Chapitre 8-1 : Sans-âmes
Puck boudait. Perchée sur l’une des larges armoires qui longeaient les murs de part et d'autre de la sacristie, les bras croisés et ses lèvres réduites à une fine ligne, elle incendiait du regard les différents soldats présents dans la pièce. Contrairement à ce qu'elle avait espéré et ce que Ric avait redouté, les gardes ne l'avaient pas sorti de la cathédrale au vu et au su de tous. Sur ordre de la reine-mère, ils l'avaient conduit au revestiaire, la seule pièce isolée de l'édifice, qui était en outre à l’opposé des portails et directement accessible depuis le triforium grâce à un étroit escalier, afin que nul ne le vît. Ric aurait dû savoir que cela finirait ainsi. Mais non, il avait laissé cette saloperie de pixie le troubler et pris pour argent comptant ses espérances. Imbécile qu'il était... Après tout, la reine-mère avait beau l'exécrer du plus profond de son être et prier chaque jour pour que Zirka l'emportât, elle ne ferait jamais rien qui pût compromettre Éleuthère.
Cette décision n'était toutefois pas du goût de la marraine de l'ancienne souveraine, qui fulminait dans son coin depuis une bonne demi-heure. Malgré leur beauté sans égale et leurs ailes époustouflantes, fées et pixies étaient pour la majorité de véritables pestes. Afin de tromper la lassitude liée à leur existence éternelle, elles étaient toujours à la recherche de divertissements et elles n'en avaient pas trouvé de meilleure source qu'en l'humanité. Raison pour laquelle elles étaient si nombreuses à venir sur Lumos et à se mêler aux humains. Elles aimaient observer ces derniers de près, être au cœur de leur vie. Ric aurait pu les supporter si elles s'étaient cantonnées à cet examen quelque peu intrusif, mais être simples spectatrices ne leur suffisait pas. Intervenir et pimenter les choses lorsque les humains ne les distrayaient pas assez, créer des situations compliquées, déclencher des conflits... prendre part à leurs distractions les amusaient beaucoup plus.
N'importe quel humain aurait donc été ravi de voir que le coup bas de Puck, la personnification de cette description, ne lui avait permis de parvenir à ses fins. Ayant dû la subir presque quotidiennement par le passé, sans avoir la moindre chance de se soustraire ou de mettre un terme à ses combines dont il était victime, Ric aurait peut-être même pu réussir à sourire. Mais c'était sans compter l'appréhension qui le rongeait de l'intérieur, l'amertume fruité de plus en plus prégnante de l'air qui l'étouffait, et son besoin grandissant et de plus en plus pressant de trouver une échappatoire.
Et de fait, elles étaient nombreuses : trois portes permettaient d'entrer dans la pièce, deux jeux de vitraux auxquels Ric n'aurait aucun mal à accéder ouvraient sur l'extérieur, et le mobilier offrait de nombreuses cachettes. Pas moins de quatorze armoires, chacune dédié aux accessoires et vêtements liturgiques d'un ordre, ainsi qu'un long buffet abritant le matériel commun à toutes les célébrations, longeaient les murs. Au premier abord, cette dernière option ne semblait pas être une bonne idée. Cependant, si Ric se contentaient de sortir de la cathédrale, les soldats n'auraient aucun mal à le poursuivre. Alors que s'il revenait se cacher dans une armoire après leur avoir fait croire qu'il s'enfuyait ? Jamais les militaires ne songeraient à l'y chercher. Ils seraient persuadés qu'il leur avait filé entre les doigts et poursuivraient leurs recherches ailleurs.
Ric n'aurait pas hésité une seule seconde à tenter sa chance... si ce n'était Puck. Aussi vif et agile était-il, il ne pouvait échapper à une pixie dont il était le sujet d'attention.
–Bon, s'impatienta l'intéressée, quelqu'un peut-il aller voir où en est Emerantiana ? Cela va bientôt faire une demi-heure.
–Sa Majesté nous a ordonné de l'attendre ici, l'informa l'officier.
La langue de Puck claqua contre son palais. Malgré sa petite taille, le son qu'elle produisit fut assez fort pour que Ric l'entendît, bien qu'il se trouvait de l'autre côté de la pièce, à quelques pas de la porte secondaire par où ils étaient arrivés et dos à l’armoire des prêtres de Falaz, d'après les alicantos gravés sur les battants.
–Faut vraiment tout faire par soi-même, marmonna la pixie.
D'un battement d'ailes frénétique, elle se propulsa vers la porte principale, celle qui donnait sur la nef. Ric se tint aussitôt prêt à l'action. L'obstacle à sa fuite s'éloignait ; dès qu'elle disparaîtrait, il lui faudrait...
Le battant principal s'ouvrit. Puck se stoppa en plein vol ; les soldats se mirent au garde à vous ; Ric se raidit, tout espoir de s'échapper envolé.
Sa Majesté Emerantiana Diocca di Nasconda, ancienne souveraine du Wiegerwäld, était arrivée. Son regard ne brûlait pas d'un simple dégoût, mais d'une haine abyssale, enracinée jusqu'aux tréfonds de son âme, qu'elle darda droit sur Ric. Ses prunelles aigue-marine, que le contraste avec sa chevelure d'obsidienne et son teint hâlé rendaient déjà peu chaleureuse, en devenaient absolument glaciales. Une dureté qu'un visage rond comme le sien n'étais pas censé présenté déformaient ses traits.
