La bonne décision
A se rétablissait doucement. Elle insistait pour observer le travail de Jonathan quand c'était possible, quitte à lui faire sortir le lit. Elle enrageait de rester inactive. Du coup, elle tissait, cousait, tressait des paniers, faisait la cuisine, tout ce qu'elle pouvait sans s'attirer la colère de Jonathan qui insistait pour qu'elle se repose. Zed ne la quittait pas. Elle lui parlait toute la journée. Ce qui la minait le plus était de ne pas pouvoir retourner à l'atelier. Elle passait des heures à dessiner des futurs possibles pour son œuvre. Puis elle froissait ses dessins sans colère et sans regret, puis jetait les feuilles dans le feu. Elle les regardait se recroqueviller et noircir, puis se perdait dans la contemplation des flammes qui ondulaient avec souplesse. Elle ne reprenait ses esprits que lorsque Jonathan entrait avec un travail fait et quelques commentaires. Il décrivait toujours sa journée et l'état de l'île. Il savait qu'elle y attachait beaucoup d'attention. Il comprenait maintenant pourquoi : elle dépendait entièrement de Corail. Tout ce dont elle avait besoin, elle devait le trouver où le fabriquer à partir de ce qu'elle trouvait sur son île. Impossible de demander au voisin, de commander, d'aller ailleurs le chercher. Certes, il y avait quelques autres îles alentour et elle pouvait s'y rendre, mais Corail était la plus riche et la plus grande. La bonne santé de l'île était vitale.
A lui avait fait une leçon sur la géographie de son île et les trois autres qui l'entouraient.
- Tu vois, la grande, là, c'est Corail et nous sommes ici. La grande anse qui fait face au large, c'est la plage aux Rêves, là où je t'ai trouvé. Les bateaux passent devant. La Dent est ici, au bout de la baie. La crique aux Crabes est juste en dessous. La pointe Nord, ici, c'est là où je suis tombée, à l'opposé. Il y a beaucoup de récifs dans ce coin-là. Ce sont des hauts fonds qui séparent Corail de cette île, qui s'appelle Brume. Je me suis échouée plusieurs fois en essayant de m'y rendre. De l'autre côté de l'île, à l'opposé de la plage aux Rêves, c'est une bordure de coquillages et de fragments de corail, pleine de galets. Je l'appelle la Grande Barrière de Corail, comme en Australie. J'y vais rarement. Au centre de l'île, nous sommes là, dans le vallon ici. La pente sableuse en constitue le versant Est. Il y a deux autres vallons identiques envahis par les ajoncs. Le village se trouve dans cette dépression et l'église sur une colline au nord.
- Et ça, qu'est-ce que c'est ?
Il posait son doigt sur la carte grossièrement dessinée, sur une zone verte.
- C'est l'enclos des moutons. Il va d'ailleurs falloir que tu y ailles voir. J'ai un peu peur pour Citronnelle.
Selon elle, la mise bas n'était plus qu'une question de jours. Elle se demandait déjà comment nommer le futur agneau.
- Et l'autre île ?
- La petite ? C'est Paradis et celle d'à côté, qui ressemble à une tête de loup, c'est Mirage. C'est la plus éloignée.
- Tu y es déjà allée ?
- Oui, une fois. C'est sur Paradis que j'avais installé Mariette. Je te montrerais sa cabane, un jour.
Jonathan souriait. Il dut admettre qu'il ne savait plus s'il voulait repartir. Mais A ne semblait pas en douter. Qui, parmi les gens déjà venus ici, avait pu lui demander une chose pareille ? Personne.
Elle avait envoyé Jonathan surveiller les moutons un moment et vérifier l'état de Citronnelle. Elle donnait une jatte de lait à laper à Zed quand le garçon entra, renversant au passage le tabouret posé près de la porte.
- A ! Citronnelle va accoucher maintenant !
Elle se leva à demi.
- Hein ? C'est impossible, il est trop tôt !
- Je t'assure !
- Il faut que j'y aille.
