Prologue - 1
Il était une fois une jeune femme qui avait perdu tout espoir, y compris celui de mourir. Un monstre aux crocs et griffes trop nombreux pour être comptés avait déferlé chez elle, ravagé son foyer, dévoré sa famille, déchiqueté son aimé et exterminé l'ensemble des siens. Elle aussi aurait dû connaître ce terrible sort. Elle avait vu le monstre se précipiter vers elle et ouvrir la gueule pour l'engloutir à son tour, mais il s'était alors tenu assez prêt pour distinguer ses formes de jeune fille devenue jouvencelle, le grain délicat de sa peau olivâtre, ses grands yeux bruns piqueté de jade et sa chevelure si sombre et si longue que la nuit elle-même semblait se déverser d'elle. Lui qui avait massacré tous ceux ayant eu le malheur de croiser sa route, du nourrisson tout juste né à la plus belle fée séjournant en ces lieux, sans être affecté par l'extrême jeunesse des premiers ou la beauté dévastatrice des secondes, s'était alors figé, les crocs à deux doigts de la gorge de sa proie.
Fées et sirènes aux traits ravageurs ; magesses s'étant embellies par leur vicieuse magie... Jamais encore la splendeur d'un femelle ne l'avait arrêté. Mais cette jeune fille ? Aucun mot n'était suffisant pour faire honneur à un tel joyaux. C'était comme si les dieux s'étaient penchés sur son berceau pour façonner la plus belle créature ayant jamais existé et qui, à jamais, existerait. Ils l'avaient rendu si éblouissante qu'eux-mêmes devaient désormais être prêts à se damner pour une seconde de son attention.
Était-ce une récompense de leur part ou un test pour prouver sa détermination ? Cette pucelle faisait partie des êtres qu'il leur avait promis d'exterminer pour purger le monde des merveilleux.
Quand il lui avait posé la question, la jeune fille, bien plus terrifiée par le sort qu'il lui réservait dans le second cas, avait préféré se prétendre vile tentatrice. Cela avait signé sa perte, car aucun serpent ne présente ses crocs avant de mordre. Il s'approche de sa proie sans bruit, s'enroule lentement autour d'elle, puis d'un coup, resserre ses anneaux et plonge ses poignards dans sa chair.
Le monstre l'avait donc épargné et le soir même, fait sienne et reine, la dépossédant de tout ce qui lui restait.
Seule la perspective de mourir avait encore animé la jeune femme après cette nuit-là et elle avait tenté sous peu de précipiter son heure. Hélas, le monstre avait des yeux partout et il était arrivé à temps pour l'empêcher de retrouver les siens. Il lui assigna également quatre yeux pour la veiller nuit et jour et elle n'eut plus jamais l'occasion d'attenter à sa vie. Elle s'était alors tournée vers la déesse et l'avait priée de toutes ces forces pour l'appeler à elle et l’accueillir dans les Jardins.
La déesse était toutefois restée sourde à ses supplications tandis que, nuit après nuit, le monstre venait planter son dard en elle.
Après dix ans de veines prières, son dernier espoir s'était éteint. Elle n'était plus qu'une coquille vide errant sans but et subissant les assauts et coups de son époux. Car si sa beauté lui avait épargné d'être dévorée, elle ne l'avait pas protégée de la colère du monstre quand, après six mois d'épousailles, elle ne s'était toujours pas trouvée grosse. Les coups ne s'étaient jamais arrêtés depuis.
Ce fut alors qu'un soir, pendant qu'elle déambulait dans le jardin de sa prison dorée, les deux yeux qui la suivaient se fermèrent. Pour la toute première fois depuis son rapt, la jeune femme se retrouva seule. Aucun autre œil ne se trouvait dans les environs. Aucun invité ne se promenait dans le jardin.
Quand ce constat la frappa, un feu qu'elle pensait mort depuis longtemps s'alluma en elle et elle se précipita vers la forêt du domaine. Elle ne ralentit pas lorsque l'obscurité l'engloutit, ni face aux branches qui cinglaient son visage et ses jambes, ni devant les hurlements bestiaux qui s'élevaient tout autour d'elle. Elle courut à en perdre haleine jusqu'à ce qu'une brusque inclinaison du sol lui fît perdre l'équilibre.
Les feuilles mortes amortirent sa chute, mais elle dévala la pente dans une explosion de tissus, de membre et de cheveux. Tout se passa si vite qu'elle n'eût pas le temps d'essayer de s'arrêter avant que le sol ne redevînt droit.
Sous le choc, la jeune femme se redressa sur les coudes et se découvrit à la lisière d'une clairière. Sous l’action des lunes, la brume qui la recouvrait tout entière semblait luire de sa propre lueur. Une brise légère lui donnait vie, la faisant tournoyer en souples volutes qui dévoilaient un étang. Les arbres, toutefois, restaient silencieux. En fait, tout n’était plus que silence. Plus aucune frondaison ne bruissait, plus aucun loup ne hurlait, plus aucune chouette ne hululaient, plus aucun rongeur ne furetait...
