13 – Et si on s’organisait ?

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Je crois que la crise est passée. Le dragon qui vient de tenter de me réconforter a le menton orné d’un bouc. Ce doit être un des deux qui causaient quand j’étais planqué. Je me redresse. Il m’époussette avant de se relever lui aussi.

— Bon sang, qu’est-ce que tu fais là, bonhomme ? T’aurais jamais dû voir ça.

Il m’engueule pas, il constate tout triste.

En guise de réponse, il a un gosse qui s’essuie le nez avec sa manche.

— Allez, viens, je te raccompagne.

L’ambiance s’est en partie calmée dans le hall. Les brancards et fauteuils roulants disparaissent. Mon accompagnateur et moi nous apprêtons à prendre le même chemin. Il dévie et me place entre le mur et lui en m’entourant de son bras, comme pour me limiter la vue du mieux possible tout en me pressant gentiment. Ça ne me protège pas des bruits et des odeurs.

Après une bifurcation, ça va mieux. Mais voilà qu’on tombe sur un monsieur qui tient un Enzo boudeur par la main. Je reconnais le soulard à la crèpe rigolote.

— Tiens ! font les deux hommes en coeur. Vous aussi !

— Oui, je crois qu’on a des petits aventuriers.

Ils échangent sur leur trouvaille juvénile respective avant de faire plus ample connaissances. J’apprends ainsi que mon dragon est un ancien bibliothécaire prénommé Kevin, et celui à la crèpe un Jean-Eudes qui a décidé de profiter de son séjour ici pour arrêter la bouteille.

— Quitte à démarrer une nouvelle vie, autant le faire en se remettant d’équerre !

Je le remercie d’avoir gardé Enzo, ce qui surprend ce dernier, persuadé que j’allais prendre sa défense. Je le stoppe.

— Non, crois-moi, je t’expliquerai.

Enfin, pas tout, mais va falloir que je trouve le moyen de lui passer l’envie de fouiner partout.

Ils s’assurent que nous resterons dans notre chambre. Je leur jure qu’on retourne bien se coucher. Je leur mens pas, j’ai eu ma dose. J’étonne encore mon petit camarade en me réfugiant dans notre cabane armé de mon oreiller et de ma couette pour tuer la grosse envie de retrouver de la chaleur. Quoi de mieux que ce cocon ?

Du coup, Enzo me rejoint. Un cadeau qu’il me fait sans le savoir. J’arrive à tomber dans le sommeil.

Quand les autres nous trouvent là le matin, on a droit à un flot de questions. Ils sont tous autour de moi. La P’tite nous rejoint, bien campée sur ses deux giboles collantées d’un vert pétant. On la cale au milieu de nous, on la câline au passage, le temps qu’elle trouve sa meilleure position. Plus elle sera bien, plus longtemps elle restera avec nous.

Quand on y est tous, dans cette cabane, dans cette nouvelle cabane, on pourrait pas mettre un autre en plus. Ça rentre plus.

— C’est notre abri dans l’abri. Notre abri rien qu’à nous. Notre territoire.

Ça m’est venu comme ça. Pas réfléchi. Ça les calme direct.

— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ? m’interroge ma cadette.

— Léonie, on est une famille, non ?

— Ben, non… Enfin, si, pourquoi pas ? Si on veut. Oui.

— Ah oui, comme les adoptés. On s’est adopté les uns les autres.

Enzo a trouvé les mots justes. J’en vibre à l’intérieur.

— C’est ça. Une grande famille. Même plus : un clan !

Je suis chaud. Et ils me suivent. On se promet de veiller les uns sur les autres, de jamais se quitter. Les adultes, tant qu’ils sont gentils avec nous, ok. Mais si jamais on pense qu’ils mettent en danger l’unité du clan ou l’un d’entre nous, on se défendra. Et on défendra notre territoire. Et tout y passe, entre les croix de bois, croix de fer, les un pour tous et tous pour un, sauf qu’on veut trouver notre propre slogan.

— Et un chef de clan !

— Mais c’est Nahel, idiot !

