Dracula
—J’adore.
Les mots, les diable de mots. Ils sont déjà là.
—Mais c’est magnifique. J’aime bien !
J’essaie de contenir le sourire mais il se bat mieux qu’un banni. Il se bat encore et encore jusqu’à se transformer en un fracas de rire audacieux.
Terriblement audacieux, mais pas assez pour cacher la rougeur qui teinte mes joues.
—Merci… C’est…
Ses doigts raffinées retracent mes mots. Ceux que j’ai écrit.
Mes mots, ses mains, mes pensées, sa respiration, mes yeux, ses lèvres, mes soupirs, son sourire. Elle lit un joli mot. Mes doigts se tordent et deviennent livides. La courbure de ses lèvres que je ne veux pas croire que c’est un sourire.
Non, ce n’est pas un sourire. C’est quelque chose de plus beau.
De plus vilain.
Tout ceci car elle a prononcé le maudit :“J’adore”.
Dieu, je vois le même chemin que j’avais rebroussé une dizaine de fois et je hoche la tête. J’ai peur, j’ai peur de s’y lancer encore une fois.
Parce que…
L’aller, je tiens sa main.
Au retour, je suis seul. Toujours.
Personne ne reste. Ils restent.
Imbécile, que fais-tu ?
Je les vois déjà. Les uns assis, les autres accroupis. Un espace blanc. Une tiédeur empreinte l’air et leurs murmures résonnent dans les recoins de mon corps.
Elle s’en va maintenant.
C’est vrai. Elle m’a déjà dit au revoir. Je l’ai invité à prendre une tasse de café, pour continuer à lire l’œuvre. Elle m’a dit qu’elle attendait quelqu’un.
Oui, quelqu’un de mieux. Quelqu’un qui ne fait pas que rejouer les moments gâchés dans sa tête. Quelqu’un qui vit au lieu de faire vivre les autres.
Et c’est sa la fin.
Elle t’a épargné trois nuits et une demi-journée de pensées déformées.
Ils ont raison. Je rentre chez moi, encore une fois. Encore une fois. Je sais parfaitement le chemin. Je ne suis même pas conscient. Une anésthesie étrange. Je marche et je marche et je suis là, sur mon canapé.
—Elle était différente.
Le canapé craque sous le poids de mes plaies.
Si ta vie était un film, ça aurait été un fiasco parce que personne ne veut regarder quelqu’un refaire les mêmes bêtises toutes les fois. C’est ridicule, mélancolique. Ça leur donnera l’envie de se jeter d'une falaise.
—Et vous pensez que moi, ça ne me donne pas envie de se jeter d'une falaise ?
Non, se mettre en feu. Se transformer en cendres petit à petit.
Je suis le feu. Je cours, je cherche cette maudite falaise. Je la trouve, je me jette.
Et puis l’eau ne fait qu’attiser le feu. L’eau devient une vaste étendue de flammes. Je deviens l’eau, le feu, le ciel. Le matin suivant, mes cendres se réincarnent.
Un monstre grandit depuis longtemps en moi et je le cache de la lumière jour. Je ne le regarde jamais, ce monstre. J’évite son regard dans le miroir. Je ne vois que sa silhouette du coin de mon œil, un liquide rougeâtre en dégoulinant. Des traits déconstruits et reconstruits jusqu’à ce qu’on ne le reconnaît plus.
C’est pourquoi il t’assomme sans que tu te rendes compte. Tu marches, souriant comme un idiot et puis ta main palpe ta nuque. Tu la retires, et tu la trouves sanglante. Ton sang. Non, leur sang. L’essence de leur vie, tu le bois pour calmer le froid morbide en toi.
Le sang, l’essence de leur vie.
C’est la fine corde qui les attache à la vie. Et c’est ce qui met leur âme en feu.
Boire leur sang. Je veux toujours le boire, le sentir se mélanger avec le mien. Délicat et visqueux au toucher. Avec chaque histoire qu'il dévore, ils me sacrifie une part d'eux.
Ou bien est-ce l'autre sens ?
Ils aiment mes mots, mais ils ne m'aiment pas.
J'ai tout mis dans ses livres de diable. Une âme fragmentée oscille entre les mains de gens indifférents. Certains s'y nourrissent, s'y attachent et je ne peux que s'attacher à eux.
Comment pourrais-je rien sentir quand mes mots, mes empreintes, mon sang, versé dans ces feuilles, est adoré ces créatures ?
Ce sont eux qui ont commencé ce jeu sanglant.
—Zut, Lucien !
J’essaie d’attraper le verre avant la catastrophe, en vain.
—Con, t’es vraiment con.
Vincent se met debout, hurlant aux gens derrière le comptoir pour un mouchoir.
—Désolé, désolé.
Ses yeux me fixent avidement.
—Tu es un con. Que s’est-il passé ?
Il reprend sa place et finit sa tasse de café d’un seul trait. La cuillère dans ma main, je scrutai mon reflet inversé.
—C’est toi qui m’a invité. Donc c’est toi qui a quelque chose à dire.
Il se gratte la nuque.
—Tu te rappelles de Madeline ?
Mes yeux se dilatent. Vincent voit en moi ce que je ne peux dire.
—Écoute, je sais.
—Où est Catherine ? Sait-elle dont tu parles ?
Il porte sa tête dans ses deux mains.
—Catherine est partie hier. Ne me demande pas pourquoi.
—Tu l’as laissé aller comme ça ? crié-je.
Il baissa sa tête. Il savait très bien ce que j’allais dire :
—Mais tu l’aimais !
—Qui t’as dit cela ?
Il siffle comme une vipère. Ses yeux, rougis par le manque de sommeil, luisent comme deux rubis.