La jeune femme se releva et s’avança dans la clairière. Le crissement des feuilles mortes sous ses semelles lui donnait l’impression de violer un sanctuaire.
Ses pas la menèrent au bord de l’étendue d’eau et, à sa surface, une autre femme lui retourna son regard. Une femme à la peau pâle, marbrée de contusions et aux yeux vides, morts.
La jeune femme s'effondra et porta une main à ses lèvres pour étouffer un cri. Malgré toutes ses séquelles, l'âge l'avait encore embellie. Voilà pourquoi le monstre ne l'avait toujours pas délivrée après cette décennie de mariage stérile. Ce n'était pas la mort qui refusait de l'accueillir en son sein, mais la vie qui refusait de la laisser partir. Qu'avait-elle fait pour que cette dernière lui en voulût tant ? Elle n'était qu'une enfant lorsque son cauchemar sans fin avait commencé. Combien de temps encore allait-elle subir cette existence dépourvue de sens ?
Non, c'était terminé. Après tant d'années, elle avait enfin une chance d'en finir. Il lui fallait seulement trouver l'instrument de sa délivrance avant que son monstrueux époux ne découvrît sa disparition.
Alors qu'elle se relevait pour partir à sa recherche, elle sentit sous sa paume une pierre coupante. Elle la déterra en vitesse, rassembla son énorme tresse et l'approcha du tranchant aussi acéré qu'une lame.
–Fille ?
Dans un cri, Asteria se retourna.
Un homme se tenait derrière elle. Un homme qui n'avait rien d'humain. Sa voix était à la fois chaude et dure, grave et fluette, profonde et légère. De longs cheveux d'un blond si doré qu'ils paraissaient fait d'or pur cascadait sur ses épaules et son torse. La partie gauche de ce buste était entièrement dévoilé par son étrange tenue bien trop légère pour la saison. La musculature exposée était parfaitement sculptée, tout comme l’était l’ensemble de son corps. Alors que la jeune femme aurait dû être terrifiée face à un homme aussi charpenté que son mari, elle ne ressentait aucune crainte. De la peau mate de cet être filtrait une douce nitescence qui estompait la puissance de sa stature, le nimbait d'une aura apaisante. Puis il y avait ses yeux d'un bleu sombre et mouvant, d'une profondeur abyssale, mais qui la fixaient avec une grande tendresse.
Lorsqu'il reprit la parole de son timbre aux mille nuances, la jeune femme fut arrachée à sa contemplation. Qu'avait-il dit ?
Dans un geste typiquement humain mais qui ne changea rien à son inhumanité, l'être pencha la tête sur le côté et devant son silence, reformula :
–Pourquoi cherches-tu à te couper les cheveux alors que tu as la vie devant toi ?
Ce fut plus fort qu'elle ; les larmes lui montèrent aux yeux.
–Non, elle se joue uniquement de moi. Elle n'a plus rien à m'apporter, excepté de la souffrance.
L'aura chaleureuse de l'inconnu faiblit et après un moment de silence, il esquissa un premier pas. La jeune femme récupéra aussitôt sa pierre pour la brandir devant elle. L'inhumain retrouva son éclat, renforcé par un sourire.
–N'aie crainte, mon enfant, je ne te veux aucun mal.
Et il le lui prouva lorsqu'il posa un genou devant elle et une main sur sa joue. La jeune femme tressaillit à ce contact, mais elle sentit une douce chaleur se propager de la paume à sa peau. Ce vent chaud se répandit dans l'intégralité de son corps, s'enfonça jusqu'au plus profond de son être et pendant un instant, l'habitat tout entière. Puis, lentement, il se dissipa, emportant avec lui toutes ses douleurs. Hébétée, la jeune femme s'empressa de se repencher au-dessus du lac. Pour la première fois depuis des années, elle n'arborait aucune blessure et cela la rendait plus belle que jamais. Son cœur sombra aussi vite qu'il s'était gonflé.
–Cela ne change rien, souffla-t-elle dans un murmure. Ce visage, ce corps, cette... beauté. Ce sont eux qui m'ont plongée dans ce cauchemar en premier lieu.
Avec des gestes lents, son mystérieux guérisseur s'installa à ses côtés, une jambe étendue devant lui, l'autre repliée et le bras posé sur son genou.
–Et si tu me racontais ton histoire ?
Dans un premier temps, la jeune fille refusa. Elle devait fuir avant que les gardes ne la trouvent. Mais l'inhumain lui promis qu'elle avait le temps et, sans savoir ce qui l'y poussa, elle finit par lui dévoiler sa vie.
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