Chapitre 1 : Rebecca - London Calling
Quatorze ans auparavant…
Londres… Si triste et pourtant si belle. Il est loin le temps d’Agatha Christie. L’arrogante ogive de la City nargue la Tour de Londres… Symboles de périodes différentes et pourtant si semblables. Tower Bridge est devenue une passerelle entre deux ères, l’une que l’on croit révolue et l’autre moyenâgeuse, moderne, cosmopolite, exubérante. Londres, c’est Paris, en plus polie, plus flegmatique, plus royale…
Mais Londres, c’est aussi James Bond, les cabines téléphoniques qui nous parlent encore, les gros taxis noirs, des chapeaux melon, des bottes de cuir, des filles en jupe courte - même en hiver - qui draguent ouvertement, des quartiers où les maisons se suivent et se ressemblent. Une ville qui pue vraiment la classe. Tant d’années que je n’étais pas revenu ici. Je devais être encore gamin. Et m’y revoilà.
J’étais parti de New York. Archie m’avait accompagné. Lui, pour la saison estivale et sa bien-aimée. Moi pour oublier Rachel. Pour effacer la honte. Une histoire d’amitié un peu trop troublante qui s’était achevée par une humiliation publique. Un affrontement qui tourna au cauchemar par l’intervention de son petit ami, Aaron. Je voulais oublier tout ça.
Mes tous premiers jours londoniens avaient été chaotiques. Les parents d’Archie m’avaient toutefois généreusement accueilli. Puissante famille ancrée dans l’aristocratie, les Stanford étaient réputés comme faisant partie des meilleurs cabinets d’avocats du royaume. Cela ne les empêchait pas d’être d’une gentillesse et d’une humilité peu communes et qui contrastaient avec la profession qu’ils exerçaient.
Je me disais que ce serait juste le temps de trouver un appartement ou une colocation. Moi qui étais habitué aux orphelinats, internats et autres pensionnats, je me retrouvais dans un univers qui m’était étranger. Leur manoir, aussi imposant soit-il, était un séduisant compromis entre tradition et modernité. Je n’étais pas habitué à tant d’opulence et ma gêne était presque palpable.
Les semaines qui suivirent prirent des allures de rite initiatique et d’apprentissage au bon goût. Je me transformais peu à peu. Tout devenait élégant autour de moi. Les manières, les tenues, le langage. Il ne manquait plus qu’un emploi à la hauteur de mes talents. Armé de mon MBA, je cumulais les entretiens d’embauche à la recherche d’un poste rare. Monsieur Stanford avait eu la délicatesse de me lister les sociétés susceptibles de m’accueillir dans mon domaine d’expertise.
Être à Londres était un avantage certain : la plupart des armateurs avaient des bureaux dans la capitale britannique, même si leurs sièges n’y étaient que rarement enregistrés. De plus c’était à Londres qu’était basé le Baltic Exchange, la seule Bourse maritime au monde. A deux pas de là se trouvait le Lloyd’s, où la majorité des armateurs viennent acheter leurs assurances. Quant aux avocats spécialisés dans les paradis fiscaux où enregistrer les pavillons des vaisseaux, et les banquiers d’affaires pour s’occuper de leurs financements, il s’en trouvait des milliers. Une plaque tournante et stratégique donc.
Finalement un poste me fut proposé chez Yacht Business Consultants, une compagnie principalement spécialisée dans les transactions haut de gamme de palaces flottants, ainsi que les assurances maritimes. A partir de là, les jours défilèrent à une allure folle.
Pour achever de prendre mon envol, les Stanford me prêtèrent gracieusement un loft qui culminait au dernier étage du Metropolitan Wharf Building. Jadis un ancien entrepôt qui servait au stockage de thé dans le quartier de Canary Wharf. Une pointe de romanesque, à la Oliver Twist. Comme j’avais pu le constater, depuis, c'était devenu un centre d’affaires et cela ajoutait une touche de modernité dans l’Est londonien et sur les bords de la Tamise. L’avantage principal était, qu’une fois le soir tombé, c’était un havre de tranquillité.
