Et le reste du monde disparut
Le petit bateau filait sur la mer. Léon Maret conduisait avec un peu de nervosité. Nathanaël crispait ses mains sur le bastingage, tous les muscles tendus vers l’avant, comme s’il pouvait tirer le bateau derrière lui. Son père adoptif avait accepté de faire le trajet. Nathanaël avait réussi à trouver les horaires de tir sur le site de l’armée. C’était dans une heure. Il aurait voulu aller cent fois plus vite, être déjà arrivé. A était-elle en vie ? Les militaires allaient-ils l’écouter ? Que pouvait-il faire ? Il pensait qu’elle ne se montrerait pas. Il ne pouvait pas révéler sa présence aux militaires. Où peut-être pouvait-il ? Comment les convaincre qu’il y avait quelqu’un sur l’île ? Il avait réagi dans la précipitation, sans plan de bataille. Que faire à présent ? Trouver A, sans doute. Et après ? Allait-elle seulement le reconnaître ? Il ne savait pas quoi faire et avait pourtant hâte d’arriver. La silhouette de l’île se précisait. Il plissa les yeux, s’efforçant de reconnaître les lieux en fouillant dans sa mémoire. Le bâtiment de guerre apparut. Il n’était pas plus gros que l’île, mais sa couleur sombre tranchait sur le ciel merveilleusement bleu. Le cœur de Nathanaël prit le tempo supérieur. Léon cria :
- On y est presque ! Tu veux que j’aille jusqu’où ?
- Approche-toi autant que tu peux, je vais descendre sur l’île
- Tu es sûr ?
Le jeune homme hocha la tête gravement. M. Maret obéit et fit valser la barre du Chapardeur. Nathanaël comptait descendre, trouver A et montrer aux militaires que l’île était occupée. Ils ne croiraient pas sans une preuve. Ou alors… Il lui suffisait peut-être d’accoster l’île et que Léon explique au colonel que le grand designer Nathanaël Audemont était sur l’île. Ils ne tireraient pas.
Sauf qu’ils viendraient le chercher pour lui faire quitter Corail. Et rien ne les empêcherait de tirer ensuite.
- Fiston !
Nathanaël se retourna. Il adorait que Léon l’appelle ainsi.
- Je peux m’amarrer dans l’ancien port. Le Chapardeur est assez petit.
- Parfait !
Enfin une bonne nouvelle.
Une fois le navire amarré, Nathanaël demanda à son père de rester à bord.
- Il se peut qu’on ait à partir vite. Et puis elle risque d’avoir peur de toi, alors qu’elle me connaît.
Il sauta sur le ponton. Le son de ses chaussures claquant sur le bois officialisa son arrivée, ou plutôt son retour sur Corail. Il eut brusquement l’impression de revenir des années en arrière. Il s’attendait presque à la voir arriver, Zed sur ses talons, toujours âgée de dix-sept ou dix-huit ans, avec son chapeau de paille, ses plumes et son panier à poissons. Mais rien ne se produisit. Il se sentait bizarrement étranger, mais rassuré. Cet endroit n’était plus chez lui, mais cela restait un refuge. Il carra les épaules, enfonça ses mains dans ses poches et s’enfonça seul vers le centre de l’île.
Il avançait dans un silence chaud, empli de crissements de grillons et de cris de mouettes. Il laissa un sourire s’infiltrer sur ses traits. Il avait oublié. Les chemins étaient bien entretenus, nets et désherbés. Donc A n’était pas morte !
Ou alors récemment, tempéra son côté pessimiste.
Il pressa le pas, involontairement stressé par cette pensée. Il ne savait pas exactement pourquoi, mais la pensée qu’A ait pu mourir le terrifiait. Cela faisait dix ans qu’il l’avait rencontré et cela n’avait duré que deux semaines ! Pourquoi cette fille, dont il ne savait rien depuis ses dix-sept ans, avait-elle encore un tel ascendant sur lui ? Il trouvait cela irrationnel et pourtant, dès qu’il revoyait son visage dont il se rappelait le moindre détail, une étrange bouffée d’émotion lui serrait la poitrine. Il fouillait les sentiers, dont il ne se souvenait plus du tout. Soudain, au détour d’un virage, il tomba sur une cabane en bois dans un vallon ensoleillé qu’il reconnut aussitôt. Il dévala la pente le cœur battant. La cabane avait été agrandie, elle comportait plusieurs pièces. Il courut en trébuchant jusqu’à la porte de bois et l’ouvrit à la volée. Personne. Il passa le seuil drapé de poussière dorée.
- A ?
