Chapitre 4
Mon sachet de thé lutte contre la noyade mais en vain, ma touillette l’immerge aussitôt paru le bref espoir de refaire surface. Les remous infimes de ma tasse suffisent à hypnotiser mes yeux endoloris par le manque de sommeil.
J’ai passé ces trois derniers jours à inverser l’aube et le crépuscule, et c’est en ce lundi matin que mon corps se charge de me le faire payer.
Là, dans la salle de pause, mes paupières me pèsent tellement qu’elles semblent être en plein choc anaphylactique ; ma tête, quant à elle, penche seule, vacillant sur un tronc en plein affaissement. J’émets un bâillement bruyant, pile au moment où l’on arrive derrière moi :
— Hé, Charline, ça va ?
Cette voix qui brise ma sérénité narcotique ne peut avoir qu’un visage : Thomas Lascombes, mon patron. Son charisme n’est issu que de deux choses : sa position de chef et son homonymie avec un grand cru. Je lève des yeux blasés vers lui :
— Mon chat a vomi toute la nuit. Je suis très inquiète.
Crédible, suffisamment précis, absolument spontané : un mensonge en bonne et due forme. Pourquoi est-ce que je mens de façon aussi éhontée ? Parce que Thomas n’apprécierait pas la version honnête de mon temps libre.
Il jette un coup d’œil furtif à l’une de nos collègues devant son café, recroquevillée sur un coin de table comme une mama italienne éplorée par la perte fulgurante de son week-end, puis il pose une main sur mon épaule, la caressant du pouce d’une manière imperceptible.
— La réunion va commencer, se contente-t-il de m’annoncer.
L’entrée des conviés en salle de conférence se fait comme la montée des marches à Cannes : les yeux pétillent, les hanches ondulent, les sourires dardent leur éclat sur l’assemblée. En attendant le début de la séance, on se congratule, on se gargarise avec des idées piquées ici et là mais qu’on s’attribue comme en plein élan d’intelligence. En somme, on devient son propre faire-valoir.
— Charline, faites-moi l’honneur de vous asseoir à mes côtés.
L’homme qui vient de m’interpeler tapote la chaise vide qui jouxte la sienne. Ses cheveux grisonnants bouclent légèrement sur les tempes, comme les cheveux indociles d’un bébé après la sieste. Lorsqu’il sourit, ses yeux se plissent jusqu’à se fermer presque entièrement, lui conférant des airs de sage bouddhiste.
— Vous savez que vous me rendez nerveuse, lui réponds-je encore debout.
— Parce que je suis le patron de votre patron ?
— Parce que vous êtes son père.
— Jamais au travail.
Nous échangeons un regard entendu : il me connait déjà fort bien et sait que je lui résiste pour la forme. Guillaume Lascombes avoisine les soixante-dix ans mais, dans le domaine de l’édition littéraire, sa compétence et sa bienveillance n’ont jamais pâli. C’est un charmeur-né qui, loin d’être insupportable et collant, m’attendrit à chaque fois que je le croise.
— Alors, pour quelle raison est-ce que je vous impressionne ? insiste-t-il.
— Vous maniez les idées avec une telle prestance qu’on se sent rabaissé à vos côtés, lui confié-je en m’asseyant.
— Personne ne sait utiliser la parole aussi bien que vous, confesse-t-il en s’inclinant vers moi.
— Raison pour laquelle je me contente désormais de prendre des notes en réunion. Mes interventions n’étaient pas du goût de tout le monde…
— Mon fils ne vous malmène pas, j’espère ?
Je porte mon regard sur Thomas qui finit tout juste de répondre à son interlocuteur au moment où il relève les yeux vers moi. Comme toujours, sa nature enjôleuse se joue précisément des situations où d’autres nous entourent : le coin de ses lèvres s’étire et tout son faciès devient celui d’un prédateur qui tombe enfin sur son gibier.
— Non, émets-je enfin pour répondre à Guillaume sans quitter des yeux Thomas. Nous nous entendons bien.
— Vous aimez les hommes, Charline, n’est-ce pas ?
Je me détourne du fils pour le père : ses pupilles malicieuses me font un instant croire qu’il vient de lever le voile sur mon échange avec Thomas. Au cas où, je décide de contourner le sujet :
— Avec un petit h seulement.
