Alicia, le printemps de la Terre (2)
Alicia est native depuis toujours d’Arratzola, cette petite commune rurale qu’il avait choisie, nichée au cœur du massif Antobo en Biscaye. Un bel endroit, montagnard et fragile.
Alicia habite plus haut dans l’alpage, une combe ensoleillée où d’anciens parcours à mouton s’étagent en bocages bordés de murets, de pruneliers et d’aubépines. Un espace pastoral ouvert, d’une beauté âpre et un peu rêche, complanté de vieux chênes et de buis envahissants. A l’est, une falaise ocre barre l’horizon, au nord les pins dévalent un tertre rocheux vers le col d’herbes sèches où s’adosse le hameau. Lieu et instant de paix, propice à l’amour du vieil homme.
Elle lui expliqua un jour, quelque chose que son cœur avait ressenti jusqu’à la brulure : c’est que lorsqu’on commence à posséder, on conjugue forcément le verbe AVOIR, tandis que lorsque on a rien, on conjugue le verbe RECEVOIR. Et cette simple image qui se promène dans les hautes régions de la conscience, suffit à changer notre attitude face à la vie, et surtout notre disponibilité intérieure. Alicia avait tout à recevoir parce qu’elle voulait tout donner : son sourire, son temps, son amour de la vie. Elle ne peut s’empêcher de penser que lorsque l’amour fait le premier pas, on peut être sûr que c’est lui qui aura le dernier mot !
Alicia était revenue cultiver les terres laissées en abandon par sa mère, après une vie citadine excitante, épuisante et parfois lascive. Elle avait eu des amants, des rencontres de passage, des rencontres pas sages qui l’avaient laissée un peu déboussolée.
1988, Paris, quartier Latin, Alicia top model. Le photographe tourne autour du modèle, clic-clac, la femme offerte à l’objectif, docile aux ordres du photographe : « Lève la tête nom de Dieu ! Regarde-moi ! Oui, comme ça. Parfait ! Laisse-toi aller… ». Il se concentre sur l’image, son souffle se fait plus court, plus fort, comme un amant sur le point de jouir. La femme n’existe plus. Elle existera plus tard, pour un clip vidéo, lorsqu’il l’emmènera en Mer du Nord. Scène lumineuse : il porte un pull marin qui le rend plus accessible que ses austères costumes noirs. Tous deux courent sur la plage, il saisit des algues ruisselantes, les passe en riant autour du cou d’Alicia. Colliers d’iode et d’embruns. Il l’embrasse, ils sont amoureux. Alicia fixe les yeux de l’acteur, liquides, verts glacés, un étang sauvage au petit matin. Elle mémorise sa façon de regarder par en dessous, de transpercer l’autre et de rendre noires ses prunelles vertes. Elle est bouleversée par son visage fin, triangulaire, buté, par sa voix obstinée qui répète : « ça va être du gâchis, tu ne peux pas m’aimer, tu vas être malheureuse… » et son envie de lui, fulgurante.
1998, le Caffé Camparino dans la galleria Vittorio Emanuele di Milano. Alicia retrouve son amour du moment dans ce café bruyant. Il lui caresse les cheveux, lui répète qu’elle est belle, trouve des mots qu’on ne lui a jamais dits. Cet homme l’émeut. Elle se souvient de leur première nuit, de ses épaules très musclées qui l’avaient étonnée, alors qu’habillé, il avait une carrure d’adolescent. Elle aimait qu’il lui téléphone tous les jours, pour sa voix grave qui l’atteignait au plus profond d’elle-même, comme une caresse très intime.
L’homme contempla les portraits de La Callas et d’autres célébrités ayant fait la renommée du Caffé.
Il fait chaud, dit-il. Si on allait à la mer ?
C’était aussi pour cela qu’elle était folle de lui. Pour cette capacité à décider de parcourir avec elle deux cents kilomètres, comme ça, en trois minutes, à la fin d’une journée de travail, de stress, de bruits, de poussières…
- On se lèvera tôt demain, et on sera à l’heure au boulot.
- On ne se couchera pas, répliqua-t-elle, ou plutôt, on ne dormira pas !
Il sourit. Il l’aimait pour cette faculté à entrer dans ses caprices avec humour. Pour son désir en braises que le moindre souffle attisait. Pour son sourire si tendre qu’il en était ému aux larmes. Il n’avait pas l’habitude d’être amoureux et trouvait cela étonnant. Il n’avait plus peur d’être ridicule en l’aimant.