Enzo explique à Titi que c’est toujours l’ainé ou le plus âgé qui est chef. Léonie ronchonne que c’est trop souvent les garçons, et que ça pourrait être une fille. Et ça cause, encore et encore. Il sont à fond. Tellement qu’ils réagissent à peine quand quelqu’un rentre dans la chambrée pour nous demander si on a faim. C’est Annie. On est content de la voir, et elle aussi quand elle nous voit engouffrer ses brioches.

— Mais, c’est pour rire, hein ? me demande Léonie quand les autres sont suffisament loin et occupés pour pas nous entendre.

— À ton avis ?

La réponse qui n’en est pas une. Tout ça, c’est peut-être égoïste de ma part, mais je ne veux plus vivre des sales trucs comme ces derniers mois. Et c’est pas un mensonge, cette histoire de clan. Un jeu, mais qui part sur du vrai. Je rappelle ainsi aux petits qu’on est inséparables. Plus je leur répéterai, plus je le leur fourrerai dans le crâne, mieux ce sera. La Josiane, elle peut toujours courir de nous piquer la petite. On sera tous contre elle si elle essaie.

Après le petit-déjeuner, le pipi et la toilette, je reprends ce jeu. On s’établit des règles, genre prendre les décisions ensemble ou prévenir au moins l’un d’entre nous de tout ce qu’on fait, surtout si on prévoit d’aller se balader seul.

— Ouais ouais, c’est ça ! râle Enzo.

— Ah, tu contestes le chef !

— Et c’est très bien, Léonie. On peut ajouter que toute règle fonctionne pour tous, y compris pour le chef. Ça te va comme ça, Enzo ? Et les autres ?

Règle adoptée. Une fois que tous ont pigé que c’était pour s’assurer de la sécurité de tout le monde. Je ne leur cache pas ma sortie de la nuit, surtout qu’Enzo attend toujours une certaine réponse de ma part. Je joue l’honnêteté.

— En tant que chef, il faut parfois prendre des décisions difficiles. Croyez-moi, avec ce que j’ai vu cette nuit, vous êtes bien ici. C’est pour vous protéger. On en a déjà assez vu. On en a assez chié. Vous croyez pas ?

J’espère que ça marchera.

Enzo se fout de ma gueule. Pour lui, je répète comme un toutou ce que nous ont dit les adultes.

— Mais c’est ça, être grand, idiot !

Léonie a droit à une belle grimace de sa part. Le rire des petits est contagieux. Cela les distrait. Ils s’embarquent les uns les autres dans de nouvelles activités. Mais plus la journée passe, moins j’ai la pêche pour me joindre à eux.

Le lendemain matin, je me réveille tout patraque et avec une sérieuse goute au nez. Un drôle de raffut passe par la porte entrouverte. Quand je sors dans le couloir, je surprends tout mon petit monde en pleine action. Enzo et Titi à cheval sur une lessiveuse avec Jean-Eudes. Un riche banquier qui fait le ménage, c’est rigolo. Les autres dans la salle de jeu avec éponges, seaux, balais et chiffons, apparement supervisés par Kevin le dragon, qui est le premier à s’inquiéter de mon sort. Léonie, avec la P’tite sur son dos, m’annonce la bouche en coeur qu’ils attendaient mon réveil pour s’y mettre dans notre chambrée.

Quand j’éternue bien gras, on me renvoie dans mon lit et m’y maintient à force de soupes, d’inhalations aux plantes si étranges que je ne saurais dire si ça pue ou ça sent bon, et même d’une menace au suppositoire. Jean-Eudes m’apporte un chocolat chaud pour se faire pardonner.

— C’est mignon, hein ? Tu préfères un chien, peut-être ? La prochaine fois, si tu veux.

Il a dû voir ma tronche devant la tête de chat dessinée dans la mousse. Je lui réponds que non, c’est cool, et me dis qu’il fait bien d’arrêter la picole, et même la banque. Parce qu’en plus, il est super méga bon, son chocolat chaud.

