Chapitre 5-2 : Bousculade
Non...
Dans un violent mouvement de recul, Ric voulut s'arracher à cette poigne indésirable et ce qu'il savait sur le point de se produire. Hélas, il était trop tard. Une étrange torpeur se propageait déjà en lui et les mains de l'adolescent s'étaient changés en étaux sur ses avant-bras.
Impuissant, il vit les sombres émanations s'enrouler autour de Franz jusqu'à ce qu'il n'en restât rien hormis un effroyable reflet du jeune homme.
Alors que le garçon était de corpulence moyenne, l'apparition n'avait que la peau sur les os. Cette dernière était devenue si pâle qu'elle en était presque translucide. Ses cheveux, désormais noirs comme la nuit, et le manteau de la même teinte qui remplaçait ses vêtements, comme agités par un vent glacial venu d'ailleurs, n'en paraissaient que plus sombres.
Seule touche de couleur dans cette horrible vision monochrome : les larmes écarlates qui roulaient sur ses joues et tâchaient le bandeau blanc qui lui couvrait les yeux.
Pour la première fois depuis longtemps, ceux de Ric s'écarquillèrent. Le cœur battant à tout rompre, il chercha encore à se libérer, luttant contre son corps réduit à l'immobilisme. Il ne voulait pas savoir. Par Tynged, il n'avait jamais voulu savoir !
L'apparition ouvrit la bouche, dévoilant un globe oculaire au fond de sa gorge qui le figea en lui-même. L'œil le scruta un instant, puis disparut lorsqu'un sourire referma les mâchoires de l'esprit.
–Oh mère... quel futur...
Dans une explosion de noirceur, sa chevelure et son manteau d'obscurité se déployèrent autour d'eux. Son, lumière, odeur, chaleur... les ténèbres avalèrent tout, jusqu'à ce qu'il ne restât plus que Ric et l'apparition. Dans un silence sépulcral, cette dernière se pencha vers lui et posa ses doigts cadavériques sur sa joue. Lorsqu'elle rouvrit sa bouche toujours souriante, sa voix venue d'outre-tombe résonna directement dans la tête de Ric.
–Du passé, les fantômes ressurgissent. Venu du cœur de la terre, ils gagnent la source pour enfin tenir le serment depuis si longtemps prononcé et provoquer la chute de l'Aurore. En ton sang repose toutefois une chance de salut, la clef qui éveille la vérité, l'étincelle qui relève le phénix de ses cendres et le révèle au monde... Détourne-t'en deux fois et jusqu'à tes vieux jours tu vivras, mais la lumière tu condamneras. Penche-toi sur eux deux fois, de l'espoir il y aura et d'or ta main s'emplira, mais avec la mort tu danseras. Alors... Dis-moi... Quelle voie choisiras-tu... Thébaldéric ?
Son nom claqua dans le silence comme un coup de tonnerre et le foudroya aussi sûrement qu'un éclair. Se sentant soudain de nouveau maître de lui-même, il réessaya de s’éloigner de l’esprit. Cette fois, rien ne le retint. Les doigts de l'esprit glissèrent sur sa joue et à l'instant où ils la quittèrent, les ténèbres volèrent en éclats. Soufflé par l'onde de choc, Ric perdit l'équilibre et tomba par terre. Une vive douleur fusa dans son coccyx, mais ce ne fut pas là qu'il porta la main. Dans un gémissement, il se plia en deux, le talon de ses paumes pressé contre ses tempes. Ses oreilles sifflaient ; un martellement horrible pulsait dans son crâne, comme si l’esprit n’avait disparu que pour mieux s’infiltrer en lui et y inscrire à coups de maillet ce qu’il venait d’annoncer.
Des fantômes du passé. De l'or dans ta main.
–... sieur...
Ton sang, une chance de salut.
–... m'entendez ?
T'en détourner ou te pencher sur eux.
–Monsieur ?
Malgré la douleur, Ric comprit que quelqu'un lui parlait et se força à redresser la tête. Des silhouettes floues et mouvantes l'entouraient. Il se concentra dessus, tentant d'oublier la douleur, d'étouffer les mots qui s'incrustaient de plus en plus profondément dans son esprit. Si la douleur ne s'atténua pas, les bourdonnements dans ses oreilles diminuèrent juste assez pour qu'il perçût les sons les plus proches.
–Mais bons dieux, laissez-le respirer. Écartez-vous.
L'éveil de la vérité.
–Je sais pas, monsieur l'agent. Ce garçon a trébuché, le jeune l'a rattrapé, puis ils se sont poussés et maintenant celui-là est dans cet état.
–Que quelqu'un aille chercher un médecin !
Tu condamnes la lumière.
