Chapitre 7-1 : Cérémonie
Une puissante nostalgie disputée par une rancune toute aussi intense l'assaillit aussitôt à la vue des jardins. Le parc de Sankt Clémentine ressemblait à un champ défraîchi en comparaison. Chemins de graviers immaculés ; immenses bassins surmontés d'imposante mais fine sculpture d'où jaillissait des jets d’eau ; parterres de fleurs aux mille et une couleur ; buissons taillés avec soin... Ric dut se faire violence pour refouler ses sentiments conflictuels, ne pas porter son regard sur la parcelle forestière qu'il apercevait au loin, dans l'espoir de voir ce qu'elles dissimulaient en leur sein, ni sur le château à sa gauche, et se tourner à la place vers la droite.
Véritable village au sein-même du domaine, le hameau de la foi occupait une large zone à la lisière nord-est. De sa position, Ric pouvait voir trois des quatorze couvents disposés sur deux rangés suivant l'arrondi du mur d'enceinte, comme déployés en éventail depuis le point principal du hameau : la cathédrale.
Bâti en hommage à la grandeur et à la puissance des dieux, l'édifice s'allongeait sur près de cent-quarante mètres et culminait à près de cent-dix mètres de haut, surplombant l'ensemble du domaine, dont le palais lui-même, ainsi que l'intégralité de la capitale. Malgré ces dimensions colossales, la prouesse architecturale de sa conception avait chassé tout sentiment d'oppression pour le doter à la place d’une exceptionnelle délicatesse. Ses façades en calcaire blond, importé du nord du royaume, apportaient une clarté que le grès rose de la région n'aurait pu produire. Acteurs principaux de la finesse de la structure, deux étages de hauts vitraux ouvraient le monument au soleil. Les arcs-boutants doubles et les contreforts travaillé soutenaient et prolongeaient ces murs dignes de la plus fine des dentelles. À l'avant, trois imposants portails se dressaient, auréolés de tympans et voussures sculptés d'une main de maître. Une petite rose coiffait celui du milieu, elle-même couronnée par une splendide rosace deux fois plus grande et plus éthérée, tandis que les tours abritant le clocher s’élevaient des deux autres. Une toiture de cuivre toujours rouge en dépit du demi-millénaire écoulé depuis sa pose recouvraient le reste de la cathédrale, excepté au niveau du cœur, où elle laissait place à une large coupole en verre. Et enfin, dominant toutes les statues qui ornaient l’extérieur de la cathédrale, ainsi que tous mortels s'approchant de l'édifice, se succédaient tout autour du toi le joyau de cet hommage : quatorze sculptures plus vraies que nature des quatorze animaux divins. L'hippocampe de Nero, le matagot de Sihir, le baku de Yogwi, la salamandre d'Agni ou encore l'oiseau tonnerre de Munja... Ils étaient tous si réalistes qu'ils semblaient à deux doigts de prendre vie, comme si les véritables compagnons des dieux s'étaient installés sur le bâtiment et changés en pierre afin de veiller sur la demeure de leurs maîtres.
Une demeure que Ric s'apprêtait à pénétrer par effraction, alors même que sa nature honnie lui interdisait l'entrée aux édifices religieux. Il l'avait déjà fait tant de fois qu'il ne craignait pas de subir un quelconque courroux des statues tutélaires. Et quand bien même il y aurait eu un risque de les réveiller, il l'aurait pris. Il préférait mille fois les confronter que de se retrouver face à la foule amassée autour du parvis de l'église et tout au long du chemin reliant le palais à la cathédrale, doux mélange d'invités conviés aux festivités du domaine, mais pas à la cérémonie elle-même, religieux et gardes surveillant l'allée.
Alors que Ric commençait à analyser la disposition des autres soldats alentours, un lointain bruit d'applaudissement attira son attention sur l'aval du chemin : un immense cortège composé de plusieurs cavaliers, d'homme à pied et de carrosses couverts d'or tirés part des pur-sang rhamiens était en train de remonter la voie.