Il fut surpris par sa voix étranglée. Mais la cabane était réellement vide. Il revit les deux couchettes suspendues au mur, la cheminée noircie, le grand panier, la porte au fond vers la réserve. Mais quelque chose avait changé. Les masques de bois accrochés au mur. Il s’en approcha et dut plisser les yeux pour les distinguer dans la faible lumière. Il reconnut ceux qu’il connaissait déjà, il n’y en avait que trois de nouveaux, le premier étant bien sûr le sien. Il tendit le bras et effleura son effigie en bois clair. Il reconnut ses traits d’il y avait dix ans, peut-être adoucis. Son visage souriait. Il lui répondit maladroitement, puis quitta la cabane.
Le soleil l’accueillit violemment, beaucoup plus menaçant qu’à l’ordinaire. Il grimpa la pente, remarqua l’absence de la tyrolienne et fronça les sourcils. Une fois revenu sur le chemin, il hésita sur la direction à prendre. Le temps pressait. Des gouttes de sueur perlaient à son front. Il se mit à courir vers le village, le traversa à toute allure, ralentissant à peine pour jeter un œil dans les jardins abandonnés. Il grimpa vers l’église, sans vraiment y croire. Il poussa la porte qui racla bruyamment le sol et sursauta. Les murs étaient recouverts de tableaux. Des tableaux tous signés de Victor Dumont, suspendus partout sur les murs de l’église, comme une galerie d’art. Il avança avec une sorte de crainte, intimidé par le silence solennel. Il mourait d’envie de jeter un œil sur les peintures, mais il y avait plus important. A n’était pas là, de toute évidence. Il jaillit de l’église et prit le chemin de l’atelier. Il poussa la porte, qui était devenue coulissante. Il respira l’odeur délicieuse de bois frais avant d’ouvrir les yeux. La sculpture était terminée.
Ébahi, il fit le tour de l’œuvre titanesque. Elle ne ressemblait en rien à son souvenir. Elle représentait une forme abstraite, élancée vers le ciel, profondément évocatrice d’un envol ou quelque chose d’approchant. Il passa une main sur la courbe du bois soigneusement poncée. Cette forme contenait toute la douceur et toute la sauvagerie de Corail, le vol des mouettes comme la modestie des coquillages, le vent sur la lande et les brisants sur les rochers, le bleu du ciel et la colère de l’orage, le froid de l’eau au printemps et la fluidité du sable. Il comprenait combien cette sculpture correspondait à la pensée d’A. Il se souvint de ses yeux qui changeaient de couleur et étouffa un hoquet, avant de se précipiter dehors. Il fallait qu’il la trouve.
L’enclos des moutons ? Il s’y rendit. Il s’essoufflait, son souffle devint rauque. Le troupeau avait prospéré, mais pas trace de la jeune femme. Il jeta alentour un regard alarmé.
- Bordel, où es-tu ?
Il se prit la tête dans les mains. Où A avait-elle pu aller ? Il se força à calmer les battements de son cœur. Attentive aux moindres changements de son île, elle qui détectait le mauvais temps dans le vent lui-même, A avait forcément remarqué le bâtiment de guerre devant la baie. Où avait-elle bien pu se poster pour le surveiller ? La Dent ? Il se tourna vers le rocher vertical qui surmontait la plage. Était-ce une silhouette, là, au sommet ? Il était trop loin pour en être sûr, mais l’espoir qui lui gonflait les poumons l’emporta. Il marchait de toute la vitesse dont il était capable, car sa gorge en feu hurlait dès qu’il faisait mine de courir. Il levait avidement les yeux vers la Dent, puis les baissa pour soulager sa respiration. C’est alors qu’il se figea, le regard vissé sur le chemin. L’empreinte d’un pied nu, fraîche. Une piste complète, en fait. Il la suivit des yeux et ressentit un énorme coup au cœur.
Une silhouette fine en pleine course se découpait clairement sur le sommet des dunes.
Une tunique longue verte qui flottait, des pas aussi légers que le vol d’une hirondelle, pas d’erreur possible. C’était A. Elle vivait. Il courut vers elle, ignorant la douleur dans ses poumons.
- A !
Le vent jouait contre lui. Elle disparut derrière la ligne de crête. Il jura et accéléra encore. Où allait-elle ? Arrivé sur les dunes qu’elle venait de quitter, il se plia en deux, les mains sur les genoux pour retrouver son souffle. Les empreintes de ses pas sur le sable se dirigeaient vers l’extrémité ouest. Il jeta un œil vers le cuirassé couleur de plomb. Il avait remonté l’ancre et avançait vers le nord. Il fronça les sourcils et comprit qu’A le suivait, inquiète pour son île. Il semblait en effet chercher un angle pour ses canons. La panique reprit Nathanaël, plus forte encore, lui broyant le cœur dans un étau glacé. Il devait la rattraper, absolument. Il galopa dans la même direction. Elle semblait le fuir. Il apercevait à peine sa silhouette verte qui virevoltait devant lui. Il dut ralentir, incapable de soutenir l’effort. Elle disparut à nouveau derrière un épaulement de terrain. Il grogna et décida de quitter les dunes et couper par la lande. Il marcha sur l’herbe secouée par le vent, les jambes fouettées par les queues-de-lièvres et les œillets marins. Il la vit enfin.