–Qu'est-ce que t'as fait, gamin ?
Le phoenix qui renaît de ses cendres.
–J'ai... J'ai pas fait exprès. S'il vous plaît. Ma... Ma mère. Allez chercher ma mère. Vite. Là... Là-bas. La rousse sous barnum bleu clair...
Quelqu'un s'éloigna en courant.
–Restez avec moi, s'il vous plaît.
–Ma tête...
Le serment depuis si longtemps prononcé.
–Pourquoi faut chercher ta mère, gamin ? Qu'est-ce que t'as fait ?
–Je...
Deux jeux de pas arrivèrent au pas de course.
–Franz, mais que...
Vivre jusqu'à la fin de tes jours.
Un sanglot éclata.
–Je suis désolé, maman. Je...
Une brusque inspiration.
–Oh, par Tynged, tu as recommencé. Poussez-vous ! Laissez-moi passer !
L'attroupement devant Ric se scinda en deux pour faire place à une nouvelle silhouette floue. Cette dernière tomba à genoux devant lui et plaqua ses mains contre les siennes. Un réflexe le fit reculer, mais la personne suivit le mouvement.
–Attendez, ne bougez pas. Tout va bien.
–Ma... Ma tête.
Penche-toi sur eux…
–Je sais. Vous devez vous détendre. Cessez de résister.
–Je ne veux pas...
–Il est trop tard. Vous devez laisser les mots s'inscrire en vous. Les accepter.
Ric secoua la tête. Un geste qu’il regretta aussitôt arracha une plainte car les sifflements et les pulsations s'amplifièrent brusquement. Les mots se gravaient trop profondément.
La chute de l'Aurore.
–Je vous en prie, Monsieur, cessez de résister.
Son esprit allait finir par se briser comme une énorme pierre fendue en deux à l'aide de coins écarteurs.
Tu danses avec la mort.
Alors qu'il sentait le point de rupture arrivé, quelque chose, au fond de lui, fit vaciller sa résistance. Une douce brise s'insinua aussitôt dans son crâne torturé. Véritable baume, elle chassa le froid glacial qui s'était emparé de lui, repoussa son tortionnaire et ses coups de masse, colmata les inscriptions qu'il avait gravé dans son esprit, étouffa sa douleur. Entre les mains de son sauveur, son corps se relâcha et ses poumons pétrifiés se gonflèrent enfin dans une profonde inspiration. Une expiration échappa à son bienfaiteur.
–Voilà, c'est ça, laissez-vous allez, respirez.
Toujours plié en deux, Ric obéit tandis que le souffle réparateur poursuivait son action. Lorsque ce dernier se retira, il ne ressentait plus qu'une simple migraine.
–Voilà, c'est terminé. (Les mains pressées contre les siennes se retirèrent.) Je suis vraiment désolée. Je vous en prie, si vous voulez châtier quelqu'un, châtiez-moi. Mon fils n'a pas fait exprès. Son esprit ne s'est éveillé que récemment ; il ne le contrôle encore pas bien !
–Son esprit ? répéta un homme. Par Yogwi, expliquez-moi ce qu'il s'est passé, à la fin ? Madame ! Garçon !
–Je..., balbutia une voix hésitante.
–S'il vous plaît, taisez-vous.
Ric avait murmuré, mais tous ceux rassemblés autour de lui s'exécutèrent en vitesse. Le monde ne s'était toutefois pas arrêté de tourner : des badauds qui observaient la scène en retrait continuaient d'y aller de leur questions et suppositions, la foule de produire son brouhaha caractéristique. Il tenta malgré tout de se vider l'esprit pour atténuer son mal de crâne. En vain. Au bout de lourdes secondes infructueuses, il se résigna à lâcher sa tête et rouvrir les yeux. Il lui fallut quelques instants supplémentaires pour parvenir à faire le point sur son environnement.
Un cercle s'était formé tout autour de lui. À l'intérieur, une femme d'une quarantaine d'année se tenait agenouillée juste devant lui, deux hommes et une petite vieille l'observaient quelques pas derrière, puis, encore au-delà, un policier tenait fermement par le bras Franz, l'adolescent que Ric avait rattrapé.
De grosses larmes roulaient sur les joues du garçon.
–Je... je suis vraiment désolé, se remit-il à sangloter. Je voulais pas...
L'espace d'une seconde, le visage décharné et ensanglanté de son esprit se superposa sur ses traits et Ric crut que son estomac allait se retourner. Parmi tous les jouvenceaux dont il pouvait interrompre la chute, il avait fallu qu'il tombât sur un devin qui ne contrôlait pas son esprit et qui avait presque briser le sien en lui dévoilant involontairement son avenir.
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