Chapitre 1 : Insomnie
Il existe bien des façons de s'occuper lors d'une insomnie. Certains restent au lit et passent leur temps à s'interroger sur le sens de la vie ou à se retourner encore et encore, dans l'espoir de se rendormir. D'autres se lèvent pour s'adonner à toute sorte d'activité, allant des tâches ménagères à la prière, en passant par du travail, la tournée des tavernes, un coup rapide dans une rue malfamée avec une coureuse de rempart ou faussement plus passionnel avec une galante éduquée d'un lupanar réputée, ou encore de la lecture ou une quelconque forme d'art pour les plus chanceux. D'autres, encore, font un peu de tout, désespérés à l'idée de ne pas trouver un moyen de dormir.
Ric, cette nuit-là, avait opté pour une promenade.
Jusqu'à ce que Dabba en eût décidé autrement.
Perché sur le toit de La Boucherie, la boucherie du coin au nom très inspiré d'où filtraient d'alléchantes effluves de viandes fumées, il s'accroupit en silence derrière la cheminée. Sa vue était presque réduite à néant à cause de l'absence d'éclairage public et des lunes – la plupart auraient d'ailleurs été incapables de voir quoique ce soit dans cette obscurité aussi épaisse que l'encre – mais son regard parcourait lentement les alentours, à l'affût du moindre mouvement. S'il ne s'était pas trompé...
Un bruissement presque imperceptible attira son attention sur la droite. Sans émettre le moindre son, il se décala sur le côté et se concentra sur les ténèbres devant lui. Une ombre toute aussi noire se découpait en leur sein.
Ric prit une profonde inspiration. Les prédateurs sévissaient rarement en pleine ville, surtout dans une cité aussi grande qu'Ersàft. Les hauts remparts autour de la capitale et la rivière détournée pour la découper en plusieurs cercles représentaient trop d'obstacles pour la plupart des bêtes. À moins de mourir de faim, le risque n'en valait pas la peine. Du haut de ses vingt-cinq ans, Ric n'en avait d'ailleurs jamais vue d'assez affamée pour tenter sa chance. Non, les rares prédateurs qui se manifestaient en ville ne venaient jamais de l'extérieur. Ils jaillissaient de l'intérieur. De ces maisons où quelqu'un avait cru bon d'en posséder un. Que ce fût par orgueil, goût du risque, fascination ou amour mal placé, et plus ou moins légal selon l'animal en question, ces propriétaires étaient tous les mêmes aux yeux de Ric : des imbéciles. Non contents de prendre un risque en hébergeant de tels enfants de Dabba, ils mettaient les autres en danger si jamais ils leur échappaient.
Ce qui, cette fois, n'était pas si rare.
Comme le prouvait la présente situation.
À pas silencieux, nonchalant, comme si elle n'était pas en quête de sa prochaine cible, la silhouette continua d'approcher. Ric put bientôt distinguer la bête qu'il avait aperçu une heure plus tôt, cette funeste vision qui l'avait forcé à interrompre sa balade pour se mettre en chasse.
De petite taille, replète, couverte d'un pelage fourni et dotée d'une queue touffue qui battait l'air avec indolence à chacun de ses mouvements, elle semblait pourtant bien inoffensive. Adorable, auraient même dit les plus crédules. Mais Ric n'en était pas à sa première chasse. Il avait déjà vu son lot de créatures à l'apparence trompeuse, innocente, faite pour baisser la garde de leurs proies, les inciter à approcher jusqu'à ce qu'il soit trop tard. L'animal devant lui n'y faisait pas exception. Son corps, bien que rondouillet restait souple, agile, et véloce, façonné pour les attaques furtives. Ses pattes, à l'origine de sa démarche silencieuse, l'une des plus discrètes au monde, pouvaient la propulser à deux mètres de haut ou lui permettre d'atteindre une vitesse de pointe de treize mètres par seconde en un claquement de doigts. Les deux oreilles pointues dressées sur sa tête la dotaient d'une ouïe six fois plus sensible que l'homme. Ses yeux luisant dans le noir voyaient à travers les ténèbres presque aussi bien qu'en plein jour. Et s'ils étaient pour l'instant dissimulés, il y avait également ces crocs, aussi perçants que des stylets, ainsi que de terribles griffes rétractables, que l'on n'apercevait que trop tard et qui risquaient de faire de nombreuses victimes si Ric ne l'arrêtait pas avant le réveil de la ville.