— Que vous écartiez d’autres options me désole profondément.
— C’est comme ça.
— Est-ce l’espèce humaine ou une expérience malheureuse qui vous a désenchantée ?
— Les deux. À part égale.
Mon intonation est sèche. Il connaît mes limites, et donc les siennes à mon encontre. Mais il sait aussi que, contrairement à d’autres personnes intrusives, je ne me permets jamais l’affront de le rabrouer.
— Vous me semblez un petit oiseau dans le corps d’un aigle. J’aurais été de ces hommes à vouloir tout vous donner.
— Vous avez l’âge d’être mon grand-père, le taquiné-je.
— On ne se refait pas…
Comme à son habitude, il réussit à m’extorquer un sourire.
Autour de nous, les membres de notre équipe s’installent. Chaises qu’on déplace, carnets qu’on ouvre, manteaux qu’on ôte et qu’on dépose sur les dossiers. La réunion va commencer
Je chuchote presque :
— Vous savez que je vous apprécie beaucoup, M. Lascombes. Peut-être me redonnerez-vous espoir en l’espèce humaine, finalement.
— C’est le plus beau compliment qu’il m’ait été donné d’entendre.
Nous accueillons ce matin la stagiaire qui m’a été attribuée contre mon gré par Thomas sous couvert d’un prétexte philanthrope qui, selon ses dires, me ferait m’occuper de quelqu’un d’autre que moi.
Nous sommes invités à opérer le traditionnel tour de table et, quand vient mon tour, je sers la version socialement acceptable de mon identité, celle qui en jette, parce qu’on en est bien là, à vouloir éblouir pour asseoir sa position dominante.
— Charline Daguerret, trente-quatre ans, lectrice professionnelle et secrétaire d’édition au sein de notre illustre maison Hedera, célibataire sans enfant.
Voilà qui est fait, tous ceux qui ne me connaissaient pas pensent savoir qui je suis par la simple énonciation de ces critères aux airs de faux-semblants.
Peggy, vingt-deux ans, vient d’annoncer sa plus grande fierté : Master 2 Métiers de l’édition. Rien de significatif, rien de personnel.
— Cinq fois, s’exclame mon voisin en chuchotant contre ma joue. Cinq fois en trois minutes qu’elle utilise l’expression « du coup » !
Lascombes père est un nazi de la langue française : il ne tolère aucune faute d’emploi, pas même celles qui seraient dues à la fatigue ou à un accident vasculaire.
— Alors que subséquemment est tellement plus sensuel..., le charrié-je d’un œil de biche.
— Au moins autant que vous, chère Charline.
Je fais valoir ce que de droit à mon sexe féminin en minaudant avec cet homme qui sait tout autant que moi que ce jeu entre nous demeure une magnifique preuve de respect mutuel.
L’ordre du jour n’a pas le temps d’être énoncé que Perside, l’hôtesse d’accueil, vient en personne me chercher avec la discrétion d’un bousier sur une plaque verglacée : elle glisse jusqu’à moi, les épaules rentrées comme si ce réflexe pouvait la dissimuler aux yeux des autres.
— Charline, un homme demande à vous voir, en bas, à l’accueil.
— Qui ça ? m’enquiers-je un peu paniquée.
Je n’ai pas pour habitude de donner mon adresse personnelle ou professionnelle à mes conquêtes nocturnes, mais j’avoue redouter ce jour où, guidée par l’alcool, j’en raconterai trop sur moi.
— Il n’a rien dit d’autre, précise-t-elle.
Ma curiosité piquée, alliée au fait que cette réunion ainsi que le pedigree de ma stagiaire m’importent peu, je me lève sans plus tarder et file de près la petite hôtesse.
En effet, un homme en costume sombre patiente devant le bureau d’accueil du rez-de-chaussée. Il aurait dû couper ses sourcils aussi ras que ses cheveux pour éviter un tel déséquilibre pileux.
Je m’avance sans lui tendre la main :
— Je suis Charline Daguerret. Vous souhaitiez me voir ?
— Pas moi, mon patron. Suivez-moi.
