Chapitre 4-1 : Décision

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  Le retour fut bien moins plaisant que l'aller. Alors que Ric n'avait passé que peu de temps à l'orphelinat et que le clocher n'avait pas encore sonné sept coups, les rues étaient nettement plus animées. C'était comme si tout le quartier avait décidé de s'éveiller au même moment. Volets et fenêtres claquaient contre les murs pour aérer les habitations et accueillir le soleil tant désiré. Des escabeaux semblaient avoir jailli de terre ici et là pour permettre aux habitants d'accrocher les guirlandes entre les maisons. Des hommes transportaient de longues planches de bois ou des poutres pour monter les étals. D'autres secouaient les grands tissus usés, à moitié décolorés par le soleil et rapiécés qui les couvriraient. Des gosses courraient entre les préparatifs, s'amusant ou chapardant ce qui leur tombait sous la main. Des carrioles se frayaient tant bien que mal un chemin à travers ce remue-ménage afin de remplir les éventaires et renflouer les tavernes, auberges et échoppes alentours. Des ordres retentissaient un peu partout pour essayer d'instaurer un semblant d'organisation. Même les bordels, d'ordinaire uniquement ouverts durant le règne de Zirka, se préparaient à recevoir des clients.

  Cet effort collectif, couplé à cette forte concentration d'habitants dans ces goulots qui n'avaient de rues que le nom, faisait transpirer tout ce beau monde malgré la fraîcheur matinale ; une sale odeur de transpiration se mêlait à celle des corps mal-lavés, supplantant les effluves bien plus agréables de viandes, fleurs, marron chaud, pains ou houblons présentés sur les éventaires et dans les bouges déjà assaillis.

  Toute cette agitation n'était pourtant rien comparée à celle qui devait se répandre dans les autres cercles, celle qui exploserait plus tard dans la journée, ou celle qui sévissait actuellement dans l'esprit de Ric.

  Depuis que la fillette avait expliqué à son frère d'orphelinat les raisons des festivités, formulé la véritable nature de la cérémonie, les mots de l'invitation et du message qu'il avait reçus deux mois auparavant ne cessaient de tourner dans sa tête. Ils y occupaient tant de place qu'il n'arrivait plus à les repousser, à penser à autre chose. Comme s'ils voulaient qu'il prît sa décision là, maintenant. Mais il n'arrivait pas à réfléchir dans ses conditions.

  Trop de bruits, trop d'odeurs, trop de mouvements... Trop de tout.

  Du calme... il avait besoin de calme.

  Sans s'en rendre compte, Ric accéléra. Il brûlait d'aller sur les toits, de s'extraire à cette agitation grandissante pour se protéger de cette surcharge sensorielle, mais il ne pouvait pas. Pas avec Asprus à ses côtés. Il ne pouvait que se retrancher en lui-même, laisser son corps prendre les commandes. Ce dernier ne le laissa pas tomber. D'une démarche vive et fluide, presque dansante, il engloutissait les mètres de rues, esquivait les obstacles ou personnes qui se dressaient sur sa route, intervenait quand il le fallait pour éviter qu'Asprus ne causât de problème ou ne s'en attirât... Plus rapidement qu'il ne l'avait craint, Ric atteignit sa pension.

  Le soulagement qu'il ressentit fut hélas de courte durée. À peine eut-il mis un pied à l'intérieur qu'un fracas de métal et de bris de verre retentit dans la cuisine.

  –Chiure de licorne ! s'écria Geillis.

  Ric chancela, cette exclamation, les bruits qui l'avaient précédée et les relents de cramé qui les accompagnaient comme un coup de grâce après tout ce qu'il venait déjà d'endurer. Mais il aurait dû s'y préparer ; la pension n'était en rien synonyme de refuge. Les odeurs qui régnaient le bâtiment ne s'étaient pas évaporées comme par magie durant son absence et aucun de ces voisins n'étaient connus pour son silence.

  Comme s'ils avaient attendu la casse de la thérianthrope pour se manifester, toutes ces sensations l'assaillirent d'un coup : les relents de gàrtraum et d'alcool qui saturaient l'air. Norbert, dans la chambre à sa droite, qui pestait contre les résidents incapables de faire attention à leurs affaires. Le parquet qui grinçait à tous les étages. Les hurlements de Verkloppt, le fou que Ric avait pour voisin de palier, qui s'entendait dès le rez-de-chaussée alors qu'ils habitaient au troisième étage. Le soupir excédé qui s'éleva juste au-dessus de sa tête.

  –Qu'est-ce que le pigeon a encore cassé ? s'enquit Mélissandre, affalée sur la rambarde.

  –C'est une stryge.

  Quant à ce qu'elle avait cassé, Ric n'en avait aucune idée et n'avait pas l'intention d'aller voir ce qu'il en était. Il s'en voudrait peut-être plus tard, mais en cet instant, il n'était pas en état.

