Un cratère dans le sable
- Ah, tu es réveillée ! Bonjour, fit la voix de Jonathan derrière elle.
Elle sentit le soulagement la remplir entièrement et dilater ses poumons. Il était toujours là. Elle se retourna et lui offrit son sourire le plus éblouissant. Ses yeux passèrent brusquement au bleu pâle, la teinte assombrie se diluant en même temps que son inquiétude.
- J’ai eu peur que tu ne sois parti avant mon réveil, dit A en se levant et replaçant ses cheveux derrière son oreille. J’ai été stupide.
Jonathan sourit devant la franchise de son amie.
Elle le détailla pour la première fois. Au-delà de ses surprenants yeux vairons, son visage agréablement proportionné avait beaucoup changé depuis son arrivée sur Corail. Il était plus osseux, plus anguleux, et plus ouvert aussi. Il rayonnait d’une confiance en lui toute nouvelle. Son T-shirt aux manches coupées dévoilait des bras solides, soutenant une perche à laquelle étaient suspendus deux perdrix et un panier de crabes. Il portait un chapeau de paille aux bords déchiquetés qui peinait à retenir ses cheveux en bataille. Ses jambes plus agiles et plus musclées, à peine recouvertes par un short effiloché aux genoux, le maintenait dans une pose presque héroïque. Avec son teint bronzé et ses pieds nus, il avait l’air d’un parfait Robinson Crusoé. Elle le trouvait assez séduisant finalement, bien plus que lorsqu’elle l’avait recueilli deux semaines plus tôt.
Lui aussi l’observait. Cette fille énigmatique qui lui faisait presque peur au début incarnait à présent pour lui la liberté même. Son visage fin et mature, encadré par une longue chevelure blond cendré, trahissait un tempérament assuré et tenace. Ses épaules remplissaient aisément son débardeur blanc qui dévoilait des bras robustes et des mains tannées par le sel et le grand soleil. Sa taille souple et ses mollets fuselés dénotaient son habileté à l’escalade. Ses pieds, nus eux aussi, lui donnaient un air d’ermite ou d’évadée, impression démentie par son expression sereine et profondément consciente. Elle secoua ses cheveux et rejoignit Jonathan.
- C’est toi qui a pêché tout ça ?
- Bien sûr ! Enfin non, les perdrix, je les ai trouvées dans tes lacets, du côté de la Grande Barrière. Les crabes viennent de la Crique.
- Mais tu as fait le tour de l’île !
- Presque.
- Tu es levé depuis longtemps ?
- Oui, assez, admit-il. Dans la nuit, en fait.
- Mais…
Il l’arrêta d’un geste. Elle resta muette, surprise. Elle ne lui connaissait pas cette autorité et s’étonna elle-même d’obéir.
- J’avais mes raisons. Tu en sauras plus, plus tard, d’accord ?
Elle hocha la tête, puis, soucieuse de récupérer son autorité, s’appropria la récolte qu’elle portait avec autant d’aisance, sinon plus, que son protégé. Puis d’un geste, elle lui déroba son chapeau de paille. Faussement offusqué, Jonathan se jeta sur elle et la fit rouler dans le sable. Elle éclata de rire en essayant de maintenir les mains de son assaillant loin de ses épaules. La perche tomba sur la dune. Elle se dégagea d’une ruade et prit la fuite le long de la rive. A chaque flux, sa course faisait jaillir des hautes gerbes d’eau qui aspergeaient son poursuivant. Lors du ressac, leurs traces s’imprimaient en creux dans le sable humide. Un rouleau plus important que les précédents l’éclaboussa jusqu’au cou et la laissa trempée et suffocante. Jonathan en profita pour la rattraper et s’accrocher à ses pieds. Avec un cri surpris, elle bascula dans l’eau. Le reflux entraîna les deux combattants dans la mer. A, du fait de sa plus grande expérience, put se relever la première et plongea vers la haute mer. Elle disparut entièrement sous l’eau. Jonathan se releva, dégoulinant. Il essora les manches de son T-shirt. A réapparut plus loin, secoua la tête pour se débarrasser de l’eau dans ses cheveux et ses yeux.
- Gagné !