Il n’attend pas mon assentiment et, vu son intonation glaciale, je détourne les yeux vers Perside qui pointe deux doigts devant ses yeux, signe qu’elle va nous surveiller pour vérifier qu’il ne m’arrive rien.
L’air extérieur est humide, le ciel bas et lourd. Les trottoirs sont encore jonchés des flaques héritées de la nuit. J’essaie de les esquiver d’un pas leste car mon interlocuteur avance vite. Cet étrange émissaire ne vérifie même pas que je suis bien derrière lui, il fonce, tourne au coin d’un immeuble pour descendre finalement vers un parking souterrain privatif.
Je remarque alors un homme épais qui n’a rien à faire là : il patiente, adossé à un pilier, faisant passer la colonne de béton pour une brindille. Il insuffle une dernière bouffée à ses poumons puis jette négligemment sa cigarette en plein milieu de l’allée avant de se diriger vers moi au moment où je passe la barrière du parking.
— Charline Daguerret ?
Malgré des R qui roulent sur sa langue avec un accent russe à peine effacé, la suavité qui s’échappe de son intonation donnerait des envies immédiates de damnation. Son regard d’un gris d’acier oscille entre son acolyte et moi, lui faisant comprendre qu’il doit s’éclipser pour nous laisser seuls. J’hésite un moment avant que des mots stupides prennent le pas sur une réflexion plus avisée :
— Nous avons rendez-vous ?
— Pas encore, susurre-t-il.
— Vous êtes monsieur … ?
— Kosloff.
Si les pensées qui se bousculent en moi demeurent silencieuses, mon visage doit en trahir une bonne moitié. La façon de procéder, l’intonation rigide, l’accent russe et ces iris bleuâtres d’un corps en décomposition dans les eaux frelatées d’une rivière, tout concourt à me faire froid dans le dos.
— Et, en quoi est-ce je peux vous aider ? demandé-je aussi poliment qu’un pitié !
Il sourit mais je n’arrive pas à déceler s’il se moque, s’il veut ma peau ou s’il me charme ; tous ses traits se combinent pour former un ensemble indistinct et, finalement, assez attirant.
— Vous possédez quelque chose qui m’intéresse.
Mes traits doivent se figer car tout son visage s’éclaire d’un amusement non feint.
Au même moment, une voiture entame la descente du parking, s’arrête quelques secondes devant nous le temps que la barrière se redresse, puis passe son chemin.
— Votre Mustang, précise Kosloff. Vous avez publié une annonce avant-hier soir.
Même si l’explication arrive enfin, ses méthodes me déplaisent :
— J’avais laissé un numéro où me joindre. Comment avez-vous su où me trouver ?
— De nos jours, pour peu qu’on soit perspicace, ce n’est plus très compliqué.
Je me ferme comme une huître, espérant que Perside veille bel et bien sur moi.
— Charline, reprend-il, ma venue en France se justifie par de nombreuses affaires à régler. Vous, vous constituez ma pause plaisir.
Devant mes yeux interloqués, il sourit plus franchement : cette expression lui fait perdre tout le bénéfice du mystère qu’il avait mis en scène sur son visage. Ses lèvres fendues en un large sourire lui confèrent un air assez idiot.
— Je voulais parler affaires avec vous, mais j’avoue que vous rencontrer fait dévier mon objectif de sa trajectoire.
De quoi diable est-il en train de parler ?
— Accepteriez-vous de dîner avec moi samedi soir prochain ?
— Pardon ?
— Votre voiture est un petit bijou : je suis le client qui répond à votre annonce. Quoi de mieux pour en discuter que se retrouver autour d’une bonne tablée ? Je sais, les françaises sont prudes, je parais peut-être grossier, je m’en excuse. Les russes ont une fâcheuse tendance à être directs, franchise qui me fait dire que je serais extrêmement courroucé si, d’ici samedi, vous traitiez avec un autre acheteur que moi. Je veux l’exclusivité, Charline.
Ses références nationales me semblent quelque peu biaisées mais je n’ose le lui faire remarquer, tout comme je ne conçois pas lui refuser quoi que ce soit au risque que mon corps soit retrouvé dans la journée sur ce parking avec une trace de pneu dans le dos.
Je voulais vendre cette voiture, non ?
Alors, j’accepte.
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