Samuel ou la mort injuste
« On dit que la foi soulève des montagnes. Mais moi, je vous dis qu’elle n’a pas empêché Samuel de mourir à un âge où on a la vie devant soi.
On dit qu’il faut laisser le temps au temps ou que tout s’apaise. Mais moi, je vous dis que rien ne pourra jamais combler le vide intérieur laissé par l’absence et qui me bouffe chaque jour un peu plus.
On dit… On dit beaucoup de choses quand on ne sait pas. Quand on a pas vécu soi-même l’injustice de la vie. Parce que la vie est injuste. Il faut le dire !
On dit… Oh, arrêtez ! Arrêtez, par pitié de rapporter ce que vous ne savez pas. Vous croyez me faire du bien, un peu du moins. Vous essayez de me dire des choses pour me consoler et me réconforter. Mais vous me faites bien plus de mal : à chaque fois, vous rouvrez cette blessure en moi. Vous me donnez à boire ce fiel qui coule jusqu’au plus profond de mes entrailles de mère.
Je sais bien que vous croyez bien faire, que vous essayez de bien faire. Que vous voulez me dire, même maladroitement, que vous voyez ma souffrance, que vous la comprenez, que vous la ressentez vous aussi. Non ! Ça non ! Vous ne pouvez pas ressentir ce que je ressens. Par pitié, dites-moi simplement que vous ne comprenez pas, vous non plus. Surtout, n'essayez pas d'expliquer quoi que ce soit !
Et si, pour une fois, vous me demandiez comment vous pouvez m’aider ? Je vous dirais que j’ai juste besoin de vous savoir là, près de moi, en pensées, en prières, bien que je n’y croie plus. Rien de plus. Je ne veux rien de plus. Pour le reste, on verra… Plus tard. Pas maintenant.
Maintenant, laissez-moi pleurer. Laissez-moi crier, hurler, ma colère au monde, à la Providence, à Dieu, je ne sais ! Laissez-moi être moi, rien de plus. Parce que tout cela, c’est dégueulasse ! Parce qu’aujourd’hui, Samuel, mon petit Samuel, mon fils, la chair de ma chair, ma raison de vivre, mon rayon de soleil est mort. Mort, vous entendez ? Pas "parti au ciel", comme on dit pour atténuer un peu le déchirement de la séparation. Non, Samuel, mon Samuel, est mort et je ne le serrerai plus dans mes bras. Je n’embrasserai plus jamais sa peau si douce. Je n’entendrai plus son rire dans la maison.
Alors, tous vos "On dit" paraissent bien dérisoires devant ce vide sidéral qui ne cesse de m’attirer. Vous en conviendrez. Non ?
Les spécialistes en je ne sais quoi disent qu’il faut parler, ne pas garder tout cela au-dedans, alors c’est ce que je fais et je m’en fous si cela vous choque. Si vous ne me reconnaissez pas ou plus. C’est vrai : j’ai changé. La vie m’a changée. En prenant mon Samuel, la vie a fait de moi une écorchée vive.
Est-ce que cela me fait du bien ? Franchement, je n’en sais rien. Je noircis les pages de ce cahier. Des pages qui ne sont destinées à personne d’autre que moi. Au moins, ça me permet de dire toute la douleur qui est en moi sans l’envoyer à la figure de personne. Des fois, je me demande si Samuel me voit de là-haut et s’il lit, lui aussi, ce que j’écris. Je n'ai pas eu le temps de lui apprendre. S'il le peut, ça doit le choquer ! Il n’a pas connu sa maman comme cela.
Pendant que j’écris, je vous imagine, vous lecteurs imaginaires, devant moi comme des accusés. A côté de moi comme des alliés. Derrière moi comme des complices.
Que deviendront-elles toutes ces pages ? Je n’en sais rien et aujourd’hui, je m’en moque. Elles sont là comme les seuls témoins de ma colère et de ma rage. Elles sont là, reliées par la douleur d’une mère qui ne comprendra jamais pourquoi.
Le père de Samuel est parti, pour un temps du moins. Il consulte un psy. C’est son choix, pas le mien. Un jour peut-être, mais pas maintenant. Alors ma thérapie, si c’en est une, c’est d’écrire. Ecrire tous les jours. Quand ça vient et comme ça vient. La forme, les ratures, je m’en fous ! Ecrire et laisser toutes ces vagues de colère se fracasser sur les bords d’une page blanche muette. Flux et reflux de mes émotions à fleur de peau et moi, comme une surfeuse inexpérimentée, j’essaie de rester debout sur ma planche ballottée par les rouleaux. Je perds l’équilibre. Je coule, remonte à la surface pour retrouver mon souffle et remonte sur cette foutue planche. J’essaie de garder la tête hors de l’eau, de rester en vie, malgré le choc et la violence des eaux intérieures, malgré cette absence incommensurable et injuste.
Aujourd’hui, Samuel est mort. C’est injuste. Je suis en vie. C’est injuste. La vie est injuste ! »
Sabine posa son stylo-plume, ferma son cahier A5 et se leva. Elle alla à la cuisine se préparer un café. Parce que la vie, même profondément injuste, suit son cours... Toujours et encore.
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Samuel ou la mort injuste | Chapitre | 9 messages | 6 ans |
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