Elle se dressait immobile, au sommet d’une falaise qu’il reconnaissait très bien. C’était celle où il avait regardé le coucher de soleil avec elle, le soir précédant son départ. Elle regardait la mer et surtout le bâtiment de guerre, droite comme un i. Ses cheveux blond cendré voltigeaient vers l’arrière. Nathanaël s’arrêta une dizaine de mètres derrière elle, savourant l’instant. L’urgence de la situation s’effaçait complètement devant l’intimidation qu’il ressentait. A allait-elle le reconnaître ? Était-elle capable de l’attaquer ? Sans doute, il se souvenait de ses colères aussi violentes qu’un typhon tropical. Il avançait pas à pas, profitant de chaque seconde. Et puis soudain, la symphonie du Nouveau Monde le fit sursauter.
Nathanaël ferma les yeux de dépit, déplia son téléphone et faillit raccrocher, mais le nom le retint, il hésita et décrocha. A n’avait pas bougé d’un millimètre. Il recula de plusieurs pas.
- Oui, papa ?
- Monsieur Audemont ? Ici caporal Grand.
- Caporal ? Comment avez-vous le portable de mon père ?
- Léon Maret est venu nous trouver pour vous avertir que vous étiez sur l’île que nous allons pilonner. Je vous préviens que le colonel Varre est de très mauvaise humeur.
- Je ne bougerai pas. Toute négociation est inutile. Je ne veux pas que vous touchiez à cette île, c’est clair ? Je ne partirai pas. Vous pouvez avertir Varre.
Il raccrocha et reporta ses yeux vairons sur la jeune femme. Elle ne bougeait pas. Il détailla son corps fin et musclé, la douceur de sa peau, sa chevelure toujours tressée de plumes. Il prononça doucement, pour ne rien briser :
- A.
Elle se retourna d’un coup, comme un oiseau de proie. Lorsqu’elle vit Nathanaël, elle détendit brusquement son corps et ses yeux s’éclaircirent de plusieurs tons. Il se détendit aussi. Elle l’avait reconnu.
- Jonathan.
Entendre son ancien nom émut Nathanaël. Non parce que c’était celui que lui avaient donné ses parents, mais parce que c’était celui sous lequel elle l’avait connu. Il regarda son visage. Elle était devenue une femme magnifique, plus encore qu’à l’époque. Splendide. Il se noya dans ses yeux bleus, profondément, infiniment bleus.
- C’est moi.
- Tu es revenu. Pourquoi ?
- Pour toi. Pour les empêcher de tirer.
Elle fit un pas vers lui. Il retint sa respiration.
- Je me souviens de toi. Qu’est-ce que tu deviens ?
Il trouva étrange d’avoir avec cette femme exceptionnelle ce dialogue banal.
- Je suis devenu designer, en France. J’ai une famille adoptive, mon père conduit le bateau qui m’a récupéré et qui m’a ramené ici. Il est avec les militaires et les a prévenus que j’étais là. Ils ne tireront pas.
Elle s’approcha encore.
- Tu risques ta vie pour protéger Corail.
- Et toi. Tu m’as sauvé la vie il y a dix ans, je te rends la pareille.
Il fit un pas pour la rejoindre juste au bord de la falaise. Il regardait tellement A qu’il faillit tomber en heurtant un affleurement de roche. Elle attrapa son bras pour le retenir.
- Regarde où tu mets les pieds.
Son sourire était lumineux. Tellement. Il pensa soudain à quelque chose. A se retourna vers la mer.
- Et maintenant, que vas-tu faire ?
Il se retint de toutes forces de l’attirer contre lui. Il avait peur au-delà du raisonnable.
- Retourner sur le bateau de Léon, expliquer aux militaires qu’il ne faut pas toucher à cette île, admirer les tableaux de Victor Dumont, peut-être les faire connaître au monde, et puis…
Il hésita une seconde, elle se tourna vers lui avec un sourire intrigué. Il afficha un visage penaud.
- Si tu le permets, j’aimerais rester vivre ici.
- Avec moi ?
Elle était maintenant si près qu’il sentait ses cheveux blonds effleurer son front.
- Avec toi, souffla-t-il. Et, A, j’ai trouvé ton prénom.
Une interrogation brillait dans les prunelles d’A, une certaine avidité.
- Tu t’appelles Ariane. Tu as auss...
Ariane lui coupa la parole.
- Merci, murmura-t-elle.
Alors elle l’embrassa de toutes ses forces et le reste du monde disparut.
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