Ils arrivent au bord de la mer alors que la nuit est tombée. Des nuages voilent la lune, laissant filtrer sur la plage une lumière laiteuse. Alicia sort de la voiture, s’élance sur le sable. Brusquement, elle se baisse, délace ses chaussures, retire sa robe. Il la regarde s’éloigner en petite culotte sous la pâle clarté du ciel et se déshabille à son tour, avant de courir à sa poursuite. Elle voit un faune musclé la dépasser, revenir sur ses pas, la prendre par la main et l’entrainer vers les premières vagues. Ensemble, ils plongent dans le flot juste assez frais pour qu’ils frissonnent. Plus tard, en ressortant, il la serre dans ses bras et ramasse sur un rocher une laminaire ruisselante qu’il lui passe autour du cou. Collier d’iode et d’embruns. Il l’embrasse, ils sont amoureux. Impression fugace d’avoir déjà vécu cette scène. Cette algue séchée, durcie, l’accompagnera quinze ans dans tous ses appartements. Ses amants successifs s’en étonneront : « qu’est-ce que c’est que cette horreur accrochée au mur ? » elle leur répondra d’un sourire énigmatique.
2008, un restaurant enfumé de Madrid. L’homme s’incline devant Alicia : « Puis-je m’asseoir à votre table ? Il y a tant de monde, c’est la seule place qu’on m’ait proposée. » Elle accepte, continue de manger les churros que le serveur vient de lui apporter. L’homme, par courtoisie, essaie d’engager la conversation ; elle lève des yeux polis vers lui. Il a un regard de myope, vert liquide comme un étang embrumé certains matins d’hiver. Depuis vingt ans, elle n’y a jamais résisté, sans trop savoir pourquoi. L’homme la regarde par en dessous, il a l’art de rendre ses prunelles noires lorsque la discussion s’anime. Elle note sa peau mate, sûrement très douce, son visage triangulaire, une nervosité gauche dans le geste et la voix. Bien sûr, il lui offre un café et un alcool en fin de repas. Lui propose de faire quelques pas dans le jardin public voisin dont les allées de tilleuls sont le plus souvent désertes. Ils marchent en silence, elle le regarde à la dérobée en se demandant pourquoi cet homme lui est si familier. A la croisée des tilleuls, il se tourne brusquement vers elle, l’adosse au tronc d’un arbre et l’embrasse. Son baiser est parfait. Ils marchent encore quelques pas, puis l’enlace à nouveau. Il sait prendre ses lèvres, juste comme il faut, s’y promener avec sensualité, sans gloutonnerie. Sa langue est curieuse, hardie mais fine. Alicia déteste les baisers trop mouillés, les langues visqueuses et molles qui lui donnent l’impression d’être débarbouillée comme un jeune chiot par une mère bouledogue, ou pire, celles qui s’insinuent dans le creux de son oreille, parce que ces messieurs ont lu quelque part qu’il s’agit d’une zone érogène…
C’est au premier baiser qu’Alicia anticipe son désir. Avec cet homme, elle se sait déjà perdue, éperdue. Il l’embrasse une troisième fois, puis appuie sa tête contre son front en murmurant : « Non, il ne faut pas ! Je vais t’aimer, on va s’aimer et tu seras malheureuse. Il y a quelque chose en moi qui ne peux pas… »
Les chèvres et les poneys sauvages qu’elle élevait sur ces hautes terres d’Antobo avaient rassemblé les morceaux épars d’Alicia et l’avaient remise droite. La terre comme les bêtes sont exigeantes. Elle avait besoin de s’insérer dans une nouvelle peau pour donner un sens à son chaos. Il faut dire que dans cet univers, tout est possible, la beauté, la violence et même le chaos, puisque toutes les outrances de la nature dépassent souvent les excès de l’imaginaire. Mais la beauté…
La beauté n’est pas un simple critère d’esthétique. Elle se vit, se savoure comme une émotion pure. Les instants de beauté tiennent leur grâce de leur fragilité, et leur force de leur caractère vulnérable. S’ils sont éphémères par nature, ceux sont eux qui, mis bout à bout, donnent du sens à notre existence en éternisant tout ce qui est marqué du sceau de la beauté, en d’autres mots tout ce qui est vécu avec amour.