Déjà cinq mois. Cinq mois, qui s’étaient écoulés. L’été touchait à sa fin, et avait laissé la place à l’automne londonien. Londres en automne. De la pluie, du vent et du brouillard, le fameux fog. Parfois un rayon de soleil qui vient faiblement darder la capitale. Londres en automne, c’était avant tout des pubs fumants et moites, les soldes de la rentrée des grands magasins, un soleil qui se couche à 16 heures. A cela s’ajoutaient les joies du travail. Car oui, les douze dernières semaines avaient été consacrées uniquement à mon job.
Dès les premiers jours de travail, je fus mis dans le bain. Je faisais tellement propre et premier de la classe dans mon costume. J’étais excité de cette opportunité mais anxieux de l’environnement dans lequel j’allais atterrir. Une première professionnelle ça impressionne forcément. Une fois l’angoisse chassée, je m’étais attelé aux missions qui m’avaient été confiées. Et je commençais à aimer ce que je faisais. Je devenais accroc à mon travail. La soif d’apprendre toujours plus me tirait vers le haut.
Chaque jour avec mon mentor, Chelsea Rosamund, était une leçon de vie si ce n'était pas une leçon de guerre. Elle me montrait les astuces et les vices du métier de courtier en yachting. Lors de mon premier jour, elle m’avait emmené dans un restaurant très chic, le River Café. La confrontation fut franche, directe, sans détour. D’un ton sûr, elle m’avait expliqué les rouages de la compagnie. Également ce qu’elle attendait de moi, la compétition entre collègues, les récompenses.
Jamais je n’avais pensé qu’une femme d’affaires puisse être aussi redoutable et redoutée. Derrière son élégance, la dureté de ses propos et la fermeté de ses actes, se dissimulait un instinct maternel. Je me sentais en sécurité avec elle. Elle couvrait mes erreurs de débutant dans les négociations, mais ne se privait pas de me fusiller de remarques cinglantes en privé, évitant de me favoriser par rapport aux autres collègues. Tant bien que mal, je m'efforçais de l’impressionner.
Ma première vente fut clôturée à onze millions de livres. Au bout de dix-sept jours au sein du cabinet. Pas mal. J’avais réussi à détourner un client de la concurrence pour lui faire acheter un yacht à voile de quarante-cinq mètres. Le lendemain, je trouvais sur mon bureau une maquette du voilier accompagnée d’un petit mot :
« Qu’importe qui tu es, et d’où tu viens. Ton aptitude à vaincre commence par toi. Toujours… En te souhaitant beaucoup d’autres ventes… Chelsea. »
Je sus, à cet instant que j’allais m’imposer. Dans mon insolente progression, je gagnais en clients, conquis des prestations que je m’employais à leur fournir. Mon portefeuille enflait et mon nom était sur les lèvres de tous. Le fils prodige pour Chelsea, l’homme de la situation pour mes privilégiés, l’homme à abattre pour les plus envieux. Peu à peu, je me métamorphosais en loup dans cette jungle financière. Le salaire était indécent pour mon âge, sans parler des primes. Et l'avantage avec l'argent, c'était l'accès à tout.
Mais ce prestige professionnel comblait le vide évident de ma vie sentimentale. Le tableau qui se dressait devant moi devenait implacablement mélancolique. Cette sensation inéluctable me rattrapait inlassablement. Même si je m’habituais à la vie londonienne, je me privais de toute approche sociale une fois le travail fini.
Je me refusais à la nuit, aux bars de Soho, aux pubs rock de Camden, aux clubs fency de Regent Street, aux Garden parties de South Kensington, aux roof tops de Notting Hill. Je déclinais poliment les invitations d’afterwork avec les collègues. À force d’isolement, ce spleen commençait à déteindre sur moi.
Et cela ne passait plus inaperçu. Mes amis new-yorkais s’inquiétaient pour moi. Nous parvenions à discuter en Visio de temps en temps. D’un côté, Allan me suppliait de revenir en Amérique. De l’autre, Chloé s’obstinait à vouloir me faire oublier mes déboires et voulait à tout prix me jeter dans les bras d’une de ses copines qui vivait dans la capitale. Quant à Archie, il était revenu en Angleterre pour le mariage de sa sœur, mais avait fait un crochet pour venir me voir. Il ne me reconnaissait plus.
— Il faut que tu fasses quelque chose Alessandro ! Il n’y a pas que le travail dans la vie.
Dieu merci, non. Mais c’était un refuge idéal.
— Sors, va dans des bars à la rencontre des gens, mélange-toi à eux, engage des conversations, va charmer.
