–Non.

  Le mot lui échappa et son frère fronça aussitôt les sourcils.

  –Pourrais-tu au moins écouter ce que j'ai en tête avant de refuser quoi que ce soit ?

  –Avec tout le respect que je vous dois, Éleuthère, je pense en avoir une bonne idée.

  Son pouls battait trop vite et la désapprobation silencieuse de son frère ne fit rien pour le calmer. Sentant que quelque chose n'allait pas, Asprus se redressa lentement en grondant à l'encontre du roi. Ce dernier l'ignora, toujours concentré sur Ric.

  –Dans ce cas, puis-je connaître la raison de ton refus ? demanda-t-il froidement. Te moques-tu du sort des tiens puisque toi, en privilégier que tu as été, tu t'en es sorti ?

  Le cœur de Ric s'arrêta.

  –Éleuthère ! s'exclama Adalsinde mais le souverain continua, implacable :

  –Ou bien penses-tu que le clergé a raison et que se battre pour vous est une erreur, que vous méritez d'être persécutés ?

  Ric resta sans voix. Qu'était-il censé répondre ? Oui, il avait vu bien trop de malheur arrivé à ceux qu'il côtoyait de près pour réfuter encore les préceptes des sans-âmes. Cependant, la simple idée de soutenir les exactions le rendait malade. Après tout, les tuer n'était pas le seul moyen de protéger la population de leur nature néfaste. L'isolement et la solitude fonctionnaient aussi. Aucun traité religieux ni texte officiel ne venait soutenir cette solution, mais c'était ce que Ric avait observé en vivant ainsi. Quand il limitait ses interactions aux stricts minimums, le vide laissé par l'absence de son âme n'avait pas le temps de se nourrir de celle des autres, il n'avait pas le temps d'attirer sur eux infortunes et souillures. Ce n'était peut-être pas la vie la plus chaleureuse, ni la plus palpitante qui fût, mais pouvaient-ils vraiment en demander davantage à Lumen ? Il était le Dieu des dieux, Celui à l'origine même de la vie. Et les bâtards venaient au monde sans Son intervention. Le dieu aurait dû envoyer ses fléaux pour les châtier d'un tel affront, pas leur offrir ce semblant de vie. C'était bien plus qu'ils ne le méritaient pour avoir bafouer l'essence même de la création.

  Face à son silence, son frère insista :

  –Alors ?

  Ric déglutit, tenta d'organiser ses pensées et finit par déclarer :

  –Non, je ne me moque pas du sort des miens et je ne pense pas que les persécutions sont justes. Mais je ne peux pas vous aider à y remédier.

  –Pourquoi ?

  –Parce que je suis le pire représentant que vous pourriez choisir.

  –Foutaises.

  –Foutaises ? J'ai frappé votre mère, maudit le nom Père en fuguant du palais, lui ai souhaité de souffrir parce que je le jugeais responsable de la mort de ma mère. Au vu et au su de toute la cour.

  Et c'était sans évoquer ce qu'il avait fait durant ses années loin du palais. L'incident diplomatique qu'il avait presque provoqué avec le Lochcadail, le sorcier avec lequel il s'était lié d'amitié, la concupiscence à laquelle il avait cédé, toute ce qu'il avait infligé à A...

  Le visage qui le hantait ressurgit d'un coup, plus limpide que jamais. Les profondes cicatrices qui le défiguraient ; la douleur et l'horreur qui dévastaient ce qui restait de ses traits ; sa peau vidé de toutes couleurs ; ses lèvres ouvertes sur un cri…

  –Ric ?

  Se raccrochant à la voix de sa sœur, il lutta contre le tourbillon de souvenir qui cherchait à l'engloutir.

  –Je...

  De quoi étaient-ils en train de parler, déjà ?

  Avec une seconde de retard, la raison de leur présence et de son absence lui revint. Encore ébranlé par son brutal plongeon dans le passé, il baissa les yeux, incapable d'affronter l'imminente déception de ses aînés, l'effondrement des espoirs qu'ils avaient placé en lui.

  –Tout cela pour dire que je ne suis pas celui qu'il vous faut. Alors s'il vous plaît ne me demander plus de vous aider. Je ne veux pas vous décevoir.

  Il avait déjà bafoué la confiance de bien trop de monde.

  Un profond silence suivit sa déclaration, uniquement entrecoupés des plaintes d'Asprus, qui fixait Ric, le regard rempli de chagrin et les oreilles affaissée. Ric glissa ses doigts dans le pelage de son cou. Pendant quelques instant, le bruissement de chacune de ses caresses remplaça les geignements.

  –Thébaldéric ?

  Sa main se figea. Prenant sur lui, il ravala son abattement, recomposa son sang-froid apparent, puis se tourna vers ses aînés. Son frère le fixait toujours avec fermeté, mais toute trace de désapprobation l'avait quitté. Derrière lui, sa sœur s'était délestée de son masque de généralissime et l'observait avec une compassion qui lui serra le cœur.

  –Tu as raison, admit le premier, ces actes, aussi bien condamnables par la loi que par la morale, mais surtout volontaires, ont été vu comme une preuve supplémentaire de votre nature néfaste et jouent désormais en notre défaveur. Cependant, j'aime à croire que ton cas n'est pas perdu et j'ai l'impression que je ne suis pas le seul à nourrir cet espoir, n'est-ce pas ? Tu as beau dire que tu es le pire représentant que nous puissions trouver, de toi-même, tu es devenu un chasseur éminent, l'un des défenseurs les plus importants du royaume. Et je ne pense pas que ce soit pour la gloire du titre, le goût du risque ou le plaisir de tuer des bêtes qui terrifient le reste de la population. Je me trompe ?

  Ric garda le silence, le cœur battant.

  –En fin de compte, conclut Adalsinde, nous ne te demandons rien que tu ne fasses pas déjà. Nous souhaitons seulement que tu sortes de l'ombre et agisse dans la lumière, afin que nul n'ignore tes exploits et ainsi, les bienfaits qu'un enfant illégitime peut apporter, à l'instar de n'importe quel homme.