Elle posait déjà ses pieds par terre et voulut se lever. La douleur teinta ses yeux de sombre, puis une larme silencieuse perça. Elle ferma les yeux.
- Recouche-toi ! Je vais te porter.
- Jusque là-bas ?
- Ce n'est pas plus loin que la pointe Nord. Tu as besoin de quelque chose ?
- Une bassine d'eau et des draps. Vite !
Jonathan ramassa une taie d'oreiller par terre. Le feu terrifiait A depuis la fin de Sainte-Blanche-la-Mer. Une bassine métallique pleine restait toujours à côté du feu pour prévenir tout risque d'incendie. Il la souleva et la posa sur le ventre d'A, puis souleva la jeune fille dans ses bras. Dehors, le soleil penchait vers la ligne d'horizon, ce qu'A appelait joliment « l'instant du soleil fléchissant ». Il courait. La fatigue faisait tanguer le sol sous ses pieds. A haletait presque autant que lui.
- Vite !
L'agneau était né. Il courait déjà dans le pré une heure après sa naissance. C'était un petit mâle, avec une tache noire sur la tête qui lui dessinait une capuche. Sa naissance difficile lui avait valu le nom de Miracle. Citronnelle le regardait galoper avec l’œil inquiet et fier d'une mère. A le suivait des yeux avec tendresse, Jonathan riait. Ils étaient revenus à la cabane. A venait de faire une tisane. Elle buvait, les yeux perdus dans les arabesques infinies de la fumée qui s'échappait de la surface frémissante. Jonathan, lui, soufflait sur sa tasse brûlante. A portait un châle bleu sur les épaules. Ses cheveux blonds tombaient devant ses yeux. Elle les chassait de temps en temps. Le garçon assis en face d'elle guettait l'eau dans sa tasse comme un fauve à l'affût. Il y trempa une cuillère et sa mit à tourner à toute vitesse, comme s'il espérait que le mouvement refroidirait la boisson. Il essaya d'en avaler une gorgée d'un coup, toussa et reposa la tasse. Sa langue le brûlait.
- Tu as mis quoi dedans ?
Elle sembla se réveiller d'un profond sommeil. Zed sauta sur ses genoux.
- De la menthe, du fenouil et un peu de romarin. Tu aimes ?
- C'est chaud.
- Tu as réussi. Tu as sauvé Miracle. Et Citronnelle.
- Tous ces moutons sont nés avec toi ?
- Non. Démon, le père de Miracle, est un des rescapés du troupeau originel. Citronnelle, par contre, est née plus tard. Sa mère est morte. Elle s'appelait Tendresse. C'était ma préférée. Maintenant, c'est Cadix.
- Tu les connais tous par leur nom.
- Normal, c'est moi qui les leur ai donnés. Je n'ai qu'eux.
Zed protesta en enfonçant ses griffes dans le tissu de son pantalon. A s’éclaira.
- Et toi. Ne sois pas jaloux, mon beau, je t'aime aussi.
Elle posa sa tasse, souleva le chat à hauteur de ses yeux et lui posa un baiser sur le front.
- Allez, maintenant file.
Il miaula, traîna un peu en la regardant, puis disparut par la porte entr'ouverte. A le suivit des yeux. Jonathan reposa brusquement sa tasse et attrapa sur le sol à côté de lui un morceau de bois fin et droit avec lequel il projetait de faire une béquille pour A. Il commença à la racler sans dire un mot, rabotant avec soin chacune des échardes du bois blanc. Il avait ramassé cette branche de bois flotté sur la plage, le jour de la chute d’A, pour s’aider à marcher jusqu’à la cabane. La fille blonde le fixa un long moment, espérant qu’il remarquerait son regard bleu roi. Elle avait la sensation que quelque chose lui échappait. Elle finit par se détourner et reprit sa tasse chaude, perdant à nouveau ses yeux dans la contemplation de la flamme. Jonathan n’avait pas levé les yeux.
