l’importance qu’il attachait à sa tournure et en particulier à son haleine. Il passait beaucoup de temps en compagnie d’étudiantes, attirées par lui comme les abeilles par le lierre lors de la lune du même nom.
De tout temps, il y eut des séducteurs et des séductrices sur le campus, mais seul Jaeli occupa une telle place dans la vie estudiantine. Les chroniques des sororités Liberta et Domina le mentionnèrent, quasiment chaque lune des quatre années que durèrent ses études.
Avant d’aller plus loin, il n’est pas inutile de rappeler qu’à peine vingt ans plus tôt :
En l’an 150, probablement sous l’influence de la duchesse, le duc mit fin à la campagne de peuplement malgré l’avis contraire du conseil des lords. Les femmes libérées du devoir de mettre six enfants au monde s’affirmèrent libres et maîtresses de leurs corps, les unes substituèrent à l’impératif de procréation l’abstinence, les autres le désir et la volupté. Elles firent renaître la pudeur et l’amour platonique, mais également la frivolité, le badinage et la séduction.
Jaeli était un beau jeune homme de cinq pieds dix pouces. Ses cheveux aile de corbeau, bouclés, perpétuellement dans un désordre duquel s’échappait un accroche-cœur, étaient une invitation à y plonger les doigts voire le minois. Selon leurs penchants, celles qui se miraient dans ses yeux de jais s’y admiraient ou s’y noyaient, mais toutes s’y perdaient.
Il eût pu être l’homme idéal s’il n’avait aimé les femmes. Il aimait leur compagnie, il aimait leur plaire, il aimait qu’elles le séduisent, il aimait les fasciner, il aimait partager avec elles, il aimait apprendre d’elles et leur apprendre, il aimait qu’elles l’aiment, il aimait être leur amant. En bref : il aimait aimer les femmes.
En mêmbélé, Jaeli signifie : aimé des dieux. Sans doute, avaient-ils été flattés que l’on fasse appel à eux, car ils furent généreux avec lui. Outre son charme et sa grande beauté, ils l’avaient doté d’une extraordinaire faculté d’adéquation aux attentes de celles qu’il courtisait, et de l’aptitude non moins singulière de leur faire priser l’éphémère de leurs amours.
Il aimait les femmes et elles le lui rendirent au centuple.
Dans les résidences Liberta et Domina, on dissertait du goût de ses lèvres ou de sa peau, de son odeur, de ses étreintes. On partageait des souvenirs, dévoilait des espoirs. On comparait ses différentes facettes, romantique, assurée, douce, énergique, tendre, sauvage, etc. On frissonnait s’imaginant lovée contre son corps, fondait à l’idée de l’enserrer, s’égarait brûlante de désir. Jaeli était l’objet d’une compétition entre ces confréries rivales, celles des leurs qui furent ses maîtresses arboraient un ruban ocre rouge sur l’épaule.
Dans la résidence Vertua, son nom fut souvent mentionné lors des cérémonies décadaires de contrition. Ces assemblées de jeunes femmes en chemise de drap avaient quelque chose de profondément troublant. À tour de rôle, chacune se levait, se rendait à l’estrade, faisait face aux autres et confessait ses pensées impudiques et ses rêves luxurieux – dans un silence régulièrement souligné par le frottement du tissu, tantôt sur un siège, révélant un changement d’assise, tantôt sur des jambes qui se croisaient et se décroisaient aussitôt –. Les sœurs qui passaient à l’acte étaient exclues de la sororité, celles qui l’avaient fait avec Jaeli étaient courtisées par Liberta et Domina toujours à la recherche d’un ruban supplémentaire.
Jaeli fut licencié en droit des affaires le dernier jour de la lune du chêne de l’an 174. Dès le lendemain, son père lui confia la direction de la branche crédit de la banque familiale.
Son activité professionnelle lui prit plus de temps que les études, sa vie mondaine fut moins agitée que celle qu’il eut menée sur le campus. Ses amours furent moins nombreux, mais ils le furent suffisamment pour inciter son père à anticiper un projet qu’il chérissait depuis longtemps. Un soir de la lune du sorbier au milieu du dîner familial, il le lui présenta comme une évidence, tout du moins il le tenta.
« Jaeli, mon fils, tes fredaines sont sur toutes les lèvres…
— Hi ! hi ! hi ! hi ! s’esclaffa la cadette de Jaeli.