  Calme, il avait besoin de calme.

  Il s'engagea dans l'escalier tandis que Mélissandre balayait l'air de la main avec dédain.

  –Stryge, pigeon, y a pas de différence. Ça reste un piaf. Je comprends même pas ce qu'elle fout dans la cuisine. Quand on a deux ailes à la place des mains, on bouffe des vers de terre et des miettes de pain.

  Comme si les stryges suivaient un tel régime... Geillis était peut-être la timidité incarnée, elle restait une thérianthrope. Sa part animal était celle d'un prédateur, et plus précisément d'un oiseau de proie. Si elle suivait ses instincts bestiaux, elle ne s'embêterait pas à cuire sa viande. Pas plus qu'elle ne s'embêterait à l'acheter chez le boucher. À l'instar des thérianthropes ayant préféré la vie animale à la vie humaine, elle chasserait et la nature de ses proies n'aurait que peu d'importance à ses yeux, tant qu'elle pouvait l'emporter.

  Et les stryges avaient bien assez de force pour s'emparer d'un humain.

  Mais il était si facile de se moquer de cette double nature, de rabaisser le côté animal, de le brandir comme la preuve irréfutable que les enfants de Dabba et de Lumen étaient des sous-hommes.

  –Heureusement, on a notre propre vaisselle, continua Mélissandre. Vu tout ce qu'elle pète, Norbert aurait pas fini de nous faire payer sa maladresse si c'était pas le cas. Déjà qu'on doit se taper les plumes qu'elle perd toutes les deux secondes...

  Leur propriétaire s'était surtout lassé de devoir racheter ce que les larcins à répétition faisaient disparaître – mieux valait pour lui que ce fussent les affaires de ses locataires qui s'évaporassent dans la nuit plutôt que les siennes – mais Ric ne la corrigea pas. Pas plus qu'il ne l'avait repris pour Geillis. Essayer de faire comprendre à quelqu'un qui dénigrait les thérianthropes que leur part animal ne diminuait pas leur part humaine était une perte temps et d'énergie. Temps et énergie qu'il n'avait pas : maintenant qu'elle avait déversé son mépris, Mélissandre avait dirigé toute son attention sur lui et le suivait, les yeux brillant d'envie.

  Avec langueur, elle se redressa. Les boucles blondes qui avaient eu l'audace de dissimuler son décolleté prononcé regagnèrent curieusement son dos dans le mouvement. De façon tout aussi opportune, sa manche glissa de son épaule, dénudant davantage son sein déjà à moitié découvert. Sans faire mine de remarquer ce malencontreux souci vestimentaire, elle alla à la rencontre de Ric, un sourire luxurieux aux lèvres, la démarche féline et drapée des senteurs capiteuses de son eau de toilette bon marché incapable d'étouffer celles de coït qui lui collaient à la peau.

  Une attitude qui évoquait bien plus un animal que les plumes de Geillis.

  –Mon pauvre Ric..., minauda-t-elle lorsqu'il atteignit le palier où elle se trouvait. Tu as l'air tellement fatigué. Je viens seulement de rentrer, mais que dirais-tu de venir dans ma chambre. Je prendrais bien soin de toi, je te le promets.

  Avant qu'il n'eût exprimé le moindre refus, un grondement sourd monta de la poitrine d'Asprus. Mélissandre le foudroya du regard, mais elle eut la bonne idée de ne pas insister. D'un pas faussement gracieux, elle pivota sur le côté pour les laisser passer.

  –Le bordel est ouvert toute la journée, Ric, lui rappela-t-elle alors qu'il la dépassait. Viens. Je serai de service dans l'après-midi ; si tu me demandes, je te ferai un prix.

  Ric poursuivit sa route sans lui accorder de réponse et parvint enfin jusqu'à sa chambre.

  Cependant, même ici, il n'avait pas la paix. Verkloppt gueulait tellement fort qu'il semblait lui hurler directement à l'oreille. Au-dessus, les marmots de Wilhelm et Bertha martelaient le plancher avec autant de délicatesse qu'une horde de centaures en pleine cavalcade et s'amusaient à beugler à chaque cri de leur voisin du dessous, ce qui relançait ce dernier de plus belle. Dehors, les préparatifs se poursuivaient dans la plus grande agitation et ce brouhaha traversait les murs pour s'inviter à l'intérieur... Épuisé, Ric se laissa choir sur son lit et posa un bras sur ses yeux clos.

  –Je devrais juste aller en forêt, murmura-t-il.

  Fuir toute cette folie. Oublier cette journée...

  Mais il ne pouvait pas. Depuis le début de la semaine et jusqu'au lendemain matin, le bois d'Ersàft était réservé aux nobles. À moins de les escorter, les chasseurs de métiers avaient interdiction de s'y rendre. Et tout chasseur éminent qu'il était, Ric n'y faisait pas exception.


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