Les jours suivant, ce sont principalement ces deux hommes qui prennent soin de nous, et d’autres qui gèrent tout le nécessaire en dehors des soins hospitaliers de la section. Josiane ne réapparait que le soir du deuxième jour, complètement crevée. Elle fait juste bisous et calins aux petits déjà endormis avant de s’écrouler à son tour. Et surtout, je l’entends pleurer dans la nuit. J’ai pas le coeur de l’embêter, même quand la P’tite, dès son réveil, crapahute toute seule hors de son lit pour la rejoindre. Cette petite coquine m’a fait le même coup la veille. La bête qui touchait ma joue, puis mon nez, c’était elle. Je me suis vengé avec ma langue bien pendue, elle a tiré dessus, bien fait pour moi. Qu’elle refasse des trucs comme ça tous les jours, surtout !

Josiane nous quitte encore pour retourner travailler, requinquée grâce à nous, qu’elle nous dit. Puis on reprend nos activités d’enfants, choisies ou guidées par nos deux nounous hommes.

Encore deux journées défilent dans le calme. Je dessine tranquillement. Mon rhume est presque fini, mais avec mon nez qui évacue encore ses miasmes dégueus, pas question de participer à l’atelier du moment. On a décidé d’aider Jean-Eudes à faire des biscuits, alors qu’on cherchait tous quoi faire pour réconforter “les dames malades”. Il a fait la pâte, et il déborde d’idées sur les formes qu’on peut découper et dessiner dedans.

J’ai pas fait attention quand Léonie s’est levée, la mine de quelqu’un qui cherche quelque chose. Par contre, personne n’a loupé son retour.

— Vous n’avez pas vu la P’tite ?

Ni dans la chambrée, ni dans la salle de bain ou de jeu, ni même dans une autre chambre du couloir. S’il en fallait un qui ne suivrait pas les règle, j’aurai dû penser à notre puce, trop petite pour comprendre. On l’a retrouvée en marche bien décidée trois couloirs plus loin. Elle s’est tortillée en râlant dans mes bras un moment, puis elle a tentée de me faire comprendre son message à sa manière. Ses deux petites mains à tenir mon visage, sa trogne toute renfrognée, puis un doigt bien dirigé vers sa destination. J’avais une petite idée de laquelle.

— Tu veux aller où ? Ou tu cherches quelqu’un, c’est ça ?

J’ai eu envie de massacrer Léonie. Et en même temps…

— Ce serait mieux si tu parlais, tu crois pas ? que j’insiste.

Elle ouvre sa petite bouche, un moment. Mais elle la referme en ronchonnant, ses petits poings crispés de frustration. J’y ai cru. Tant pis. J’ai pas insisté. Je lui ai chuchotté quil fallait être patient, elle allait sûrement revenir, la Josiane. Pari gagné, elle s’est détendue. Sinon je crois qu’on aurait eu du mal à la garder avec nous encore longtemps. Il n’y a qu’à voir comme notre puce bondit pour trottiner vers elle quand la Jojo apparaît une heure plus tard dans la cuisine, parmis les soignantes chargées de la distribution de nos créations gourmandes.

Quand Josiane apprend son escapade, elle propose de l’emmener avec elle un moment dans la journée. Je croyais que c’était pas une bonne idée, que je lui fais remarquer. Au final, on réussit à se mettre d’accord. Et c’est ainsi que le lendemain, Jojo se retrouve après le repas de midi avec la P’tite sur son dos en accompagnie de Léonie.

Un message fort l’attend au retour. On a amélioré la décoration de notre territoire. En prime, une pancarte sur la porte : territoire du Clan, entrée sur autorisation.

Elle joue le jeu. Merci, respect pour ça.

— Est-ce que j’ai une autorisation ?

Un bombardement de réponses joyeuses sort de tous les autres.

Bon, ben, je crois que c’est pas la peine de procéder au vote, je suis battu.

Elle reste pour passer un moment avec nous et en profite pour nous raconter le grand succès de nos cadeaux gourmands. Les patientes ont été ravies, et en plus cela leur a donné du réconfort. Rien de mieux pour aller mieux.

