"Entre les mondes" (partie I)
À la suite de l'explosion, les oreilles de Fedor sifflaient et son crâne tambourinait. Depuis combien de temps était-il inanimé sous les décombres ? Peut-être quatre heures, ou bien cinq minutes, il n’en avait aucune idée à vrai dire. Ce dont il était sûr, c’était que sa position se révélait plus qu'inconfortable, les morceaux des anciens piliers de fer sous son dos transperçant sa peau de parts en parts. Il fallait vite qu’il se dégage de là, c’était une question de vie ou de mort.
Ainsi, alors qu’il n’avait même pas encore ouvert les yeux, l’herboriste tenta de s'extirper des débris dans un réflexe instinctif. Malheureusement pour lui, il ne fit qu’heurter un plafond de pierre dans sa vaine tentative. Seul son bras gauche se délia de ses chaînes de béton. Comme il venait de forcer sur ses muscles, ce fut autour de sa jambe droite, une fois reposée, de le lancer.
Non sans difficulté, Fedor ouvrit finalement ses lourdes paupières. Sa vision était trouble et l'obscurité ne se rompait que grâce à un fin filet de lumière. Malgré la faible luminosité, il aperçut un ruisseau rouge suintant le long de son tibia droit. Sa tunique, quant à elle, était déchirée de tous les côtés, et un peu partout sur son corps sa peau était râpée à sang. Ces blessures-là guériraient vite, c’était sa jambe qui présentait bien plus de danger pour sa vie. En tentant de sortir son mollet du béton, il n’avait fait qu’empirer la situation et le débit sanguin augmentait à vue d’œil depuis son réveil.
En relevant la tête, Fedor se demanda comment les débris pouvaient tenir ainsi sans s’écrouler sur son corps. Par quel miracle vivait-il encore ? Prisonnier d'une hasardeuse coquille de pierre sous plusieurs mètres de décombre, le cœur du miraculé battait encore.
Impuissant face à son état, le vieil homme laissa l’heure tourner en essayant tant bien que mal de résister à l'écrasante douleur, le visage couvert de sueur. Les secondes lui paraissaient des minutes, et les minutes des heures. Tardivement, Fedor se rendit également compte que l’oxygène au sein de sa coquille venait à se raréfier. Par conséquent, il ralentit son souffle, économisant ce qui lui restait d'air frais passant par le filet de lumière. La manœuvre semblait difficile compte tenu de la douleur qui le torturait continuellement, et cela ne faisait que repousser l’heure fatidique.
Peut-être une minute ? Une heure ? Une journée entière ? Il ne savait pas, mais déjà, ses forces l’abandonnaient. Ses paupières lui semblaient lourdes, son cœur battait la chamade. En se débattant une ultime fois, il puisa au sein de ses dernières réserves d'oxygène avant de tomber dans un long sommeil.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, ce fut au milieu d’une une forêt luxuriante, la tête posée au sol. Le ciel brillait d’un bleu éclatant et le soleil rayonnait au travers des feuillages. Ces rayons de lumière, par ailleurs, réchauffaient la peau glacée de Fedor, lui donnant l’impression d’une couverture de lumière bordée sur un sol mou et meuble. Il se sentait apaisé, reposé et entier. C’est comme si les remords et les regrets qui le rongeaient depuis des années n’étaient plus.
Fedor se leva finalement et marcha, se faufilant entre les vastes arbres aux troncs centenaires. A son grand étonnement, il n'avait plus de blessures apparentes sur sa peau, redevenue douce et tendre comme dans sa jeunesse. Même sa cicatrice à la joue, qu’il s’était fait enfant en jouant avec la dague de son père, avait disparu.
Dans la forêt, aucune feuilles mortes, aucunes fougères ou chardon au sol n’entravait son passage. Seul une terre meuble et une épaisse mousse, agréable sous le pied, parsemaient les environs à perte de vue. Une odeur forestière, à la fois sucrée et pure, flottait dans l’air. Soudain, arrivé à l’orée de la forêt, un village, ou plutôt une citée se dessina au lointain.
Des maisons de bois avaient été bâtis à dos de large troncs arbres, à parfois plusieurs dizaines de mètres de hauteur. On semblait y accéder par le biais de longs escaliers de bois serpentant le long des arbres. Une vaste tour au centre de la cité, constituée d'épaisses racines et de branches vivantes, surplombait toute la ville verte. A son point culminant, une douce lumière émeraude, plus apaisante qu'éblouissante, éclairait avec légèreté les environs, tel un phare sur un océan de verdure. Mais cette cité idyllique s’accompagnait également d’une ceinture de remparts fait de pierre non taillée, obstruant la vue à Fedor des rues de la ville. De grandes portes limitaient l’accès à ces dernières.
Surpris par cette découverte, Fedor se pinça, mais rien ne se passa, pas de réveil.
« Je suis au paradis, il me tend les bras ! » s’exclama l’herboriste à voix haute, maintenant en proie à une certaine euphorie.
Ainsi, il courut sans s’arrêter jusqu'aux vastes portes de bois verrouillées. Une fois face à celle-ci, il tenta désespérément d’entrer en les frappants avec ses poings, dans une heureuse folie.
Alors seulement, Fedor remarqua la présence de deux gardes à chaque extrémité de la porte, ne bougeant pas d'un cil, le regard dans le vide. Fedor pria pour que les deux hommes n’aient pas remarqué son moment de folie, puis il s'enquit, à voix basse :
-Hé vous, le garde, comment se nomme cette cité dîtes moi ?
L'un tourna légèrement la tête vers l’herboriste en le dévisageant. Le garde était équipé d'une armure de verdure et ses jambes n'étaient en fait que de petits troncs d'arbres. Lentement, il se tourna vers Fedor, les branches s’animant au fil de son geste. Alors seulement, sous sa visière de feuille, il répondit, la voix puissante et résonnant en échos :
-Tu le sais mieux que moi.
Ses paroles restèrent en suspens. Fedor ne comprit pas le sens de celle-ci. Il insista :
-Pourrais-je rentrer ? Je vous en prie.
Son regard inquisiteur se posa sur l’herboriste. Ses yeux brillaient d’une lumière similaire à celle de la tour au travers de l’obscurité de son casque.
-La cité de Desséphaïs n'est réservée qu'aux âmes n'ayant plus d'enveloppe corporelle. La tienne oscille encore entre les mondes, laisse le temps donner son verdict, Fedor.
Une corne de brume retentit dans l’air, et soudain, les portes s'ouvrirent...
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