Le cœur de Ric pulsa avec force. Si le cortège était déjà là, cela signifiait qu'il lui restait à peine dix minutes. Sans perdre une seconde supplémentaire, il reprit son étude des gardes et des mouvements dans le hameau de la foi. Puis, toujours dissimulé entre le mur d'enceinte et la végétation qui le bordait, il se dirigea vers les couvents. Malgré l'imminence de la cérémonie, de nombreux religieux se trouvaient encore dans leur cloître, le jardin qui y était rattaché, ou encore dans les allées. Ric en évita une partie en restant caché le temps de dépasser sept monastères, puis à la barbe des gardes et des hommes de foi, il traversa le hameau pour se rapprocher de la cathédrale. Arrivé au bout de la rangée interne, il vérifia une dernière fois l'agencement des soldats avant de traverser l'espace dégagé entre les couvents et l'église. Il se glissa alors derrières un contrefort où personne ne pouvait le voir et entama son ascension.
Avec des gestes maîtrisés par l'habitude, il s'agrippa aux creux formés par les ornements et escalada le contrefort. Alors qu'autrefois, il devait redoubler d'effort pour attendre les différentes prises, sa silhouette digne d'un marche-tige lui facilita tant l'entreprise qu'il atteignit les arcs-boutants en moins d'une minute. Avec tout autant d'aisance, il se hissa sur la balustrade en pierre et accéda à l'étroit passage qui longeait le toit. Un élan de nostalgie le gagna au souvenir de son père, blanc comme un linge, lorsqu'il l'avait découvert en train de se hisser ici. C'était la première fois qu'il surprenait Ric dans ses ascensions et il avait évidemment fallu qu'il le fît lors de la plus périlleuse. Le pauvre homme avait frôlé la syncope. Malgré les nombreuses années d'expérience que Ric possédait désormais, nul doute que son père aurait réagi de façon identique s'il avait encore été là pour le surprendre aujourd'hui.
Le cœur lourd, Ric se dirigea vers le cloché et le souvenir s'étiola tandis qu'une bourrasque finissait de détruire le semblant d'ordre qu’il avait tenté d'instaurer à ses boucles. Sachant d’avance que la porte serait fermée à clef, il sortit de quoi la crocheté ; un tour de main lui suffit pour en venir à bout.
Il eut à peine le temps de mettre un pied dans l’édifice que les cloches se mirent à sonner juste au-dessus de sa tête. La puissance du bruit manqua de lui déchirer les tympans et il raidit sous la douleur et la surprise, mais il s'empressa de dévaler les escaliers de la tour jusqu'au triforium, qu'il remonta en vitesse pour se rapprocher du chœur.
À l'instant où les clairons carillonnèrent, Ric stoppa son avancée pour se placer entre deux colonnes.
L'intérieur de la cathédrale n'avait rien à envier à l'extérieur. Un orgue majestueux dominait les trois portails de l’entrée tandis qu’au niveau du sol, des chapelles dédiées à chacun des dieux se succédaient tout au long de l’édifice. Comme suspendus dans les airs, d’immenses lustre en or et de longues bannières descendaient des hauteurs vertigineuses de la voûte. Ces étendards, disposés à intervalle régulier de part et d’autre de la nef, alternaient entre le vert royal marqué par un griffon terrassant un immense corbeau, en tout point identiques à ceux gravés sur les portes dissimulées que Ric avait empruntées, et ceux divisés en trois bandes horizontales vert forêt, jaune et violet. Les bannières aux armoiries des Guldegriffritter et celles aux couleurs du Wiegerwäld. Sous l'action du soleil, la couleur des vitraux chatoyait dans tout l'édifice, créant des jeux de couleurs avec les toilettes bigarrés des innombrables invités. Mais ce n'était rien comparé au flot de lumière qui se déversait de la coupole surplombant le chœur. Elle inondait ce dernier d'un éclat presque aveuglant, comme si Lumen lui-même avait tourné son regard vers la cérémonie sur le point de commencer.
Ric n'accorda pourtant pas un coup d'œil à ces splendeurs. Toute son attention était rivée sur le cortège qui s'engageait dans la nef depuis le portail central.
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