Diana prit la relève tentant de me flatter par mon élégance et mon style.
— Tu devrais faire fureur auprès des filles ici. Regarde-toi !
Si tout était argument pour me faire oublier ma déroute, ils n'en avaient pas moins raison. Je ne me reconnaissais pas non plus et le miroir renvoyait le sombre reflet d’un homme fatigué pour son jeune âge, au charisme écorné par les vicissitudes d’une pseudo-relation qui avait à peine existé. Putain de maladie d’amour !
Plus je me regardais et plus je me disais que j’étais malade, car je pensais l’être. Ce genre de réflexions parasitait le cerveau. Et là, je commençais à songer à la peine que je m’infligeais. Je devenais faible et je m'identifiais à cette faiblesse. Et, sans même le savoir, j'étais devenu un homme malade.
— Vous savez, vous avez raison ! Je ne compte pas passer ma vie à attendre un miracle ! On ne guérit pas de ce qui nous manque. On s'adapte. Je ne suis quand même pas le gars typiquement impossible à aimer quand même ! Il est temps pour moi de passer à autre chose.
Personne n’avait la réponse à mon mal. Seulement moi. Et, si je devais juste faire face à moi-même, nul doute que je pouvais le faire. J’étais un survivant. J’ai combattu la douleur toute ma vie. Mais personne n’a envie de mourir d’amour. Surtout pas moi. J’avais diagnostiqué ma souffrance. Il était temps de réagir.
— De quoi as-tu vraiment envie Ale ?
— J’ai besoin de retrouver des fous rires à deux, du partage, des sensations voluptueuses, des luttes émotionnelles, des affrontements physiques et une ivresse des sens capable de faire bouillonner mon sang !
— Enfin ! Voilà qui est déjà plus agréable à entendre. Tu sais ce qu'il te reste à faire.
Elle me lança une œillade complice, attrapa son chéri par la main, et prit congé. Je les regardais partir et me rendis compte que j’avais envie d’une belle rencontre. D’une troublante séduction, d’une cascade de frissons affolants, d’un affrontement charnel. J’étais en manque de réveil du désir prédateur. Surtout, en panne d’attraction animale. En conséquence, un recadrage salutaire était nécessaire. J’avais besoin de plaire à nouveau avant de libérer le pouvoir diabolisant de virilité de ma séduction.
Le travail pouvait paraître titanesque à la seule évocation du voyage initiatique à entreprendre. Mais à force de doutes, j’étais parvenu à m’éloigner de l’idée d’un homme charismatique et intrigant. La mission serait de provoquer la révolte dans l’homme.
Et cela ne se fit pas attendre. Je fis du grand nettoyage dans ma vie. J’appliquais la même conscience professionnelle dans ma vie personnelle. Je révisais mes principes et Chelsea remarqua un changement d’attitude notable qui n’était pas pour déplaire, à condition de garder mon efficacité.
**********
Mardi soir. J’avais opté pour un dîner en tête-à-tête avec moi-même. Vous savez, ce genre de moment, unique à soi où l’on s’autorise ce que l’on veut. Pour ce faire, il fallait soigner le scénario et user de quelques artifices. Je voulais me surprendre dans des discours tout haut, élégamment apprêté, sur des accords de musique soul. Un peu de poésie dans des allures de gentleman comme le disait élégamment Chloé.
Un bain aux senteurs d’ylang-ylang fut le parfait préliminaire à cette soirée. Tandis que des notes de jazz imprimaient leur mélodie, j’appréciais, en ouverture, un rhum de Belize vanillé qui chatouillait mon palais. Le corps immergé dans la mousse onctueuse se laissait flotter par les remous, tandis que l’esprit surfait au rythme de la musique. Sensation légère et exquise. Je me purifiais petit à petit des maux de la journée. Le temps n’avait pas son emprise habituelle et je savourais cette parenthèse.
Étape suivante : s’employer à trouver la tenue appropriée dans une mise en scène à la fois sensuelle et virile. Le boxer italien que j’enfilais donnait une dimension sexy au rebond de mes fesses et je me ravissais de constater que mon corps n’avait rien perdu de ses caractéristiques athlétiques. Les cours de boxe étaient payants. Les muscles roulaient animalement sous la chemise d’un blanc immaculé. Un nœud de cravate demi-Windsor maintenait un col parfait. Mon choix s'était définitivement arrêté sur un costume bleu électrique de chez Savile Row aux coutures impeccables qui harmonisait à merveille la silhouette. Enfin, le tout était finalisé par une paire de chaussures marron du plus bel effet. Le résultat que renvoyait le miroir était des plus satisfaisants et je me félicitais de mon goût vestimentaire. Archie m’avait bien initié en si peu de temps.