- Attends voir, grogna Jonathan avec un immense sourire, avant de se jeter dans la vague suivante, à sa poursuite.
Elle rit et partit d’une brasse soutenue que le garçon ne put égaler. Essoufflé, il dut reprendre pied tandis que la Robinsone, la tête à moitié hors de l’eau à la manière d’un crocodile, retenait un rire triomphant. Elle revint sur la plage quand il lui fit signe qu’il se rendait, s’allongea sur le sable délicieusement chaud et ferma les yeux. Jonathan détourna le regard, gêné par la vision de son corps sous le débardeur blanc rendu transparent par la baignade. A se dressa sur ses coudes pour le regarder.
- Tu vas repartir aujourd’hui.
Ce n’était pas une question, ni un ordre. Juste une affirmation. Jonathan s’approcha et s’assit à côté d’elle.
- Tu es triste ?
- Tu le sais parfaitement.
- Je veux que tu sache que… moi aussi. Tu vas me manquer, j’aimerai avoir quelqu’un comme toi pour affronter ma nouvelle vie, qui promet d’être bien galère…
- Tu auras un grand avenir, Jonathan, je le devine.
- Merci.
- Ce n’est pas forcément bon pour toi. Je t’avoue que pour le moment, je préfère ma vie à celle que tu risques d’avoir…
- Je m’attendais à ça de ta part. Mais je ne resterai pas.
- Je sais ! J’espère bien que tu n’envisage pas de passer ta vie sur Corail ! Et même si tu l’envisageais, je te l’interdirais.
Jonathan recula, surpris.
- Pourquoi ?
- Tu as encore le choix. Je ne me pardonnerais jamais de t’enfermer ici et de te couper du monde que tu as le droit de connaître. Tu finirais de toute façon par m’en vouloir. Je veux que tu revoies des gens, que tu voyages et essaies plein de nouvelles choses. Je n’ai pas le droit de te faire ermite. Ce serait te voler un avenir qui pourrait être bien plus heureux. Si vraiment tu le veux...
Elle planta ses yeux vifs dans ceux de Jonathan.
- …tu reviendras.
- Et toi ?
La jeune femme se tourna vers l’horizon.
- Moi, je n’ai plus le choix. Je n’ai jamais connu autre chose que la survie, Zed, les moutons et mon atelier. Jamais je ne serai capable de vivre sur le continent. Je ne veux pas quitter Corail. J’y suis née et je crois que j’y mourrais. Je suis irrécupérable…
- A, tu es une la fille la plus forte et la plus débrouillarde que j’ai jamais rencontré. Tu survivrais, même seule sur la Lune !
Jonathan s’approcha et appuya son épaule contre celle d’A. Les deux naufragés restèrent un long moment assis côte à côte, à regarder l’océan, les yeux dans les vagues. Personne ne bougea quand la trompe d’un navire retentit au loin. Lentement sa silhouette se dessina. C’était un petit navire de pêche blanc, arborant pavillon français. La vapeur de ses cheminées traçait des arabesques. Jonathan crut longtemps qu’il n’arriverait pas à se lever à temps, mais A bondit et le tira par la main.
- Vite ! Au port !
Elle galopait vers le village sans lâcher la main de Jonathan. Passé le moment de stupeur, il essaya de suivre le rythme dément qu’elle lui imposait. Des milliers de pensées contraires s’agitaient en lui et emmêlait ses pieds. Il avait encore tant de choses à apprendre, tant de questions à poser, tant de vérités à dire. Mais A ne lui en laissa pas le temps. Elle traversa le village à la vitesse de l’éclair et le traîna jusqu’au port. Une barque ballottait mollement, heurtant avec un son net les planches moussues de la jetée. Les pas d’A résonnèrent sur le bois.
- Monte, vite ! Dans quelques minutes il sera trop tard !
Jonathan voulut dire quelque chose, mais referma la bouche et obéit. L’embarcation pencha, mais son équilibre s’était amélioré ces derniers jours, il se stabilisa et s’assit sur un banc. A lui lança deux rames.
- Tu te sens capable de ramer jusqu’à lui ?
- Heu…Oui, je crois mais…
- Alors vite !
