"Le hasard fait bien les choses" (partie II)
Après avoir agrippé la fragile reliure du livre afin de l’extirper de l’étagère, Peregrinus le posa délicatement sur la table de bois, puis d’un souffle, il fit s’envoler la couche de poussière brunâtre recouvrant la couverture. L'homme au masque de fer observa alors en détail le titre du livre, constitué d'un somptueux tracé d'or. Celui-ci était écrit en ancien empirique. Cela intrigua par ailleurs davantage Peregrinus : rare était les ouvrages rédigés dans cette langue morte.
Il sortit de sa contemplation lorsque Ghenler vint s'asseoir à ses côtés. Il le salua alors d'un sourire amical, mais le bibliothécaire n'en tint pas compte, engageant directement la conversation :
-Alors comme ça tu nous as sorti un nouvel amas de papier à ce que je vois ! dit-il, tout en observant le livre.
-Effectivement. Il a attisé ma curiosité, je ne saurais pas te dire pourquoi, répondit l'homme au masque de fer. D’un autre côté, cela fait dix ans que je viens quotidiennement dans ta bibliothèque, il fallait bien que je tombe dessus un jour.
-Ça m'a tout l'air d'être une relique ta chose.
Ghenler extirpa de la poche de son veston brun un petit étui en bois. Il l'ouvrit avec délicatesse, puis en sortit une paire de lorgnons qu'il plaça doucement sur son nez, du bout des doigts. Il fit mine de recoiffer les fines mèches blanche sur son crâne, dégarni par l'âge, puis il fronça ses sourcils et son front se rida, observant l'objet de près.
-De l'ancien empirique, je vois, murmura-t-il.
-C’est cela. Le titre traduit en Hillique devrait donner : « Biographie de Plinn le dompteur des mers, découvreur du nouveau monde ».
Le vieil homme releva la tête et s'exclama, sur un ton à la fois bourgeois et ironique :
-Excusez-moi de ne point avoir la connaissance des dialectes empiriques monseigneur !
-Vous êtes pardonné vieux doyen, rétorqua-t-il en souriant.
-Arrête, je ne suis pas si vieux que ça ! Quoique, j’ai un demi-siècle … oh, et puis merde, tu ne vas pas me mettre le cafard pour le reste dans la journée, hm ? Concentrons-nous sur l'utile et non le désagréable.
Puis Ghenler leva les yeux au ciel en se plongeant dans ses pensées pendant une vingtaine de secondes, avant de questionner de nouveau Peregrinus.
-Dit-moi, ce livre, pour recentrer la discussion, tu l’as déposé dans la bibliothèque il y a quelques jours ?
-Bien sûr que non. Je viens de te dire à l'instant que je venais de le prendre dans l'une des grandes étagères de la tour, assura-t-il.
-C'est étrange. Tu sais, je me souviens de n'importe quel ouvrage entrant et sortant de ce lieu, sans jamais faillir ! Je suis peut-être vieux, mais pas sénile non plus. Cet objet, c'est quelqu'un qui l'a placé ici à mon insu, je te le dis. Et ce ne serait pas la première fois d’ailleurs. L'inconnu qui a fait cela a dû venir il y a moins d'un an car, à chaque printemps, nous faisons l'inventaire de la tour en comptant tous les bouquins.
-Et c'est pourtant sur lui que mon regard s'est figé parmi les milliers de livres présents ici. De plus en plus étrange, tu ne trouves pas ?
-Oh que si ! C'est le destin qui te guide, ou juste le hasard. Il brillait probablement plus que les autres livres, ça fait tape à l’oeil. Peu importe, lis-moi ce gros tas de papiers recouvert d'encre. Moi j'ai du travail, je dois y aller. Un seigneur du Sud exige qu'on lui prête des écrits portant sur des techniques médicinales du dixième siècle après la chute de l'empire. Ce serait apparemment un savoir primordial pour lui. Puis bon, tu sais, tous ces nobles, toujours impatients ! Ça ne sera pas une mince affaire, s'enquit-il.
-Je vois mon ami. Bonne chance avec ton seigneur.
-Ou plutôt malchance, grommela-t-il. Enfin, à la revoyure mon ami !
-Au revoir, lança Peregrinus avant de repartir dans l'exploration de la précieuse relique.