La mâchoire de Ric se contracta ; alors que son mal-être redoublait, le ressentiment qui s'était éveillé à son entrée dans le domaine et brièvement manifesté au début de la cérémonie, rejaillit avec force.
« Louée soit Zirka d'avoir enfin précipité cette catin dans le Brasier. Elle n'a eu que ce qu'elle mérite »
La lisière de son champ de vision commença à s'assombrir, son regard à perdre de son indifférence, ses dents à lui faire mal. Ces mots, remontés des confins de sa mémoire, le brûlaient tout autant que le jour où Emerantiana les avaient formulés, comme s'il les entendait pour la première fois, les sentait à nouveau se marquer au fer rouge dans son esprit.
–Comment as-tu osé ?
Le ton accusateur, aussi cinglant qu'un coup de cravache, frappa Ric et le ramena brusquement à lui. Alors que la reine-mère pénétrait dans la pièce, la rancœur qui s'était emparé de lui reflua aussitôt, écrasé par le sentiment oppressant de ne pas être à sa place, d'avoir outrepassé ses droits, d'être sur le point de subir une attaque aussi imminente qu'inévitable. L'ancienne reine engloutit bientôt l'espace devant lui de sa large robe à crinoline et de son imposante collerette. L'épais tapis qui recouvrait la sacristie n'atténuait qu'à peine le claquement sec de ses talons. Un bruissement digne d'un grondement lointain s'élevait de ses innombrables jupons. L'inimitié polaire qui flamboyait dans l'azur de ses yeux se renforçait à mesure qu'elle se rapprochait et se rendait compte qu'elle devait désormais lever la tête pour le toiser.
Face à cette animosité croissante tout juste contenue, Ric avait de plus en plus l'impression d'être acculé ; les boiseries de l’armoire lui rentrèrent dans le dos.
–Majesté, commença-t-il quand elle arriva au milieu de la pièce, je...
–Te présenter au palais pour le sacre d'Éleuthère. N'as-tu aucune honte ?
–Je me suis fait discret, je ne voulais pas...
–Pas quoi ? Lui porter préjudice ? Avilir son règne ? Ponctionner son âme ? Tu as commencé avant même de pousser ton premier cri, asséna-t-elle en s'arrêtant devant lui. Un sans-âme tel que toi es une hérésie, un affront envers les dieux. Alors que la simple idée de votre existence devrait tenir de la folie, vous continuez à vous former dans les matrices de vos pécheresses de mères, comblant votre absence d'éclat et vous raccrochant à la vie en vous nourrissant du nôtre. De votre conception jusqu'à votre mort, vous subsistez à nos dépends, frappant d’infortune, souillant et flétrissant tout ceux ayant le malheur de croiser votre route. N'aies donc pas l'outrecuidance de prétendre que tes intentions étaient pures. D'autant que nous savons tous que tu es le sans-âme le plus néfaste ayant jamais vu le jour. À toi seul, tu as jeté l'opprobre sur les membres d'une dynastie vielle de six siècles, plongé le pays dans la tourmente, entaché l'honneur d'un roi, failli provoquer sa destitution, précipité sa mort ! Jamais tu n'aurais dû revenir ! tempêta-t-elle, toute retenue oublié à ce souvenir. Te rends-tu compte que la seule raison pour laquelle la flétrissure de ton existence a commencé à s'atténuer est parce que la majorité du royaume te croit mort ? Et toi, au lieu d'avoir la décence de rester loin d'ici et d'entretenir cette rumeur, à défaut d'expier ta faute, tu oses te présenter dans la cathédrale ? Pour l'intronisation d'Éleuthère ? As-tu conscience des conséquences que cela aurait provoqué si quelqu'un t'avait vu ? Toute la haute noblesse, des dignitaires de nos alliés, l'ensemble des grands-prêtres et des grandes-prêtresse, le Père Suprême lui-même... Ils sont tous présents !
Ric aurait voulu se fondre dans le bois du placard. Maintenant qu'il ne remettait plus en cause la nature corrompue de son engeance, ces affirmations et la véhémence d'Emerantiana lui apparaissaient dans toute leur légitimité et en devenaient plus incisives que jamais. L'une après l'autre, elles lui labourèrent le cœur aussi sûrement que l'auraient fait les ongles démesurés d'une annis noire.
Il dut faire montre d'une incroyable maîtrise pour empêcher ses tourments de transparaître et trouver la force de répondre.
–Vous avez raison, Majesté, et j'avais bien conscience de tout cela quand j'ai pris la décision de venir. Cependant, je vous promets qu'il n'a jamais été dans mon intention de nuire à Éleu…
–À ton roi, le reprit-elle, glaciale. Seuls ses proches sont autorisés à l'appeler par son prénom.
Cette vérité le blessa encore plus que les précédentes. Après tout, Ric pouvait-il vraiment se prétendre proche du nouveau souverain, lui qui ne lui avait pas donné la moindre nouvelle ni demandé des siennes depuis près d'une décennie ?
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