Elle dénoua en un tour de main l’amarre qui retenait la barque au ponton et la repoussa d’un coup de pied. Jonathan faillit tomber sous la force de l’impulsion.
- Ne parle de moi à personne. Rame ! Dépêche-toi !
Il rejeta une mèche de cheveux châtains loin de ses yeux. Il était stupéfait qu’A l’envoie balader ainsi, sans ménagement, sans même un adieu. Muet de surprise, il hocha la tête avec raideur, saisit les rames et se mit à l’ouvrage.
- Jonathan !
Ah, finalement… Il retint un sourire et se retourna.
- Adieu, Jonathan ! J’ai été très heureuse de te connaître ! Bonne chance !
- Moi aussi, A ! Je te trouve formidable ! Adieu ! Je…
Il secoua la tête, glissa une main dans sa poche.
- J’ai un cadeau pour toi !
Il lança vers la fille un paquet de feuilles et d’algues. Elle l’attrapa d’un geste aisé.
- Tu l’ouvriras quand le bateau aura disparu à l’horizon ! Pas avant !
La fille blonde se tenait droite comme un I sur la jetée. Ses cheveux volaient dans le vent marin. Une de ses plumes se détacha de sa coiffure et prit son envol. Jonathan la suivit des yeux. Elle venait vers lui. Il lâcha les rames, se leva et tendit son bras pour l’attraper. La barque vacilla, il perdit l’équilibre et tomba au fond de l’embarcation, se cognant la tête à un banc. A éclata de rire.
- Merci ! Je me souviendrai de toi !
- Je te glisserai dans toute mes phrases, sourit Jonathan, la main serrée sur la plume grise.
Il se rassit, prit ses rames et s’éloigna. A ne le quittait pas des yeux. Elle baissa les yeux sur le paquet qu’elle tenait à la main. Il était trop loin pour voir ses yeux, d’une teinte bleu outremer tirait vers le noir. Elle retenait des larmes qu’elle ne comprenait pas. Elle pensait qu’elle allait rester jusqu’à ce qu’il disparaisse, mais la douleur de le voir s’éloigner devint trop étouffante et s’enfuit en courant.
Jonathan ramait de toute la force de ses bras. Il ne voulait pas se retourner. A lui avait appris à ramer, mais la force de ses bras ne suffisait pas à le faire avancer vraiment vite. Il accéléra le rythme de ses mouvements. Il ne voulait pas rater ce bateau. Il ne voulait pas avoir à affronter l’expression d’A en étant obligé de revenir sur la plage. Il essuya son front d’un revers de manche. Le navire croisait loin devant lui, insouciant.
- Hé, ho, du bateau ! Par ici !
Pas un mouvement. Il tira à s’arracher les bras.
- Hé, ho !
La panique accéléra les battements de son cœur et sa respiration. Il ferma les yeux, se tut, se pencha sur le bateau et puisa dans toute la force qu’il lui restait pour ramer aussi vite que possible.
Soudain, il releva la tête. Des voix ! Il entendait un brouhaha de voix mêlées au-dessus de lui. On l’avait vu. Il se retourna avant d’avoir pu s’en empêcher. Il n’y avait plus personne sur le ponton. La tristesse s’enfonça dans son ventre avec la violence d’un coup de poing. Il retint un sanglot sourd et s’approcha encore. Une longue échelle de corde tomba vers lui le long de la coque.
- Montez !
Entendre une voix humaine autre que celle d’A ou la sienne lui fit une impression étrange. Comme si l’homme parlait une autre langue. Mais il monta. Le bateau n’était pas très grand, l’escalade fut plutôt facile. Plusieurs mains se tendirent pour l’aider à franchir le bastingage. Un homme avec une courte barbe noire et des yeux très clairs l’accueillit sur le pont. Cela faisait deux semaines que Jonathan n’avait vu que le visage d’A. Il fondit en larmes. L’homme, désemparé, le prit dans ses bras et Jonathan s’effondra sur son épaule. Il pleura un moment avant de réussir à se calmer.
- Tu vas bien ? Vous êtes seul ?
Son hôte oscillait entre le vouvoiement et le tutoiement.
- Je… Oui, je suis seul, je ne suis pas blessé mais… Je meurs de faim.