— Linaé, pourrais-tu m’expliquer ce qu’il y a de drôle ? la réprimanda Ardi.
— Mon chéri, ne cherche surtout pas à comprendre, lui répondit Hallaé, en couvrant la main de son mari de la sienne.
— J’peux t’expliquer, moi, papa, s’exclama Romi, le benjamin en se trémoussant sur sa chaise.
— Sûrement pas, répliqua Hallaé, à moins que tu ne veuilles sortir de table !
— Ben non alors ! j’sais pas pourquoi, mais j’sens qu’on va bien… commença l’espiègle garnement.
— C’est bientôt fini ces pitreries, le coupa le chef de famille en frappant la table de sa main libre.
— On t’écoute chéri, qu’as-tu à nous dire ? l’apaisa Hallaé d’une pression de la main.
— Jaeli, tu ne peux continuer à te comporter comme un étalon sauvage au milieu de sa harde. Que dans tous les clubs, on me parle de tes bonnes fortunes ne suffisait pas. Maintenant, tout le monde fait des gorges chaudes des cornes que tu as fait pousser sur le front de l’un de nos clients…
— Père…
— Non ! laisse-moi finir. Que ce soit lui qui ait demandé à son épouse de te séduire pour obtenir un crédit…
— Mais pè…
— Tais-toi, je sais pertinemment que tu ne lui as pas accordé de prêt. Cette dame a clamé, à la cantonade, qu’outrée par la requête de son mari, elle s’est vengée en s’offrant à toi sans autre contrepartie que le plai… ne change rien. Ça ne peut plus durer. »
Jaeli écarquilla les yeux en haussant les épaules et écarta les mains, paumes en l’air. Geste explicite, se substituant souvent à de longs plaidoyers qui se seraient conclus par le sempiternel : que pouvais-je faire d’autre ?
Profitant de cet instant de silence, le trublion de service interrogea :
« Dis p’pa, c’est quoi une contrepartie et un plai ?
— Romi ! le prévint sa mère, sourcils froncés.
— On parle aussi de lui à l’université, glissa subrepticement Linaé par solidarité avec ce dernier.
— Et que dit-on de lui ? eut la maladresse de questionner Ardi.
— Que c’était un artiste ! » gloussa-t-elle.
— Un musicien, un peintre ou un poète ? s’enquit Romi. »
Simultanément, Ardi et Romi se demandèrent où elle voulait en venir, Jaeli le devina et Hallaé le redouta. Avant que cette dernière n’ouvre la bouche, Linaé débita le plus rapidement possible :
« Pas tout à fait comme les autres, on raconte qu’il ne trouvait pas l’inspiration dans l’ivresse de l’absinthe, mais dans celle de la cyprine… comme sa sœur !
— Il faut Dis, Linaé, toujours c’est enfin, que quoi pas tu rapportes l’absinthe devant tout et ton à ton la petit orientation cyprine frère !?! s’exclamèrent simultanément Ardi, Romi et Hallaé dans un brouhaha incompréhensible.
— Alleni ! Linaé et Romi finiront leur repas à l’office ! signifia Hallaé au majordome. »
Alleni tira à trois reprises sur l’un des fils d’archal, puis se rendit auprès de mademoiselle Linaé, afin de remettre sa chaise en place après qu’elle se fut levée.
***
Notes :
Les Mêmbélés avaient la peau brune, presque noire ; ils étaient grands et minces, taillés pour la course ; dans les temps anciens, ils vivaient dans le sud d’Infri.
Quiniquinick ➢ Mélange aromatique de tabac et d’herbes (foin d’odeur, sauge, menthe, les feuilles ou l’écorce de cornouiller stolonifère, sumac rouge, laurier, cœurs gorgés d’amour, le sud de groseille, tabac indien [lobelia inflata], écorce de cerisier et molène {pas toutes en même temps}) que les Autochtones fumaient dans les calumets.
Lors de la lune du lierre – période de l'année où une grande partie des floraisons sont arrivées à terme – celui-ci est en fleur. Très riches en pollen et nectar ses fleurs attirent les abeilles comme aucune autre plante.
Le brouhaha ➢ Ne vous plaignez pas, j’aurais pu superposer les trois phrases. Ah ! mais non, l’éditeur de la plateforme, ne le permets pas.
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