Je déambulais dans l’immense séjour la démarche assurée. Mes doigts flirtaient sur les meubles et dérangeaient les voiles occultant de manière feutrée les fenêtres du loft. Entre deux lampées de rhum, un entrechat gracieux m’amenait vers la cuisine. Le dîner ne sera pas trop copieux ce soir, mais empreint de raffinement suprême des sens. Un bouquet de saveurs, des couleurs éclatantes, des fins épices aux effluves des mets, accompagnés d’un excellent Cabernet Sauvignon 2013 déniché chez « The 10 cases » à Covent Garden. La dégustation provoquera une explosion en bouche tant l’exquis aura conquis mes papilles. Et, le vin coulant dans ma gorge achèvera cette osmose.
Tout semblait au point. L’agencement de ma soirée me convenait et je m’imprégnais de l’ambiance feutrée de la pièce. Les lumières citadines pénétraient par les larges fenêtres en demi-lune, sans pour autant éblouir le salon. Une ambiance particulière y régnait, magnétique et érotisée par l’absence d'une quelconque présence dans les alentours. Je me sentais bien et l’alcool faisait son petit effet euphorisant.
**********
Le téléphone sonna :
— Alessandro, c'est Lisa. Chelsea vous cherche partout. Il faut absolument que vous veniez au plus vite.
— Que se passe-t-il ?
— Un certain Henry Hamilton est dans le bureau et le ton monte.
J'enquillai la dernière lampée d'alcool, saisis mon pardessus et fonçai vers le cabinet. L'agitation contrastait fortement avec le moment d'intimité que je m'étais réservé.
Je poussai la porte de verre. L'ambiance était orageuse.
— Je vous paye des millions et vous être en train de me dire que je vais me faire avoir ? Aboya monsieur Hamilton.
— Chelsea, j'arrive peut-être au mauvais moment...
— Non au contraire. Henry, je vous présente Alessandro. Il est mon nouvel atout. Me présenta-t-elle tout en me tendant le dossier du client.
— Si c'est votre meilleur homme, où était-il ces deux dernières heures ?
Chelsea me fixa. Je pris place dans le canapé et jetai un œil au dossier.
— J'essaie de comprendre Monsieur Hamilton. Sachez qu'en-dehors d'acheter et vendre, je me spécialise dans les situations, disons, litigieuses. Or, ce matin, votre dossier était carré, finalisé et je me demande ce qui a pu se passer entre neuf heures et dix-neuf heures trente.
Chelsea prit place sur le dossier du canapé.
— Nous continuons d'offrir plus d'argent pour le rachat, mais ils persistent à rejeter notre dernière offre. J'appelle ça de la mauvaise foi de dernière minute ! Il tempêtait.
— Cela ne veut dire qu'une seule chose : Bailey ne restera pas vice-président honoraire. Répondis-je.
— C'est exact ! Vous êtes peut-être moins stupide que vous en avez l'air ! Et je ne veux pas Bailey dans mes pattes. »
— Je vous garantis qu'il ne sera pas dans vos pattes. Son statut est juste honorifique...
— Et je m'en fous !
Il fulminait. Je pris enfin la pleine mesure de ses paroles. Chelsea me dévisagea non sans appréhension. Elle avait également deviné les intentions d'Hamilton. Je balançai son dossier sur la table basse.
— Effectivement, vous vous en foutez parce que c'est exactement ce qui a changé depuis ce matin. Vous avez agi de mauvaise foi dans notre dos.
Monsieur Hamilton prit un air faussement étonné puis s'installa dans un des larges fauteuils en exhalant un soupir d'exaspération.
— Maintenant que vous avez une vue d'ensemble de ce qui s'est passé durant ces douze putains d'heures, qu'allez-vous faire ? Car il est hors de question que Bailey garde son poste !