C’est pendant notre discussion groupée que je trouve une autre opportunité. Mais là encore, Josiane récolte un pass de séjour sans date limite.

Léonie me prend brusquement à part après son départ. Elle me surprend.

— T’as une dent contre elle, ma parole ?

Quand je lui annonce ma crainte, je me fait engueuler. Elle me trouve parano. Et comme s’ils allaient laisser faire si jamais ! Mais que je m’inquiète pour rien. Josiane les aime tous, et c’est pas grave si elle a une préférence pour la P’tite. Léonie a une très bonne explication à ça.

— C’est encore un bébé ! Et les bébés, ils ont toujours plus la cote !

Pas faux. Elle nous fait tous craquer, notre petite puce qui d’ailleurs n’a mis que quelques jours pour de nouveau n’en faire qu’à sa tête. Pourtant, nos soignants habituels réapparaissent, juste en beaucoup plus court, et Josiane s’arrange pour passer au moins la nuit avec nous. Bon, c’est vrai quà ce moment-là, on dort aussi.

On repart en chasse. L’animation que l’on provoque dans les couloirs rameute du monde. On n’est plus les seuls à chercher, surtout quand il faudrait aller jusque dans les chambres des malades. Pourtant, on trouve Josiane, mais pas la P’tite. On a gagné un jeu sans le vouloir.

— Ah, je crois que je l’ai localisée ! nous interpelle doucement Maïa. Dis-donc, ma Jojo, on tient là une vraie petite baroudeuse !

On est carrément du côté des soins intensifs.

On reste bouche bée au pas de la porte.

Bien tranquillement assise sur un lit, La P’tite jouait à un étrange jeu avec une patiente. Auscultation des doigts, de la paume, du mouvement de la main. Tatonnement de-ci de-là pour tester jusqu’où son doigt s’enfonce. Et la dame du lit qui se laisse faire, ou qui s’amuse aussi avec les petites mimines.

Titi joue les étonnés.

— Ah ben ça alors !

Enzo est plus pratique.

— Comment elle est grimpé là ?

Et Théo fait son Théo.

— Maman ?

La dame tourne son visage tout pâle vers nous. Son bras tout maigre, ses cheveux blond foncés dans un état pire que celui de la P’tite quand ils nous ont récupérés… Je comprends un peu pourquoi elle a des appareils autour d’elle et une perf reliée à sa main. Heureusement, ça va, la P’tite a l’air de faire attention dans son jeu.

— Oh, ben alors, ma puce, viens là ! ronchonne gentiment Josiane en s’avancant pour récupérer notre petit colis qui glapit de joie en tendant les bras. Je suis désolée, j’espère qu’elle ne vous a pas trop dérangé ? ajoute-t-elle pour la dame qui secoue un peu la tête.

On nous retient à l’entrée. La malade semble étonnée de nous voir. La P’tite semble hésiter quand Jojo fait mine de quitter la pièce. Elle finit même par se tortiller. Josiane a beau lui expliquer que la dame a besoin de faire dodo, rien n’y fait. Alors Jojo se rapproche du lit en gardant dans ses bras la puce qui se penche et qui, sous nos yeux ébahis, lui fait un bisou sur le front.

Je ne fais plus vraiment attention un moment, contaminé par la joie des retrouvailles.

— Je suis contente ! dis Maïa à la patiente tout en contrôlant ce qu’une soignante doit contrôler. Vous êtes vraiment bien avec nous aujourd’hui, vous avez bien repris conscience. Vous nous avez fait peur, dis-donc. Mais… Carole, ça va ? Vous avez encore mal ?

Je remarque que la dame allongée a des larmes qui coulent.

— Non, répond-elle un ton pas beaucoup plus haut qu’un murmure. Les enfants…

Elle a l’air d’avoir du mal à parler, ou de manquer de force. Maïa semble intriguée.

— Oui… Vous en reconnaissez ?

Je comprends la question. On ne sait jamais. On est pas à l’abri de retrouvailles dues au hasard. Mais la dame secoue encore la tête.

— C’est que… Ils vont bien ! Alors c’est vrai, c’est sûr maintenant, je suis sauvée.

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