Chapitre 1
Vezouner.
C’est le mot qu’employait ma mère pour désigner le bourdonnement d’une mouche.
Bourdonner, c’est pour un bourdon. Alors vezouner me paraissait naturel pour désigner le bruit que fait une mouche.
Cling !
La mouche vient de se prendre le néon de plein fouet. Virage mal négocié, mayday envoyé ; on prépare les gilets et on saute.
Avec la régularité d’une vidéo qui tournerait en boucle, la mouche refait un tour de grand huit, réamorce sa manœuvre d’approche et fonce de nouveau vers le néon.
Cette mouche, c’est Sisyphe. Incarnation du châtiment le plus cruel : vivre. Vivre dans l’absurdité, vivre dans la folie, recommencer sans cesse les mêmes actions en espérant un résultat différent.
Cette mouche, c’est moi.
Penchée au-dessus du lavabo, je me contemple dans une vérité sans ornement : comme tous les soirs où je sors, j’ai trop bu, trop abusé. Je me suis fourvoyée dans une folie bien banale : fuir par le moyen si facile de l’alcool, paradis artificiel pour des âmes en plein décrochage.
Pas de gilet, je saute quand même.
Dans ces toilettes de bar, ça pépie derrière moi, ça volette sur des talons de grandes, ça va se soulager et ça hausse les sourcils en croisant mon air déconfit. Les vasques sont poisseuses d’un mélange de savon et de maquillage échappé des poudriers. Mes mains glissent, je vais finir par me retrouver dans la position du crucifié, la tête entre deux vasques.
Je ne sais plus si je me suis lavée les mains, je ne sais plus combien de verres j’ai descendu. Tout est flou et pourtant si limpide.
Une chose est sûre : c’est mon anniversaire.
Face à moi, le miroir me renvoie l’image d’une robe qu’on a trop portée et qui n’embellit
plus le corps qu’on a coincé à l’intérieur. Des pommettes rouges, des paupières tombantes, le pouls qui s’accélère. J’ai l’air fiévreuse. J’ai surtout l’air de ne pas être celle que je suis. Le diagnostic tombe : maladie rare et violente, la lucidité.
Je sais ce que je fuis, tout comme je sais pourquoi je le fuis. Et pourtant.
Je vezoune, moi aussi, me cognant à cette lumière sans savoir pourquoi elle m’attire. De soirée en soirée, je traque l’ivresse et les hommes, j’étale la vanité de celle qui se farde pour mieux paraître. Paraître dans la splendeur du trompe-l’œil, dans une illusion aux airs de deuil.
Ces toilettes sont l’antichambre du spectacle, et moi, j’en suis la comédienne qui s’apprête à entrer sur scène pour le deuxième acte.
De l’autre côté de la porte des toilettes, la musique et les cris me parviennent comme autant de tremplins à la survie : on couvre le silence tapageur de notre désespoir par des rires de bêtes, on se vide la tête en la secouant sur des rythmes hypnotiques.
De l’autre côté de cette porte, je suis une endormie qui descend dans le terrier en cherchant davantage à l’explorer qu’à s’en extraire. Personne n’y est en retard car plus personne n’a la notion du temps.
Je réintègre la fête, passe la porte de l’oubli, de moi-même et du sursaut d’existence qui ne peut mener qu’à l’angoisse. Les couleurs inondent mes yeux pour mieux les noyer. Ça chante, ça danse ; ça célèbre le grand autodafé de la Raison sur fond d’éclairs stroboscopiques.
Je m’insère dans la ronde de tous ces chapeliers fous qui m’invitent autant qu’ils me broient. Tout se frôle, tout se mêle, je suis happée et ne résiste pas. Je n’affronte rien, je ploie. Je ne m’oppose pas, je cède.
Qu’on fasse de moi ce qu’il faudra.
La musique me pénètre d’une seule vague, je tournoie, je ressens, j’exulte. En moi tout se fend, je la laisse me posséder, me délivrer. Elle est un maître ambigu asservissant sa captive d’une liberté morbide. Elle est la clé de cette brèche infime vers ce qu’il y a de plus instinctif en nous. Pulsion, séduction, prédation.
Manger ou être mangé.
Les relents du rythme réveillent en moi celle qui hurle au sauvage : tout mon être vibre d’un appel ancestral, de cette lutte des clans qui pousse chaque individu à être le meilleur ou à périr.
Le blond foncé au charisme sociopathe que j’avais laissé mariner quelques minutes plus tôt se révèle de nouveau à moi derrière un groupe compact de corps désincarnés. Ses yeux parlent pour lui : je ne suis pas une parmi tant d’autres, je suis celle qu’il veut. Sa motivation seule lui ouvre grand les portes de mon consentement. Il approche, marchant droit vers moi, sans osciller ni ciller. En un échange tacite, nous nous reconnaissons, comme deux âmes si proches dans leur vie antérieure qu’elles s’attirent sans jamais se parler ni se connaître.
Je lui souris d’une façon imperceptible pour lui signifier sa victoire : il est un poisson-ballon qui a prouvé par ses arabesques dessinées sur le sable des fonds marins qu’il a surpassé ses concurrents.
Quand il m’embrasse, je lui suis reconnaissante de n’avoir pas parlé. Une image, si fausse soit-elle, est préférable à certaines vérités. L’ignorance, les défauts de langage, les voix défaillantes, tout ce qui ruine un extérieur brillant, en somme.
Je me laisse harponner mais, il ne le sait pas encore, il n’est qu’une consolation, une vengeance, un prétexte freudien.
Je ne suis pas fidèle, je ne suis pas infidèle.
Mon blond foncé de ce soir-là n’est qu’une victime de plus, mais il aura colmaté l’affliction qu’était la mienne de me sentir si entourée mais si seule.
Je ne suis pas quelqu’un de bien.
J’ose l’avouer sans pour autant croire qu’il me faut changer ce que j’ai bâti puis trop vite emmuré. Pourtant, dans cette forteresse qui me paraissait infranchissable, un drame s’apprête à se jouer, un profond deuil : le mien.
Je suis sur le point de recevoir, sur mon téléphone, des messages écrits, de manière quotidienne, d’un anonyme qui souhaite le rester. Cet inconnu, par ses SMS aigres, belliqueux, mordants, escaladera bientôt mes fortifications d’un aplomb stupéfiant, détruisant sur son passage autant mes gardes que mes barricades. En un flot régulier de phrases acérées, cet anonyme va me détester, m’insulter, m’humilier, faire vaciller tous mes principes. Il n’agira que par opposition et dans un seul but : me voir m’effondrer.
Et je vais adorer cela.
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