Ce qui ne lui laissait que peu de temps. Les boulangers commençaient déjà à pétrir leur pâte quand il avait remarqué le prédateur. N'ayant pas son matériel de chasse à part deux couteaux dans ses bottes, il avait ensuite perdu près d'une heure à le suivre en réfléchissant à un moyen de l'arrêter, avant de comprendre où il se dirigeait. Il l'avait alors devancé, dans l'espoir de lui tendre une embuscade, et son instinct ne lui avait pas fait défaut.
Tout allait donc se jouer dans les prochaines secondes. Si son attaque échouait... Ric préférait ne pas y penser.
Dans un silence absolu, la bête poursuivit son avancée et arriva à la hauteur de Ric, de l'autre côté de la cheminée. Sans la quitter des yeux, il bougea en conséquence et la regarda poursuivre sa route, jusqu'à s'arrêter au bord du toit. Alors qu'elle se mettait à le longer, à la recherche d'un moyen de descendre, Ric se redressa enfin.
Les tuiles sous ses pieds étaient terriblement glissantes. Comme si la vaste couche de mousse qui les couvraient, faute d'entretien, ne les rendaient déjà pas assez casse-gueule, le véritable déluge qui ne s'était arrêté qu'à la tombée de la nuit, après s'être abattu sur la ville sept jours durant, les avait rendues aussi lisses qu'un miroir. Au moindre faux-pas, c'était la chute assurée. Il ne resterait de Ric qu'un enchevêtrement de bras et de jambes brisés, mais toujours trop longs pour quelqu'un censé appartenir à l'espèce humaine, au pied de la bâtisse.
Pourtant, sans la moindre hésitation, ni le moindre tressaillement, il se mit en marche, le pas lent, mais sûr, souple, silencieux.
Une démarche qui n'était pas sans rappeler celle de sa cible.
La bête ne se rendit compte de rien. Trop concentrée sur sa tâche et trop fière pour s'imaginer pouvoir craindre qui que ce fût, passer du statut de prédateur à celui de proie, elle ne vit pas l'ombre élancée s'approcher.
Ni se jeter sur elle.
Aussi vif que l'éclair, Ric attaqua dès qu'elle fut à sa portée. Sa main s'écrasa contre sa nuque et la plaqua contre les tuiles. Un feulement effroyable jaillit de sa gueule. Dans une explosion de coup de pattes et de claquement de gueule, elle recula afin de s'extirper de sa poigne. Ric modifia aussitôt sa prise pour la saisir uniquement la peau du cou, la décolla du sol et la plaça devant lui.
Le redoutable prédateur, la terreur du quartier des teinturiers, celui que l'on appelait le Lacérateur, ou encore Sieur Artur, la saloperie de chat de la mère Michelle, ne bougeait plus d'un poil. Les pattes recroquevillées contre lui, il fixait Ric d'un regard incendiaire. Un grondement sourd et ininterrompu vibrait dans sa poitrine.
–Trois fois en deux semaines... Il va vraiment falloir que j'en touche un mot à ta maîtresse, parce que cela devient fatiguant, tu sais ?
Ric avait, sans mauvais jeu de mot, d'autres chats à fouetter.
Sieur Artur grogna de plus belle. Ric soupira.
–Au moins, j'ai pu te chopper avant que tu dévalises les saucisses de Monsieur Wurst ou que tu lacères les jambes des pauvres ères qui auraient eu le malheur de se trouver à ta portée. Après ta dernière escapade, les enfants ont plus osé sortir pendant des jours.
Le feulement mécontent qui lui répondit fut couvert par un coup de cloche et les quatre autres qui suivirent. Presque aussitôt, le premier rayon de l'aurore franchit l'horizon. Oubliant complètement sa prise, Ric se tourna vers cet éclat. Tout ce qui l'avait empêché de trouver le sommeil, et tout ce que cette chasse aussi impromptue que ridicule lui avait fait oublier, rejaillit dans son esprit, envahissant la moindre de ses pensées.
Sa mâchoire se contracta.
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