Je me levai du canapé, fis quelques pas, reboutonnai ma veste puis résumai :
— Ok, voyons si j'ai bien compris. Je ne voudrais pas passer pour un imbécile. Notre cabinet a négocié un deal qui vous octroyait tout ce que vous désiriez. Monsieur Bailey l'a signé, et maintenant vous ne finaliserez pas ce contrat jusqu'à ce que l'on prive cet homme de sa dernière once de dignité.
— Clair comme de l'eau de roche !
— Dans ce cas, cela n'arrivera pas ...
Hamilton regarda dans la direction de Chelsea.
— Et pourquoi ? S'offusqua-t-il.
— Parce que nous apprécions Monsieur Bailey et que cette société n'agit pas de mauvaise foi et n'opère pas avec la mauvaise foi !
J'avais durci le ton et l'échange se tendait.
— Oh ! Je vois de quoi il en retourne. Au lieu de cuisiner Bailey, c'est moi que vous cuisinez. Bien ! Je vous conseille de vous ressaisir jeune homme, d'abandonner votre attitude de fillette et de le faire signer définitivement. Auquel cas j'utiliserai l'argent de vos honoraires pour payer quelqu'un qui le fera !
Il commençait sérieusement à me faire perdre mon temps. Je m'approchai de lui, pris une chaise et fis face :
— Écoutez-moi bien Henry, si vous croyez que quelqu’un voudra encore de ce contrat après votre comportement déloyal, vous vous leurrez. Ensuite, depuis le temps que vous êtes en collaboration avec notre cabinet, vous devriez savoir comment ça fonctionne. À la minute où Monsieur Bailey a signé ce premier deal qui vous donnait tout ce que vous espériez, notre commission était due et payable. C'est pourquoi nous avons reçu à neuf heures dix la confirmation de transfert de la part de la banque indiquant le paiement intégral.
Je lui tendis le document puis continuai :
— Je dirais donc que la balle est dans votre camp... En vérité, je devrais dire que je tiens vos bijoux entre mes mains. Si cette image fait trop "attitude de fillette" à vos yeux sachez que je n'ai aucun problème avec ma virilité, quitte à la mettre en jeu. Donc, asseyez-vous et clôturez ce satané contrat !
Le glas venait de sonner.
— Vous allez laisser votre protégé me parler ainsi ? Bégaya-t-il.
Chelsea, sourire vainqueur, s'approcha d'Hamilton et conclut.
— Alessandro parle au nom de la firme !
Hamilton scella l'accord tout en ruminant son coup d'épée dans l'eau et quitta le bureau. Chelsea s'approcha de moi me tendit un verre, puis saisit l'attestation de virement.
— Nous avons été payés avant qu'Hamilton signe ?
— Bien sûr que non, il s'agit d'un autre paiement. La transaction est en cours et arrivera sur nos comptes dans quelques minutes. Il était dix-neuf heures trente et je devais réussir à le persuader avant vingt heures.
— Manœuvre risquée néanmoins payante. Hamilton n’en restera pas là. Mais je sais que je peux compter sur vous Alessandro. Répondit-elle tout en trinquant.
— Rentrez chez vous, profitez de votre soirée. On se voit demain.
Le retour fut rapide. Je me replongeai dans ma soirée avec la satisfaction d’avoir vaincu un dragon.
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Je m’abreuvais de mon alcool comme d’un nectar des dieux. Un plaisir épicurien dont je ne me lassais pas. Mes pas me guidèrent machinalement vers la fenêtre entrouverte. J’entamais une cigarette. La nuit qui s’installait devenait ma compagne. Il faisait étonnamment doux. Je me surprenais même à improviser un pas de danse face à l'anonymat des voisins. Le quartier était vraiment peu animé, compte tenu de sa localisation, mais le lieu était propice pour des retrouvailles avec soi-même.
La musique envahissait ma tête au rythme lancinant des vapeurs d'alcool. Mon corps balançait légèrement. Ma main passait sur la chemise, rassurée de retrouver des formes que j’avais délaissées.
Tandis que je scrutais les éclairages de la ville et inspirais l’air vivifiant, la lumière dans l’appartement en face capta mon attention. Le vis-à-vis n’était pas si proche, mais la pièce était suffisamment éclairée. Puis une apparition. Sous les traits d’une femme dont je ne distinguais pas nettement le visage. Sa dynamique quant à elle, était magnifiquement mise en valeur par un savant jeu d’ombre et lumières orchestré par les projections citadines.