Pour la première fois, Jonathan s’était réveillé avant A. Il hésita un moment, regarda le visage de l’endormie, paisible sur son matelas, et se leva. La lueur pâle qui filtrait sous la porte lui indiqua que le jour était levé. Il passa un pull gris perle et se glissa par la porte. Il se figea la main sur la poignée. Il y avait quelque chose de mauvais dans l’air. Un sentiment indéfinissable, oppressant, l’impression que quelque chose de sournois planait dans l’air, et pas seulement les lourds nuages menaçants. Il resserra ses bras sur son torse et prit le chemin de l’enclos des moutons.
Le soleil jouait doucement sur la mer, que l’on voyait de tout point du chemin. Il caressait la lande et faisait scintiller les perles de rosée à la pointe de chaque brin. Les fleurs frileuses gardaient leurs corolles fermées. Des lapins interrompaient leurs activités pour le regarder passer d’un œil curieux. La mer était d’huile et pas le moindre souffle de vent n’agitait les queues-de-lièvre. De lourds nuages plombaient le ciel au Sud. L’enclos des moutons apparut devant Jonathan. Le troupeau dormait encore, blotti derrière une haie comme un gros coussin cotonneux. Le visiteur pressa le pas. Une tête blanche se releva au crissement de ses chaussures sur le gravier du chemin. C’était Cadix, qui après un regard vaguement dédaigneux replongea dans la masse neigeuse de ses camarades. Jonathan entrouvrit la barrière et se glissa dans le pré. Ses pas secouaient les hautes herbes. Les gouttes de rosée dont elles étaient couvertes oscillaient puis explosaient sur le sol. Des toiles d’araignées lumineuses luisaient comme des rosaces d’étoiles, accrochées là par des esprits de la nuit. Le soleil peinait à réchauffer le sol ombragé par les arbrisseaux qui encerclaient le pré. Jonathan frissonnait. Il jeta un regard d’envie aux moutons amoncelés, puis, après une hésitation, se coucha entre Citronnelle et Barbiche. Le petit Miracle leva des yeux ensommeillés vers lui, passa une langue rose sur ses lèvres et replongea sous la laine de sa mère. Barbiche déplaça sa tête sur les genoux de Jonathan. Il sourit et caressa les oreilles duveteuses. Leur chaleur l’envahit doucement avec une immense sérénité. Il posa sa propre tête sur le flanc de Citronnelle et laissa son regard se perdre dans le ciel matinal. Il y resta un moment, pensant à tout et à rien. Il jouait à imaginer la vie qu’il allait se construire en Europe.
Où allait débarquer le bateau qu’il prendrait dans une semaine ? En Angleterre ? En France ? En Italie ? En Espagne ? Au Portugal ? Ou dans un autre de ces pays enchanteurs dont le nom suffisait à le faire rêver ? Le nom de Sainte-Blanche-la-Mer avait une consonance française. Tomberait-il, étourdi et seul, avec des yeux insuffisants pour tout contempler, sur un port bruyant et animé comme Saint-Malo ou La Rochelle ? Que deviendrait-il ? Ses parents avaient-ils lancé des recherches à son sujet ? Maintenant qu’il goûtait dans toute sa saveur le bonheur d’une vie insouciante, sans peur et sans dissimulation, il sentait le courage lui manquer rien qu’à l’idée de replonger dans le monde compliqué d’un « pays civilisé ». Recommencer à dissimuler, à mentir, replonger dans les méandres des règles et de l’administration, gérer mille problèmes à la fois, en permanence, lui paraissait insurmontable. Il devrait changer de nom. Et ensuite ? Qu’allait-on faire de lui ? Par quoi commencer, à son retour dans la civilisation ? Reprendre des études ? Peut-être serait-il arrêté par la police, placé en famille d’accueil, adopté ? Il se cherchait un avenir parmi des milliers de possibles. Il ne savait pas très bien ce qu’il avait envie de devenir exactement.
