Le Tonnerre chantant
On raconte que dans cette baie du Nord habite la dernière sirène. Entre ses cheveux d'algues, des cristaux de sel roulent en permanence sur ses joues, petites larmes blanches. Je le sais, parce que je l'ai vue. Je suis gardien de phare, je sais de quoi je parle. Hier, pendant ma ronde habituelle, je l'ai découverte couchée sur un rocher de mon îlot. Quand j'ai approché ma main de sa nageoire grisâtre, ses écailles se sont légèrement effritées, comme si elle était faite de sable.
Elle m'a raconté son histoire. Elle n'était, il y a mille ans, qu'une jeune gardienne de troupeaux. Son mari était pêcheur. Un jour, alors qu'elle se reposait sur la grève, elle vit la barque de son amant se renverser sur l'horizon. Folle de peur, elle s'était précipitée dans l'eau. Elle ne savait pas nager. Sans un cri, elle s'était noyée au pied d'un arc-en-ciel, loin du regard des hommes. Elle avait roulé des jours sur les fonds marins, encerclées d'algues et de poissons-lanternes. Il y faisait froid. Sa peau était devenue si claire qu'elle en était presque bleue. Au bout de cent ans, elle se demanda si elle était vraiment morte. Pourquoi continuait-elle à sentir, sur sa peau nue, les haillons de ses vêtements ayant disparu depuis longtemps, le frôlement des algues ? Pourquoi voyait-elle encore les poissons passer, parfois même l'ombre d'un bateau ? Au bout de deux cent ans, elle décida de bouger. C'est à ce moment précis qu'elle se rendit compte qu'elle n'avait plus de jambes. A la place, une longue queue de poisson, aux écailles grises et brillantes, s'agita. Elle vécut, pour la première fois depuis sa noyade, un court moment de joie. Au bout de trois cent ans, elle comprit qu'elle était condamnée à errer dans les profondeurs sous-marines pour l'éternité. L'anniversaire des quatre cent ans, elle se dirigea vers la plage depuis laquelle elle avait vu la barque de son amant se renverser. Depuis, elle vient, tous les jours de tempête, chanter dans l'orage, sur les rochers, en espérant qu'une vague violente la tuerait enfin. Au fil des siècles, ses cheveux d'algues grandirent jusqu'à couvrir son dos de fantôme, sa voix se fit de plus en plus angoissée, ses cauchemars de plus en plus tristes.
Les gens d'ici l'appelle le Tonnerre chantant. Moi, la Voix triste. Les soirs d'orage, je ne pouvais pas m'empêcher de me pencher par la fenêtre du phare pour l'écouter chanter. Le vent et la pluie fouettaient alors mon visage. Je m'en moquais, et j'ajoutais à ses larmes solides mes larmes liquides. Pendant ses mille ans de vie marine, elle a attiré bien des marins dans les eaux de la baie, sans le vouloir, sans le savoir. Être maudit, elle continuait d'aller et venir hanter les rochers de la plage et de mon îlot. Elle était morte d'avoir trop aimé.
Le jour de notre rencontre, je crois bien qu'elle était en train de mourir. Peut-être était-ce le contact d'une main humaine, qui faisait ainsi tomber son corps en poussière et en écume. Même à moitié dissoute, elle conservait une certaine beauté, et toute sa tristesse.
On racontait que dans cette baie du Nord vivait la dernière sirène. Moi, je sais que c'est faux. Plus personne ne chante les soirs d'orage.
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