Ils se sont installés là-haut, Alicia et lui. Alors le temps s’est arrêté, dans le printemps de cette nouvelle vie ; et comme ce qui est pluriel est imparfait, il fallut chercher l’unique. Appelons donc cela la grande vacance – au singulier. Entendez par là cet espace de liberté qu’on prend le luxe de s’octroyer de temps à autre entre soi et soi. Nous sommes disponibles pas seulement parce que notre emploi du temps nous l’autorise, mais parce que notre état d’esprit y consent. C’est de disponibilité intérieure qu’il s’agit.
Il est midi au soleil, et c’est le soleil du grand sud et des grandes chaleurs. Tout est ralenti, tout se tait. La nature elle-même semble en panne. Pas le moindre bruit alentour. Le temps est suspendu. Les volets tirés abritent les bienheureuses siestes enfantines, ces sommeils du temps du soleil. Alicia et le vieil homme sont restés dehors, dans l’intimité du tilleul et de son ombre généreuse. Ils sont entre paresse et expectative, indécis, disponible au fond. Ils s’allongent dans l’herbe. Cela sent le foin, le pollen et l’été. Les bras croisés derrière la nuque, ils plongent dans un monde inversé : l’immensité océane a investi la voûte céleste, tandis que de voluptueux nuages occupent leur place au soleil dans des langueurs toutes tropicales. La somnolence s’installe en eux comme un gros chat qui s’étire, les yeux déjà retranchés derrière les fines meurtrières du sommeil. Le temps est long. Pour une fois, ils ont l’impression d’avoir l’éternité devant eux. L’infini de surcroît. Ils ne sont pas assoupis ; seulement dans cette phase de veille où la conscience est pure, dégagée de toutes les brumes de l’égarement. Ce n’est pas qu’ils se sentent vaincus, ce serait plutôt, quelque chose qui grandit en eux à mesure qu’ils se retirent du monde. Les yeux clos, les voilà émigrés dans un lieu imprenable, une citadelle de félicité. Les voilà saisis par le regard et la caresse indicible. Ils reviennent à la toute-puissance de la confiance, les prodigieuses étendues des premiers temps de leur enfance. Ils découvrent une immense bienveillance maternelle, quelque chose d’incommensurable venu de l’enfance du monde. C’est tout le ciel qui vient veiller sur eux, du début du soleil à la fin du sommeil, de consentir pour eux à entremêler les parfums de midi et de minuit, la fraîcheur de l’ombre et l’éblouissante prodigalité de la lumière. La confiance leur apparait clairement comme la langue maternelle de l’amour. Quelque chose s’ouvre en eux pour accueillir un déluge de lumière ; leurs yeux s’ouvrent. Pas un bruit, pas le moindre frémissement, juste l’infime murmure des frondaisons qui se transmettent les confidences de la sève.
Alors, ils se souviendront de cette chaleur maternelle qui enveloppe le monde jusqu’aux creux des solitudes quand le regard est inapaisé et que le cœur a froid. Ils en ressentiront la fraicheur réparatrice, comme un baume chargé de tous les bienfaits.
Plus tard, ce fut des années plus tard, mais elles passèrent comme un rêve. Il ne se souvint pas qu’elles passent seulement ; ils allaient au jour le jour, comme ils pouvaient, au jour le jour, navigant à vue, mais certainement vers l’avenir.
Son regard attentif à elle se tissait de plus de temps, de plus de scènes, de plus d’images d’elle. Il voulut les saisir encore une fois. Revenir à la pure source du bonheur. Elle disait :
- Il y a beaucoup de gens affreux dans le monde.
Et il répondait :
- Il y a aussi des merveilleux, tu sais ?
Il essayait de trouver des raisons de ne pas désespérer de ce monde dans lequel il l’avait placée, et dont elle lui donnait des raisons de ne pas désespérer.
Ce fut plus tard, des années plus tard ou peut-être seulement quelques jours plus tard, à peine le lendemain, mais qu’importe - faut-il marquer, indexer, archiver compulsivement ? Ce fut un peu plus tard sa grâce intacte. Toujours intacte.