Ma présence devenait anecdotique. Peut-être ne m’avait-elle pas remarqué du tout. Pour autant, mes plans n’étaient pas altérés pour ce soir et il fallait que je chasse cette voisine rapidement de mes pensées. Le dîner ne se fit pas attendre. Avec plaisir, je me régalais de la petite orgie gastronomique que je m’étais préparée. L’immense table savamment agencée regorgeait de petits plats aux saveurs exotiques, aux arômes puissants et raffinés, dont chaque bouchée me réconciliait un peu plus avec le plaisir des sens. Le vin était un délice en bouche et ma soirée ressemblait de plus en plus à ce que je souhaitais.
Une paix intérieure qui s’installe, malgré la légère euphorie. Les mauvaises pensées étaient neutralisées par cette libération d’endorphines et ce soir, rien ne pouvait me contrarier. Chloé me rabâchait souvent « Le sentiment de liberté a ce quelque chose de merveilleux qu’il est saisissable et insaisissable. Il rend les actes spontanés, et la vie semble moins calculée. » Et elle n’avait pas tort sur ce point.
Le feu crépitait dans la cheminée et je me rendis compte de cette chance qui s’offrait à moi. Plus d’entraves, plus de peur, plus d’actes à justifier. Je m’endoctrinais à une forme de vie plus conforme à mes aspirations, et j’en ferai ce que je voudrai.
**********
Pris par la douceur de cette soirée providentielle, je m'installais sur la large corniche surplombant l’une des fenêtres-lunes. La vue était saisissante et Londres brillait sous les feux de la rampe. Inconsciemment, mes yeux rivèrent à nouveau sur le loft qui faisait face en contrebas au mien. Les larges baies vitrées, baignées de lumières, dévoilaient une décoration du plus haut goût. Dans ce décor moderniste, vagabondait la jeune femme entraperçue toute à l’heure.
Elle déambulait, un verre de vin à la main et semblait très légèrement en état d'ivresse. Juste le nécessaire à la désinhibition pour une parenthèse dans l'ordinaire d'une vie sans mystère. La demoiselle s’amusait telle une enfant à jouer à la marelle sur le sublime carrelage. Elle s’engageait dans des monologues avec un invité que je devinais invisible. Dans sa comédie unilatérale, elle trinquait dans le vide.
Elle se dirigea vers la terrasse et commença à balancer ses hanches voluptueusement, une main fouillant sa courte mais dense chevelure blonde. Le spectacle qu’elle offrait était cocasse et je souriais à l’idée que ma mystérieuse voisine avait organisé le même genre de distractions que moi. Je pouvais l’entendre rire toute seule tant le coin était d’un calme absolu.
Finalement, tout était beau. La nuit, les rires, les silences et cette inconnue qui se trémoussait. Je profitais d’un spectacle rare. Et, même si je ne pouvais encore distinguer nettement son visage, elle n'en était que plus ravageuse. Ce voyeurisme n’avait d’égal que son exhibitionnisme innocent. Allan illustrait l'exhibitionnisme à sa façon : « Tu sais Ale, j'ai toujours préféré les voisines aux voisins. Tu sais, surtout quand elles vident leurs armoires en quête d'une décision vestimentaire existentielle, tant elles n’ont jamais rien à se mettre. Puis, une heure plus tard elles auront choisi le jean qu'elles auront, bien sûr enfilé de manière sexy dans notre champ de vision. » Un constat imparable auquel j’avais adhéré.
Au moment où je me levai, elle regarda dans ma direction. Sans trembler, je saisis la carafe emplie d’incitation à l’ivresse et me servis un verre. Puis je la fixai. Nullement gêné par sa présence, je continuais mon cérémonial. Elle s’arrêta de danser et resta figée alors que je me réfugiais à l’intérieur afin de changer la musique. Confortablement calé dans un des nombreux fauteuils, je savourais. Je savourais l’instant présent. Une plénitude m’envahissait. Perdu dans mes rêveries, je n’entendis qu'à retardement quand on cogna à la porte. Prestement, je me dirigeai vers l’entrée. Avec une surprise non feinte, je me retrouvais nez à nez avec la mystérieuse voisine. Sous mon regard insistant et interrogateur, elle rougissait un peu.
— Bonsoir…
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