Vincent est un ami d’enfance. Il est l’une des personnes que j’avais de la peine à perdre parce que nous étions toujours en conflit. Je croyais parfois qu’on était ensemble juste parce qu’on inspirait l’un l’autre. J’aimais incorporer ses défauts dans mes personnages, j’aime la façon dont laquelle il se sent inférieur alors qu’il est le plus talentueux des artistes au monde. Et puis il aime dessiner mes détresses, mon cœur châtié.
Nous prenons plaisir à artificier les malheurs l’un de l’autre.
—Parce que j’ai des yeux qui voient. Et j’ai bien vu la façon avec laquelle tu la regardes. On dirait que tu voulais bien en faire une potion magique qui soigneras tes blessures…
—Au diable avec tes mots.
Un moment de silence et puis :
—Regarde, c’est vrai que peut être je sentais quelque chose. Mais ce n’était pas de …
Un mouvement vague de la main.
—Maintenant l’amour a une forme, dis-je en ricanant.
Il me tira du collet et me dit :
—Lucien, je dois la retrouver.
Je n’avais jamais été près de ses pupilles comme je le suis maintenant. C’est très différent de ce que je vois dans les miens : pas d’épaves, pas de cendres, pas de tombeaux.
Du feu. Du feu qui brûle ardemment. Un feu de passion. Et ça me glace les veines.
— Tu te rappelles Madeline ?
Un mot capable de remettre mes cendres une nouvelle fois à feu.
—Non.
Mensonge amer.
—Madeline la fille qui …
—Vincent…
Il soupire et me dit :
—Je sais que tu ne la supportais pas…
“Je ne la supporte pas” est un grandiose euphémisme. Je la hais.
—Elle n’est pas morte.
Je ne peux plus avec ce face à face. Je veux le gifler pour de telles nouvelles.
—Et tu veux la retrouver ? dis-je avec un ton triste.
Pathétique. Tu es pathétique.
Il fit oui de la tête. Il parait heureux de trouver la vraie quête qui lui apaisera l’âme.
Je ris et cela échoie comme un tonnerre dans la pièce contigu. Des regards inopportuns d’ici et de là.
—Je comprends pas pourquoi. Tu avais la plus belle des filles entre tes mains et puis te voilà cherchant une psychopathe, une délinquante, une je-ne-sais-qui.
Je vois quelque chose se briser en lui. Un fracas horrible perça mes oreilles.
—Que sais-tu ? Dis-moi, monsieur qui aime une personne parce qu’elle lui a sourit ? Monsieur qui parle sans cesse d’amour et de fantaisies mais qui ne les vit jamais ?
Je prends un verre et je le jette de son côté.
Je quitte le café avant que le propriétaire ne m’inflige de malédictions.
Ses pas se succèdent derrière moi et une fois la lumière du jour me baigne, sa main s’agrippe à ma veste. J’essaie de le pousser mais j’oublie toujours combien son physique dépassait le mien. Mon chétif corps est prisonnier de ses mains furieuses.
En le regardant, je pourrais voir clairement toutes les anciennes marques de mes morsures. Il y en avais une nouvelle, écarlate. Je hais que son sang est mon préféré.
Tu n’es pas seulement con, tu es sadique.
Mais il est masochiste, c’est pourquoi vous vous entendez.
Tu es le buveur de sang et il est la victime qui se laisse faire.
Vous nous dégoûtons tous les deux.
Ses mèches claires s’entremêlaient avec les miennes, sombres.
—Écoute moi, elle est la seule avec laquelle je me sens différent. Elle est personne pour tout le monde, mais elle est quelque chose pour moi.
—Tu es fou.
Il lève la tête au ciel et je me défais de son étreinte.
—Je le suis toujours. Avec elle, je suis heureux de l’être.
Vincent est hors de son esprit.
S’il y avait un vrai Dracula, c’est elle. Elle captive les gens avec ses rires démoniaques.
Qu’a-t-on à aimer en une hideuse créature qui se nourrit des maux des autres ? Qui essaie de tromper tous pour le plaisir de l’attention ? Elle tuera pour un seul moment de délice : un regard échangé, une illusion de bonheur qu’elle croit vivre.
Arrête, arrête.
Elle ne fait que ravage où elle va. Elle cherche à connaître, à aimer. Avoir une vue de plus près. Comme le petit enfant qui se rapproche du feu. Elle tend sa main…
Et puis elle devient le feu.
Arrête. Tu ne la décris pas. Tu décris toi-même.
Elle est le monstre en moi. Je suis le monstre en elle.
Maintenant, une flamme vacille dans mes pupilles grisâtres. Et cette fois, ce n’est pas de la passion.
C’est de la haine.
La même nuit, je frappe à la porte de Vincent.
Il m’ouvre, se frottant les yeux avec un grognement. Je lui tends un bout de papier.
C’était un dessin médiocre, avec des crayons de couleur rouges, noires et une touche de cendres. La silhouette d’une fille au milieu d'un incendie, dansant à un rythme singulier, une mélodie que seuls nous entendons.
Moi et elle. Elle et moi.
Et je ne l’aime pas.
—Con. Ça c’est mon travail…
—Ma voiture t’attend dehors. Cinq minutes, pas plus ou je te jure que…
Il s’envole en s’écriant :
—Tu es vraiment dingue, Lucifer.
Il ne sait pas.
Il ne sait pas que nous nous lançons dans cette première et dernière aventure avec des intentions différentes.
Lui, une quête d'amour.
Moi, une quête de sang.
De revenge.
Parce qu’il ne peut exister qu’un seul Dracula. Et cela voudrait dire..
Que le sang de Madeline serait le mien.
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