Il a dit reposons nous près de cet arbre, à son ombre, peut-être trouverons nous notre chemin après ce temps de repos ? Il a dit nous sommes perdus mais nos cœurs ne sont pas morts. Il parlait doucement et le vent emportait ses paroles sur la terre sèche. Il nous faut marcher encore vers le nord, vers l'étoile polaire, le vent nous portera quand la fatigue sera trop forte. Il ne faut plus fuir les fantômes de la peur, nous ne savons rien de demain, prenons le doute comme compagnon, allons jusqu'au prochain oasis nous abreuver du chant de l'eau, du rire des étoiles, de la couleur de l'espoir, trouver des mots en soi pour ne pas perdre la raison. Écrivons dans le sable avec nos doigts pour ne pas mourir. Alors l’homme esquissa un sourire :
Few ! Comme un chien fou, ivre de courses et de forêts… Maintenant ta chevelure flamboie par la lumière filtrée du feuillage. De ton souffle entre mes silences qui en disent long sur mes sensations, comme mille délices, mille ruptures à me couper la gorge, jusqu'à la poussée de la fièvre : j’ai cédé.
Ton cœur bat follement, tes mains moites s’appuient très délicatement sur ma poitrine et tout mon esprit est au tronc d’un arbre : je suis paralysée, tu avances, et ce parfum mêlé à celui du sous-bois m’enivre.
La fatigue ombrait leurs yeux. Tous deux étaient gorgés de grand air et d’espace. Ils se couchèrent plus tôt qu’à l’ordinaire. La nuit s’ouvre, absente, indécente, incendiaire, muse et inaccessible beauté. Elle se lova contre lui, la main contre son sexe endormi. Il glissa sa cuisse entre ses jambes à elle et murmura d’une voix ensommeillée :
- J’aime ce contact sensuel.
Elle nicha son visage contre son aisselle dont elle respira les effluves très doux. Elle aimait son odeur. Son odeur l’émouvait.
Ensemble, ils traversèrent la nuit. Une ou deux fois il se retourna, changea de position, mais toujours leurs deux corps ré-harmonisaient leurs courbes. Elle avait le sommeil léger, chaque mouvement de l’homme la réveillait et elle le regardait alors tâtonner les yeux fermés à la recherche de sa peau. Elle l’écoutait respirer et s’étonnait que le souffle de cet homme lui procurât une telle plénitude. Il dormait sur le côté droit, la main à plat entre sa tête et l’oreiller, paisible. Elle se sentait légère près de lui, les meubles de la chambre eux-mêmes prenaient dans la pénombre une immatérialité de nuages. Du bout de l’index, elle suivait doucement la ligne du corps de son amant en prenant garde de ne pas le réveiller. Ce toucher si ténu lui donnait envie de se fondre en lui. Alors, avec d’infinies précautions, elle se rapprochait de son dos jusqu’à ce que leurs peaux fussent totalement en contact et là, elle fermait les yeux pour mieux écouter le dialogue muet de leur osmose. C’était un instant de bonheur inouï, une quintessence de sensualité qui reléguait très loin les acrobaties érotiques.
Au réveil il lui sourit :
- Ce fut une nuit tendresse.
Il n’avait jamais prononcé ces mots devant elle jusqu’à présent, et elle en fut plus émue que par une déclaration. Elle voulut rendre hommage à ces petits morceaux de lui qu’elle observait dans la journée tandis qu’il s’activait. Elle caressa sa nuque, ses épaules et ses bras, dessina le contour de ses paumes et chacun de ses doigts, sans se presser. Elle ne s’en lassait pas, pas plus qu’un lever de soleil sur le désert ou d’un crépuscule sur la mer.
Un soir, sous le tilleul de la terrasse dominant la vallée, sirotant un vino verde agrémenté de quelques tapas, elle lui demanda :
- Que feras-tu, maintenant que tu es à la retraite ?
- Chercheur ! Chercher mes lunettes, ma canne, les clés du paradis… et ce soir, pourquoi pas chercher la lune, à t’offrir ?
- … !
- Sinon, j’aurais pu t’écrire, parce que la phrase est belle et qu’elle s’y prête, que « l’ombre d’un tilleul qui embaume dans la fin du jour, c'est un ravissement qui s'imprime en nous de manière indélébile et, au creux de notre joie d'exister, elle trace un sillon de bonheur que la douceur d'un soir de juillet à elle seule ne saurait expliquer ».
Dehors, il y a les plaintes et les plaies ouvertes, il y a les plis du vent sur les sillons, il y a les chemins qui se perdent. Paupières closes, au rebord de soi, le regard coule jusqu'aux franges bleues, la main serre la clé, la clé du cœur... il est si tard déjà. L'essor silencieux de la lumière dit et redit encore et toujours que vivre n'est rien d'autre qu'aimer.
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