Chapitre II - Le bal du Cygne (1/4)
Huit heures, dix minutes. La bouche pâteuse, je déglutie et chasse le filet de bave qui s'est niché à la commissure de mes lèvres. Des doigts resserrent possessivement l'étreinte autour de mes cheveux. Aïe.
- Noah, tu me fais mal. Pousse-toi.
L'envahisseur est âgé de six ans. La bouche grande ouverte et le visage semi couvert par les oreilles de sa peluche, le petit garçon ne réagi pas et sa respiration souffle mon visage. Sa jambe écrase ma hanche et, au bord du lit, j'ose à peine bouger de peur de tomber.
Un faisceau lumineux éclaire faiblement la pénombre et me laisse deviner la levée tardive du soleil. Posant un pied au sol, je parviens à me traîner jusqu'à la fenêtre. Derrière les lourds rideaux blancs, à l'extérieur, des cours d'eau jonchent les trottoirs goudronnés du quartier et ce sont des ruisseaux qui s'écoulent dans les grilles d'égouts. Les lampadaires, encore allumés, égouttent sur les voitures stationnées plus bas.
Dans la maison, le réveil se fait progressif. L'odeur du café chaud se propage dans les pièces à l'instar de celle du pain grillé. Comme alerté, Jackson dévale les escaliers au pas de course, m'arrachant la tasse de café que je portais à mes lèvres afin d'y voler une gorgée et de poursuivre son jogging matinal à l'extérieur, un air idiot sur le visage.
- C'est nouveau, ça ? lance une voix grave à l'encadrement de la cuisine. Qu'est-ce qui l'a piqué ce môme ?
Mon père, un bonnet enfoncé sur le crâne, le nez rouge et le journal sous le bras, me regarde interloqué. Je gesticule sur ma chaise et repose mon attention sur l'écran de l'ordinateur ouvert plus tôt.
- Qui, tu veux dire.
Un rire amusé lui échappe avant qu'il ne dépose un baiser sur ma tempe.
- Comment c'était hier ? souffle-t-il en s'asseyant sur la chaise voisine à la mienne, quittant son imperméable. Il y a eu un soucis avec la voiture ?
Le sujet m'immobilise un court instant. J'avais totalement oublié cet épisode.
- Oui. J'ai oublié de t'en parler hier... avouais-je, honteuse, avant de me lever pour lui servir une tasse de café. J'ai du percuter quelque chose mais je n'ai pas vu quoi. Je suis désolée.
Sans quitter son journal des yeux, il affiche une moue moqueuse.
- Encore quelque chose que tu tiens de ta mère.
Cette réflexion, plus proche du compliment que du reproche, lui cause un coup que je lui assène à l'épaule, et qui lui fait simuler une douleur insoutenable. Ces moments de complicité entre père et fille sont rares entre la gestion du restaurant, le travail à la maison, les cours et les garçons à tenir. Ils n'en sont donc que plus précieux.
- J'ai demandé à Aiden de passer ce matin. Pour la voiture.
Ces deux phrases sont entrecoupées par une quinte de toux pourtant soignée qui ne manque pas de m'inquiéter. Il n'était pas rare de l'entendre tousser mais je trouvais la fréquence rapprochée.
- Tu tousses beaucoup trop. Tu devrais retourner chez le médecin... et arrêter de fumer.
Le sujet était un terrain miné sur lequel il était difficile de s'aventurer. Lui comme moi avions tendance à nous ignorer lorsque nous tombions malades, trop épris par notre sens des responsabilités. A tord. La mine exaspérée, nous nous jugions du regard.
C'est finalement l'arrivée de Paul, emboîtée par celle de Noah sur le dos d'Ethan, qui temporisa la situation. Mon père avait profité de l'animation ambiante pour se dérober. Quant à moi, j'étais noyée sous les sollicitations. Les plus petits étaient d'une humeur ronchonne, provoquant deux bagarres et des scènes de pleurs en un temps record, ce qui avait fait fuir le plus grand des trois à vélo.
- Gabriela ?
Tenant Noah d'une main et Paul de la seconde, je sursaute et me retourne en direction de la voix. Surprise, je ne m'aperçois même pas de la fuite de mes frères dans le salon. En face de moi, les mains dans les poches de son jean troué, se trouve Aiden.
Aiden Miller est âgé d'une vingtaine d'années. Il est issu d'une famille modeste lui aussi, d'un père plombier et d'une mère secrétaire. Nous nous connaissons depuis l'enfance, mais plus âgé, c'est de sa petite sœur dont je suis le plus proche, Rachel. Plutôt blond et à l'allure sportive, c'est le petit garçon bien sage de la famille. C'est un « gentil gars » comme aime le dire mon père.
- Bonjour, Aiden. Un café ?
Je lui souris timidement mais n'obtiens aucune réaction de sa part. Ses yeux noisettes se perdent maladroitement sur mes jambes dénudées, ce qui ne manque pas de lui faire perdre de son assurance lorsque ses yeux vinrent recroiser les miens, une fois mon peignoir réajusté.
- Heu... Je... Ouais, ouais. Merci, Gab.
Je l'invite à s'asseoir d'un signe de tête, ce qu'il accepte.
- Thomas m'a dit que tu avais décroché une bourse. Je suppose que ça veut dire que tu as de bonnes notes. Il est très fier de toi, tu sais ?
Je pince les lèvres. Je suppose que ne pas tarir d'éloges sur son enfant est une chose propre à chaque parent.
- Je me débrouille...
- Tu es modeste. Tu l'a toujours été.
Ses yeux sont d'une sincérité touchante.
- Tu cours toujours ? Je vois souvent Jackson mais ça fait longtemps que je ne t'ai pas vue.
- Je cours assez après les garçons comme ça, dis-je du tac au tac en grimaçant. C'est vrai que la dernière fois remonte à assez loin. Bientôt, peut-être. Avec les cours d'été, je vais pouvoir terminer l'année en avance. Du coup, j'aurai un peu plus de temps pour moi.
Il hoche la tête, entendu et fait tournoyer son mug, songeur. Une ride se niche entre ses sourcils.
- Quand tu dis courir après les garçons... Tu parles de tes frères ?
J'écarquille les yeux, surprise par cette question et par son ambiguïté.
- Oui, évidemment !
Aiden se redresse alors légèrement sur sa chaise, se grattant la tête.
- Et... tu as un petit-ami, actuellement ?
Je reste stoïque puis secoue négativement la tête, écarlate.
- Non. Je... Non.
La discussion devient gênante. Le sujet de l'amour, bien que souvent évoqué par Alyssa, est un domaine qui m'est totalement inconnu. Pas de petit-ami, encore moins d'ex petit-ami. Je préfère changer de sujet.
- Dis-moi. Tu penses que Rachel pourrait me remplacer ce soir ?
La réponse ne se fait pas attendre et Aiden se propose même de me remplacer. J'accepte. Rachel sert régulièrement après le lycée, mais avant, c'était son grand frère durant des années avant qu'il n'obtienne son diplôme.
Nos échanges se sont finalement écourtés et nous avons regagné nos tâches respectives chacun de notre côté. Plus de peur que de mal pour la voiture qui n'en ressort qu'avec une tôle froissée par endroits, quelques rayures et un feu à changer. Parfait pour cet après-midi.
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