Citronnelle bougea sous sa tête. Jonathan sortit de sa rêverie et se dressa. Le sentiment sourd et indéfinissable de danger qui l’avait étreint ce matin devenait insupportable. Il pesait sur sa poitrine. Jonathan se leva et quitta le pré doucement, les bras croisés, presque craintif, comme si la chose qui dégageait ces effluves menaçants pouvait lui sauter dessus à tout moment. Quand il atteignit les vallons qui entouraient la cabane, l’immensité de la mer s’offrit soudain à son regard et le rassura un peu. Puis il remarqua une colonne de fumée noire qui tranchait sur le gris perle du ciel. Un bateau passait devant la plage aux Rêves.
Jonathan eut un instant d’hésitation. Une partie de lui le poussait vers la plage. Il voulait descendre en courant, crier, agiter les bras, faire des signaux de fumée. L’autre moitié le maintenait enraciné sur place, à l’île et à sa mystérieuse habitante. La force qui l’entraînait peu à peu vers le monde extérieur se renforçait. Il allait rentrer chez lui, ou du moins dans un monde comme il le connaissait. Il allait revoir des hommes. Il fallait dévaler la pente. Mais il ne pouvait pas abandonner A avec son pied infirme, et il le savait. Un lien minuscule le retenait, mille fois plus fin qu’une toile d’araignée, mais mille fois plus infranchissable qu’un précipice. Ce lien suffit à le maintenir parfaitement immobile le temps que le navire disparaisse à l’horizon. Puis Jonathan reposa ses yeux sur le chemin, sur la lande verte et sur la cabane d’A, paisible, au fond du vallon. Il sourit et pensa qu’il avait pris la bonne décision.
La sensation d’oppression avait disparu.
A ouvrit les yeux et s’aperçut immédiatement qu’elle était seule. Elle s’étira, puis s’étendit de toutes ses forces pour attraper la béquille que Jonathan lui avait fabriquée, qu’elle avait abandonnées près du feu la veille au soir. La solidité du bois dans sa main la calma aussitôt. Elle gémit en s’appuyant difficilement dessus pour se lever. Avec un équilibre vacillant, elle se dirigea vers les réserves. La faim commençait à lui griffer l’estomac. Elle avala une poignée de noix, un peu de fromage et de galette de blé avec voracité. L’extérieur l’appelait. Elle le sentait. A moins que ce ne fut juste son envie pressante de respirer l’air salin et de revoir la lande. Elle mourait d’envie de marcher, et surtout de sortir. Il lui sembla qu’elle allait devenir folle si elle n’ouvrait pas immédiatement la porte. De son pas hésitant, elle atteignit la porte et l’ouvrit largement.
Une impression étrange l’envahit aussitôt et ses yeux s’assombrirent brusquement. Il y avait quelque chose de mauvais et d’inhabituel dans l’air. A sut aussitôt ce qui clochait : les mouettes s’étaient tues. Pas un seul cri. Pas une seule silhouette blanche en train de jouer au deltaplane dans le vent. L’inquiétude vida ses poumons comme un presse-agrumes. Que se passait-il ? Quel sournois danger pouvait faire subitement disparaître toutes les mouettes de Corail ? A regardait le ciel gris ourlé de quelques nuages. Dans son état, il n’était pas question d’escalader la dune pour voir la mer. Elle tourna sur elle-même et tomba sur le panache de fumée dégagée par des cheminées humaines. C’était donc ça. Le navire de la semaine.
Et soudain la peur lui retomba dessus comme un drap. Jonathan. Avait-il vu le bateau ? Avait-il embarqué ? Il n’aurait pas osé, se répétait-elle, il ne me laisserait pas seule ici dans un état pareil. Pas Jonathan.
Pourtant elle était seule et il ne revenait pas. Elle fusilla du regard les nuages noirs qui masquaient les nuages gris et rentra. Jonathan arriva une heure plus tard. A s’était rendormie, épuisée par la petite victoire de son excursion. Il sourit, attendri par le visage apaisé de son amie. Oui, il avait pris la bonne décision.
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