Au fil des paragraphes, l'homme au masque de fer compris davantage le sens du titre. Malgré l'état de conservation plutôt moyen de l'objet, rendant certains mots illisibles, Peregrinus parvenait à décrypter, non sans difficulté, la plupart des écrits.
Au bout d'une bonne heure, même s'il n'avait lu qu'une dizaine de pages en tout, il en arriva à cette conclusion : il était face à la biographie d'un aventurier et navigateur des temps empiriques qui prétendait, dans ce qui semblait être la préface de l'ouvrage, avoir découvert des terres au-delà de la mer infinie vers le nord.
Pourtant, il était dit dans tous les ports et par la totalité des marins que quiconque avait tenté de traverser la mer infinie n'en était jamais revenu, étant voué à une mort certaine. Certaines légendes affirmaient même que des démons, envoyés des dieux, venait à la rencontre des explorateurs les plus téméraires afin de les noyer, eux et leurs navires, jusque dans les abysses.
Peregrinus, quant à lui, pensait que ces récits n'étaient que le fruit de l'imagination débordante des marins un peu trop penché sur la boisson. En ces temps, la plupart des peuples de tous les royaumes confondus, sauf exception, n'étaient guères instruits, ne sachant ni lire ni écrire. La naïveté et l'obscurantisme était alors de mise et l'éducation réservée aux plus riches, comme souvent. Mais pour autant, Peregrinus le savait bien : les légendes, aussi fantasques qu'elles puissent paraître, avaient en général un fond de vérité.
Mais les premiers doutes s’immiscèrent dans son esprit. Ne connaissant pas la provenance de l’ouvrage, les faits qui y étaient affirmés n’étaient pas forcément vrai, surtout que l’idée d’un autre continent paraissait grosse, il faut le dire. Ce pouvait très bien n'être qu'une vulgaire contrefaçon, tout comme les légendes contées par les marins. Une solution à ce problème lui vint alors en tête.
Au vu des enjeux et des connaissances qui, si elles étaient avérées, changeraient bien des choses, il existait un moyen de trouver une réponse à cette question. Ce moyen, c'était Fedor. Un druide et chimiste renommé que Peregrinus avait connu il y a de cela des années, lors de sa carrière militaire sous la bannière des Oniris. Même si de récentes rumeurs circulaient sur Fedor, comme quoi il n'était plus que l'ombre de lui-même et amputé de son talent, l’ancien général avait conservé une certaine confiance en l'homme, balayant les commérages d'un revers de main.
Fedor logeait à Akkar, la ville aux milles inventions. La cité avait pour avantage de n’être qu’à quelques jours de voyage à cheval de Denancourt, puis Peregrinus n’avait pas de tâches particulières à accomplir au château, rien ne le retenait. Au contraire, il s’acquittait enfin d’une excuse pour voyager au frais du seigneur.
Ainsi, après avoir prévenu Ghenler de son départ pour Akkar, Peregrinus monta dans sa chambre à coucher, préparant ses affaires à la hâte. Il emporta l'ouvrage dans un petit coffre solide qu'il plaça délicatement au fond de son sac, le prévenant de ce fait du moindre dégât.
L’homme au visage d’acier alla chercher son épée, posé dans un coin de la pièce, puis il la dégaina de son fourreau afin d’en examiner la lame. Il n’en avait pas fait usage depuis des mois, et il craignait que le fer ai rouillé.
Forgée au sein des mystérieuses terres de Sidérage, l'arme possédaient des finitions inégalées. Le fil de sa lame, fait d'un métal noirci, semblait parfait, tout comme son équilibre. Son pommeau, orné d'une améthyste aux allures ténébreuses, se confondait à un miroir. Le cristal avait par ailleurs donné son nom à l'épée : "la dresseuse d'astre". C'est ainsi que les Sidéragiens avaient baptisé l'artéfact avant d'en faire don à l'homme au masque de fer. Sa beauté égalait sa létalité.
Il referma finalement la paume de sa main, sur le cuir noir de la poignée, afin de la rengainer à sa ceinture. Après tout, il lui fallait bien de quoi se défendre en cas de danger, même si un érudit, âgé qui plus est et armé d’une si belle lame, n’était pas chose courante en Terres d’Hillions.
Quelques minutes après avoir enfilé sa tenue de voyage et prit suffisamment de provisions dans son sac de cuir, Peregrinus partait au galop, filant comme le vent sous les fracas énergiques de son hongre, et laissant dans son sillage un nuage de poussière en lévitation.
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