C’était vrai. L’inconnu sourit d’un air paternel et envoya une enfant, qui regardait Jonathan avec des yeux immenses, chercher de quoi manger et boire.
- Merci beaucoup. Vous êtes ?
- Je m’appelle Léon Maret. Je suis le capitaine du Chapardeur. Vous êtes français ?
- Non, je suis né aux États-Unis mais j’ai toujours parlé français. Mes parents l’étaient. Je m’appelle…
Il prit une profonde inspiration.
- Nathanaël Audemont.
- Eh bien Nathanaël, vous avez eu beaucoup de chance. Vous étiez sur cette île, là ?
Léon désignait Corail qui s’estompait au loin. Jonathan crut voir une silhouette sur la plage aux Rêves. Le poids qu’il avait dans la poitrine s’envola.
- Oui, je suis tombé de mon ferry. Heureusement, comme il passait près de cette île, j’ai pu y accoster avec un canot de sauvetage. Cela fait deux semaines que je tiens avec les réserves du canot et les fruits…
- Vous avez été très courageux, monsieur Audemont, dit le capitaine Maret.
La petite fille que Jonathan avait aperçue sortit d’une trappe dans le sol avec une boîte de biscuits, une bouteille d’eau fraîche et un sandwich. Rien qu’à les voir, le naufragé se sentit tout ragaillardi. Il dévora le sandwich et une bonne moitié de la boîte avant d’avaler les trois-quarts de la bouteille et se sentit aussitôt mieux. Il remercia Léon Maret.
- Où est-ce que vous allez ?
- Je rentre à Brest, s’inquiéta-t-il soudain. Où sont vos parents ?
- Je…Heu, je ne sais pas. Je…
- Tu dois être épuisé, Nathanaël, c’est normal, viens donc te reposer. Je peux te laisser une cabine.
- Non merci, ça ira. Je me sens bien, ne vous inquiétez pas.
Jonathan fit quelques pas hésitants et s’appuya sur le bastingage. Corail disparaissait lentement à l’horizon. Il porta à ses yeux la main qui tenait la plume, la tendit au-dessus des flots, et avec un sourire, la lâcha. Elle dansa dans le sillage du Chapardeur, tournoya comme une feuille morte et plongea dans une vague. Il soupira, puis se retourna subitement vers le capitaine.
- Monsieur Maret, cette île, vous la connaissez ? Il n’y a personne dessus ?
- Non, personne.
Il trouva dans sa poche un bijou. Un bracelet de perles brunes aux motifs en spirale. Il se souvenait de lui, il l’avait attrapé avant de quitter le coffre de l’église, cette fameuse nuit. Il le passa au poignet.
- Ah, répondit simplement Jonathan.
A s’était retrouvée presque naturellement sur la plage aux Rêves. C’était là qu’elle avait vu Jonathan pour la première fois, c’était là qu’elle le verrait disparaître. Assise sur le sable, elle essuya ses pleurs, rattacha ses cheveux et regarda le Chapardeur s’éloigner. Quand il ne fut plus qu’un point à l’horizon, elle se sentit démesurément seule. Elle connaissait cette sensation, ce vide dans ses entrailles ; elle le ressentait à chaque départ. Ses yeux outremer retombèrent sur le paquet qu’elle tenait à la main et s’éclaircirent d’un ton. Elle regarda le bateau minuscule au loin, puis s’employa à défaire le nœud. Plusieurs couches d’algues différentes, de mousses et de feuilles emballaient le présent. Le temps qu’elle les déplie tous, le point avait disparu derrière la rotondité de la Terre. Elle sourit tristement. Jonathan la connaissait, il savait qu’elle n’obéirait pas et s’était arrangé pour que l’ouverture soit longue. Elle déchira la dernière enveloppe. Sur des pétales de roses trémières reposait le coquillage le plus magnifique qu’elle, fille de l’océan, eut jamais vu. Une splendeur, une courbe parfaite, des couleurs douces et chatoyantes, un nacre irréprochable. Émue, elle ferma sa main dessus, le serra contre elle et se coucha sur le sable. Une dernière larme se fraya un chemin dans ses cheveux et creusa un cratère dans le sable.
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